Un sens à ma vie – avec Teilhard de Chardin

Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), un père jésuite français, est connu tout à la fois pour le développement d’une théologie originale et pour avoir poursuivi une carrière éminente de géologue et de paléontologue ; il était en particulier spécialiste reconnu des origines de l’homme. Homme de foi et homme de science, il présente une vision audacieuse de l’Évolution qui réconcilie foi et raison et qui dépasse la signification, trop restreinte à son sens, que lui confère Darwin. Teilhard laissera derrière lui une œuvre abondante, livres, lettres et articles qui ne sera publiée qu’après son décès en 1955 en raison d’un interdit prononcé par ses supérieurs religieux, et auquel il s’est toujours tenu. Sa vision chrétienne de l’évolution, articulée dans un langage pas toujours aisé à saisir, irradiera cependant la vie de l’Église, notamment lors du Concile Vatican II, et trouvera une reconnaissance tardive chez le pape Jean-Paul II et ses successeurs.

Avec Un sens à ma vie, un petit ouvrage publié en 2019, les trois auteurs, Chantal Amouroux, Jacqueline Barthes et Dominica Behaghel, présentent la pensée de Chardin en une langue claire, élégante et précise qui vise à rendre accessible la pensée de Teilhard à un large public ; aussi, dans ce but didactique, fournissent-elles au lecteur un dictionnaire « français-Teilhard » en annexe de leur ouvrage.

Les auteurs présentent leur ouvrage en huit petits chapitres, tous organisés de la même manière : un résumé d’une page, un développement et enfin des citations de Teilhard en rapport avec le thème abordé dans le chapitre.

Le titre de leur livre, Un sens à ma vie, emmène d’entrée de jeu le lecteur dans la pensée de Teilhard car sens ici signifie non seulement signification mais aussi direction. En effet, Teilhard s’appuiera sur la théorie du Big Bang [1] et décrira un univers non pas figé mais en évolution. Loin de réduire l’Évolution à une sélection naturelle, Teilhard la décrit comme le processus, fondamental et irréversible, par lequel l’Esprit se dévoile dans la Matière. Avec l’apparition de l’Homme sur terre, l’Évolution devient conscience car si l’animal sait, seul l’Homme sait qu’il sait.

Si l’approche développée par Teilhard, selon ses propres mots, de christifier l’Évolution est originale en soi, celle qui consiste à y inclure les éléments proprement chrétiens que sont l’Eucharistie, le péché originel, la mort et la Résurrection le sont davantage encore. Plus qu’une simple inclusion et même d’une réconciliation avec la science, c’est là que Teilhard voit le sens même de l’Évolution, qui est de mener l’Homme à un point oméga [2] et de le réconcilier avec le Christ ressuscité. Soulignons aussi toute la valeur qu’il octroie à la femme et plus encore au mystère féminin, dont les trois auteurs sont à la fois les témoins et l’expression.

De son vivant, les supérieurs de Teilhard l’ont tenu pour suspect de panthéisme et, méfiants, l’ont frappé d’un interdit de publication. Mais l’histoire de l’Église résonne souvent de ces paroles qui donnent du fruit par-delà la mort, à telle enseigne qu’on peut y voir une marque de la communion des saints. La pensée de Teilhard est désormais d’une brulante actualité, non seulement pour traiter des rapports à la foi mais aussi des rapports à la Création (écologie) et aux autres religions (œcuménisme).

Alors qu’on commémore ces jours-ci le cinquième anniversaire de la parution de l’encyclique Laudato si, Un sens à ma vie arrive donc à point nommé pour permettre à un large public de se familiariser avec la pensée d’un homme visionnaire et, surtout, de s’en nourrir au sein de l’Église comme en dehors.

 

[1] On doit cette théorie de l’origine de l’univers à un prêtre belge, le chanoine Lemaître (1894-1966), professeur à l’Université catholique de Louvain.

[2] Ce concept de point oméga s’appuie du verset 13 du chapitre XIII du livre de l’Apocalypse : Je suis l’alpha et l’oméga, le premier et le dernier, le commencement et la fin.

 

Chantal Amouroux, Jacqueline Barthes, Dominica Behaghel, Un sens à ma vie – avec Pierre Teilhard de Chardin, Chronique Sociale, 185 p.

www.teilhard.fr

Sergio de Mello, du documentaire au biopic

Sergio Vieira de Mello était le Représentant Spécial du Secrétaire Général des Nations-Unies lorsqu’il fut tué lors d’un attentat à la voiture piégée le 19 août 2003. Que peut-on dire à son propos qui n’ait déjà été écrit, enregistré ou filmé ? Ce qui est certain c’est que le biopic Sergio réalisé par Greg Baker et distribué par Netflix ces derniers temps n’apporte pas de réponse nouvelle à cette question.

Le film souffre non seulement de la difficulté propre au genre, qui est de raconter une histoire dont le spectateur connaît déjà la fin mais il s’appuie en outre sur un documentaire réalisé par le même Greg Baker en 2009 et qui lui-même se fonde sur la biographie que Samantha Power [1] avait rédigée. Comment s’y prendre dès lors pour transformer un docu d’une heure en un biopic de deux heures ? Et bien c’est simple, le second fait abondamment appel au premier, on y ajoute des images d’archives et quelques scènes où Sergio de Mello danse la samba sous les cocotiers en compagnie de sa nouvelle compagne, Carolina Larriera, alors qu’il occupe les fonctions d’Administrateur du territoire de Timor-Leste. Tout cela tombe lamentablement à plat.

C’est regrettable car la personnalité exceptionnelle de de Mello n’apparaît guère dans le film tandis que les circonstances dramatiques de sa mort manquent, comment dire, d’intensité dramatique.

Car de Mello est une star. Fils de diplomate, ancien élève comme La Ligne Claire du Lycée Chateaubriand à Rome, il monte sur les barricades de la Sorbonne en mai 68 avant d’entamer une carrière aux Nations-Unies qui se révèlera brillante. Élégant, homme à femmes, intellectuel engagé sur le terrain, il apparaît comme un croisement entre James Bond et Bobby Kennedy. Ambitieux, énergique, un leader naturel, il est sur tous les fronts là où sont présentes les Nations-Unies, au Soudan, au Cambodge, en Yougoslavie, partout où surgissent des conflits et où souffrent des hommes. Habile négociateur, charmeur, aussi à l’aise avec les chefs d’Etat qu’avec des criminels de guerre, il est l’homme, le seul homme même capable de déminer les grands problèmes de l’heure. Ses succès lui valent de rencontrer tous les grands de ce monde et de recueillir toutes les attentions qui flattent son amour-propre ; lors de son oraison funèbre, Kofi Annan dira de lui qu’il était le seul employé des Nations-Unies que tous connaissaient sous son seul prénom, Sergio. George Clooney de la diplomatie mondiale, oui Sergio de Mello était une star dont le film ne donne qu’une pâle image.

Lorsqu’il est nommé à Bagdad en 2003, il a pour souci principal d’assurer la reconstruction du pays que la récente invasion américaine vient de disloquer. Contraint par la force des choses de collaborer avec les forces d’occupation, il s’efforce de prendre ses distances à leur égard mais est néanmoins perçu sur place comme l’agent des États-Unis. C’est à ce titre qu’Al Qaeda perpétrera son attentat le 19 août et si de Mello compte assurément parmi les 22 victimes décédées lors de l’attentat, il en est sans doute la cible.

A la suite de l’explosion, de Mello et son collaborateur Gil Loescher se retrouvent gravement blessés mais vivants, écrasés sous des blocs de béton. Deux soldats américains les repèrent et leur viennent en aide à mains nues. L’un d’eux, sapeur-pompier dans le civil, leur demande s’ils veulent prier avec lui. « Oui » dit Loescher ; « non » répond de Mello. Le soldat ne poursuit pas de but missionnaire mais il sait d’expérience l’importance de détourner l’attention des victimes de leurs souffrances du moment. Toujours est-il que de Mello refuse. En veut-il à Dieu à cet instant-là, assiste-t-on à une scène similaire à celle qui se déroule entre la Statue du Commandeur et Don Giovanni, de Mello ne croit-il tout simplement pas en Dieu ? Le biopic n’explore pas du tout ces moments d’angoisse. Alors que les secours tardent [2], les soldats expliquent à Loescher que, pour le tirer d’affaire, ils devront lui scier les jambes. Loescher accepte, les soldats le hissent hors des décombres et l’emmènent ; lorsqu’ils reviennent, de Mello est mort. Dans le documentaire de 2019, l’un des deux soldats déclare que de Mello les a laissés tomber, alors que c’est lui la victime. Le militaire laisse entendre par là que, contrairement à Loescher qui tient à la vie au prix de ses deux jambes, de Mello s’était refusé de croire en la possibilité d’un miracle. Ces propos résonnent de manière choquante aux oreilles de La Ligne Claire, alors que Sergio de Mello gisait en agonie sous des tonnes de débris, mais ils auraient certes fourni la matière au tournage d’un film véritablement dramatique.

 

Sergio de Mello repose au Cimetière des Rois à Genève, siège européen des Nations-Unies.

 

 

[1] Plus tard, Power occupera le poste d’ambassadrice des Etats-Unis auprès des Nations-Unies de 2013 à 2017

[2] Power suggère que les autorités américaines n’ont pas fait montre d’un zèle excessif pour acheminer du matériel de déblaiement.

Unorthodox

Toujours confinée, La Ligne Claire a suivi avec intérêt la mini-série Unorthodox, qui, inspirée par le livre témoignage de Deborah Feldman [1], raconte l’histoire de la jeune Esty Shapiro. Tout juste enceinte, Esty quitte son mari Yanky qu’elle avait épousé dans le cadre d’un mariage arrangé, ainsi que toute sa communauté de juifs hassidiques du quartier de Williamsburg à Brooklyn pour trouver refuge à Berlin ; elle y est accueillie par les membres d’une académie de musique pour jeunes où, aux côtés de juifs hétéros, elle trouve aussi des arabes et des homos que jamais on ne rencontre à Williamsburg.

Si les scènes qui décrivent la vie à Williamsburg correspondent à ce qu’a effectivement pu connaître Feldman, les aventures d’Etsy à Berlin relèvent de la fiction et pourtant sonnent tout à fait juste. L’illustration de la vie et des rituels de la communauté hassidique de Brooklyn, les costumes et surtout les dialogues en yiddish, autrefois la lingua franca des Juifs de la Mitteleuropa, tout cela confère à la série une grande puissance de conviction. Les rôles respectifs d’Etsy et de son mari Yanky sont portés à l’écran de manière tout à fait remarquable par Shira Haas et Amit Rahav, deux acteurs israéliens tandis que la silhouette fluette de Haas vient souligner la fragilité de l’individu face à la communauté.

Trois séquences remarquables viennent rythmer la série. Dans la première, Etsy se dénude et se soumet à un bain rituel afin de se purifier la veille de son mariage. Quelque temps plus tard, débarquée à Berlin, elle se baigne tout habillée dans le Wannsee en vue de la villa où en 1942 s’était tenue la conférence qui devait décider de la Solution Finale ; ce deuxième bain a valeur d’une sorte de baptême dans la société libérale dans laquelle elle vient de plonger. Plus tard enfin alors qu’elle est admise à une audition de chant à l’académie de musique, elle donne d’abord du Schubert mais ça tombe à plat ; ce n’est que lorsque Etsy chantera en yiddish [2] que toute sa personnalité, toute son âme et tout son talent émergent : il faut que Etsy assume pleinement sa judéité pour qu’elle puisse s’affranchir de sa propre communauté hassidique.

Le livre de Feldman s’inscrit dans un genre [3] certes mineur mais néanmoins bien vivant qui traite de la vie d’une personne au sein d’une communauté réputée oppressive et qui s’en échappe. Seuls les rescapés de ces histoires la racontent si bien qu’en définitive l’histoire demeure toujours la même, la fuite en cachette hors d’un groupe religieux en vue de gagner l’Occident, là où règne la liberté.

Vu sous ce seul jour, Unorthodox passe à côté de ce qui fait la vie de la communauté dont est issue Etsy, telle que ses membres la conçoivent. Si les juifs hassidiques forment une communauté particulièrement étroite, faite de la stricte observance d’un grand nombre de prescriptions rituelles, Etsy grandit comme chacun de nous dans un milieu familial et culturel. Elle en recueille un héritage, une langue, une religion, des traditions, les recettes de cuisine de sa grand-mère etc. Chez tout homme devenu adulte il en résulte une tension entre l’appartenance à un groupe et des choix individuels. Chez les juifs hassidiques, l’accent accordé à la transmission de ce bagage culturel au sens large est constitutive de leur identité même : est juif celui dont les petits-enfants sont juifs à leur tour. Chez Etsy, cette tension entre bagage culturel et ses propres aspirations atteint un point de rupture et c’est la raison pour laquelle elle ne voit d’autre planche de salut que la fuite à Berlin. Pendant ce temps-là, les cinquante mille juifs de Williamsburg sont restés à Williamsburg et, ce faisant, ont tout autant posé un choix de vie qu’Etsy pose le sien.

La Ligne Claire juge regrettable qu’ Unorthodox n’aborde pas ces questions et qu’il suggère que, dans la vie, seule l’évasion permette d’accéder à la liberté. Il n’empêche, les deux scénaristes Anna Winger et Alexa Karolinski, alliées à la réalisatrice Maria Schrader ont livré une œuvre de grande qualité qui suscite une profonde émotion chez le spectateur.

 

[1] Unorthodox : the scandalaous rejection of my Hassidic roots

[2] La Ligne Claire s’autorise à penser que le chant n’était pas en yiddish mais en hébreu, la langue liturgique en vigueur chez Etsy et sa communauté

[3] Par exemple Betty Mahmoudi “Not without my daughter” ou encore Aabra “Taliban Escape”.