L’Europe et l’Empire

L’idée impériale

Il y a quelques jours quand, à la suite du Brexit, se réunissaient à Berlin les ministres des affaires étrangères des six pays fondateurs de l’Union Européenne, le gouvernement polonais les mettait en garde contre la « tentation carolingienne ». Par une curieuse coïncidence, le territoire alors représenté par les Six correspondait peu ou prou à celui de l’empire de Charlemagne dont la frontière à l’Est, sur l’Elbe, recouvrait curieusement celle de la division entre les deux Allemagne pendant la guerre froide.

Aux yeux de la Ligne Claire, n’en déplaise au gouvernement polonais, cette référence impériale est constitutive de l’Union Européenne. De même que Charlemagne se fit couronner empereur à Rome, de même le traité fondateur de la Communauté Européenne y fut signé au Capitole. Après l’empire romain, l’empire de Charlemagne, le Saint-Empire, l’Union Européenne se veut être la manifestation actuelle de ce que Otto de Habsbourg appelait la Reichsidee. Rome n’est pas seulement la ville où au Moyen Age les empereurs devaient se faire couronner, c’est aussi bien évidemment le centre mondial de la chrétienté, dimension essentielle elle aussi de ce qu’est l’Europe.

Car l’idée d’empire n’est pas celle d’une grande nation ou d’une super-nation mais plutôt celle qui permet la mise en commun de souverainetés nationales ; dans ce cadre, l’identité nationale est la fleur que chaque pays apporte au bouquet européen, selon le joli mot de Pierre Nora.

Un projet de civilisation

Aussi la fondation de la Communauté Européenne a-t-elle été pensée comme un projet commun de civilisation et même de civilisation chrétienne, qui seule pouvait donner un sens à une union économique et qui aujourd’hui seule est à même de répondre aux enjeux de la mondialisation et de venir en aide aux laissés pour compte. Et si l’enthousiasme que pouvait soulever ce projet s’est aujourd’hui effrité, c’est en partie parce que ses réalisations, la paix en Europe et la prospérité sinon pour tous, du moins pour beaucoup, vont aujourd’hui de soi et ne donnent plus matière à rêver.

On a beaucoup évoqué la question des migrants à propos du Brexit. Si l’Union Européenne ne peut être tenue responsable du conflit au Proche-Orient, s’est diffusé le sentiment, généreusement mais maladroitement entretenu par Mme Merkel, qu’il suffisait de frapper à la porte de l’UE pour pouvoir y rentrer. Le géographe français Michel Foucher a bien souligné la nécessité pour l’Europe de se doter d’une frontière qui lui permette d’affirmer une identité devenue floue. Or, à force d’élargissements successifs, on ne sait plus où se situe cette frontière. C’est pourquoi la Ligne Claire estime qu’il est nécessaire de dire à la Biélorussie, à la Russie, à l’Ukraine, à la Turquie et peut-être aussi à certains pays des Balkans que l’UE souhaite entretenir avec eux des relations de bon voisinage mais pas partager la même maison.

Le « retour aux frontières » fait bien entendu partie du cri de guerre tant des partisans du Brexit que par exemple en France du Front National. L’absence de frontière extérieure à l’UE favorise justement l’appel à l’érection de frontières intérieures défensives, envisagées pour la protection d’une communauté nationale fermée. Or, la frontière est la limite nécessaire à la définition de l’identité, c’est le lieu ou finit le moi et où commence l’autre avec qui, précisément parce qu’il est autre, peut se forger un échange.

Cette notion de frontière est aussi nécessaire à la réalisation de cette civilisation qu’avaient pensée les pères fondateurs de l’UE. De nos jours nous vivons dans un monde où chacun s’estime fondé à réclamer des droits pour lui-même, en matière de mœurs notamment, fondé sur de simples inclinaisons, des désirs, un ressenti comme on dit aujourd’hui. Ce monde où chacun peut se construire un territoire délimité par une frontière tout intérieure, parfois réductible à un seul individu, ce monde du selfie, est l’antinomie d’une civilisation, qui ne peut être qu’un projet collectif.

Pas plus que les flux migratoires, la globalisation n’est le fait de l’UE. Dans un article paru dans la Libre Belgique le 29 juin, Bernard Snoy rappelle à la fois les bienfaits du marché unique et sa nécessité car seules les économies d’échelle que peut conférer un grand marché intérieur permettent à l’Europe de faire face à d’autres grands blocs économiques, les Etats-Unis et la Chine notamment.

Une identité multiple

Enfin, on a abondamment souligné le clivage entre jeunes et moins jeunes lors du référendum britannique. D’une certaine manière c’est curieux car ce sont justement les moins jeunes (mais peut-être pas en Grande-Bretagne) qui ont vécu la construction européenne, qui sont en mesure d’en apprécier les bienfaits et, pour les plus anciens, qui ont le souvenir de la guerre. Si les jeunes ont voté « Remain » c’est qu’ils ont su se créer n’ont pas une seule identité figée mais une identité multiple, évolutive, forgée pour certains lors d’échanges Erasmus, marquée par l’apprentissage et la maîtrise d’une langue nouvelle, où être anglais ne s’oppose pas à être européen.

Le Pape en Arménie

A l’occasion de la visite du pape François en Arménie, La Ligne Claire souhaite offrir à ses lecteurs une courte description de l’Eglise d’Arménie, dont l’histoire se confond avec celle de la nation.

Légende des origines

Le nom même de cette Eglise témoigne de son ancienneté puisqu’elle fait remonter sa fondation aux apôtres Thaddée et Barthélémy. Selon la tradition ou la légende selon les points de vue, l’apôtre Barthélémy aurait guéri le roi Abgar V en sa capitale d’Edesse (aujourd’hui Sanliurfa dans le sud-est la Turquie), alors capitale du royaume d’Arménie. D’après la légende, le roi, affligé d’une grave maladie, peut-être la lèpre, ayant entendu la renommée des hauts faits pratiqués par Jésus, lui aurait écrit l’invitant à Edesse afin qu’il le guérisse. Jésus lui aurait répondu que non malheureusement son emploi du temps ne lui permettait pas d’entreprendre un voyage si périlleux car il devait se consacrer aux affaires de son Père ajoutant toutefois, que si le roi voulait bien prendre patience, sitôt ressuscité, il dépêcherait auprès de lui deux de ses lieutenants les plus fidèles. Armés d’une image sainte appelée le Mandylion, un tissu sur lequel se serait imprimé la face de Jésus lors de sa passion, les apôtres guérirent le roi, qui les enjoigna ensuite d’évangéliser son royaume où ils moururent en martyrs. Quoiqu’il en soit, cette légende témoigne d’une présence sans doute très ancienne du christianisme en Arménie.

Conversion

L’Arménie connaît un tournant décisif dans son histoire lorsqu’au tout début du IVe siècle, sans doute en l’an 314, un saint local, l’évêque Grégoire l’Illuminateur baptisa et convertit le roi Tiridate IV et toute sa cour faisant de l’Arménie la première nation chrétienne. Echange de bons procédés, le roi nomma Grégoire le premier catholicos (ou patriarche) de la toute jeune Eglise arménienne. Celle-ci se développe en communion avec les autres Eglises chrétiennes, ce dont témoigne la présence de son catholicos aux deux premiers conciles, celui de Nicée en 325 et celui de Constantinople en 381. Si l’Eglise d’Arménie n’est pas représentée au troisième concile à Ephèse en 431, Sahak (ou Isaac) Ier, sixième catholicos, souscrit à ses conclusions.

Schisme 

En revanche elle n’est pas présente au concile de Chalcédoine en 451 mais se trouve mêlée aux querelles qui ravagent la chrétienté orientale au sujet des rapports entre l’humanité et la divinité du Christ. Au siècle suivant, l’Eglise d’Arménie se réunira à deux reprises en concile local à Dvin, résidence du catholicos, en 506 d’abord et en 555 ensuite. On fait traditionnellement remonter à cette dernière date la séparation de l’Eglise d’Arménie de l’Eglise orthodoxe impériale bien qu’aucun des actes du concile de Dvin ne mentionne explicitement les canons de Chalcédoine. Toujours est-il que le schisme est consommé et que les Arméniens viennent se joindre aux Syriaques et aux Coptes dans les rangs des miaphysistes, ceux qui ne reconnaissent au Christ qu’une seule nature. Inversement en 609-610 lors du troisième concile de Dvin, l’Eglise géorgienne, jusqu’alors sous la juridiction de celle d’Arménie, adopte les canons de Chalcédoine, et s’en sépare.

La Bible en langue arménienne

L’ensemble des livres du Nouveau Testament et une partie de ceux de l’Ancien avaient été rédigés en grec, par ailleurs langue liturgique en usage dans l’Eglise arménienne. En 405, sous l’impulsion du catholicos Sahak, la Bible est traduite en langue arménienne ; bien plus, comme la langue n’était jusqu’alors qu’orale, un alphabet propre est élaboré afin de pouvoir mener à bien cette traduction. A titre de point de repère, c’est en ces années-là que saint Jérôme traduit la Bible des Septante du grec vers le latin.

Tribulations 

Royaume établi aux confins des empires byzantin et arabe, puis turc, l’Arménie voit l’émergence vers la fin du IXe siècle d’une dynastie propre, les Bagratides. Cependant cette indépendance ne sera que de courte durée puisqu’en 1045 les Byzantins reprennent le contrôle de l’Arménie provoquant l’exil d’une part importante de la population vers la Cilicie, un territoire situé le long de la côte sud de la Turquie actuelle. D’un point de vue religieux, l’importance de ses événements réside dans le déplacement du catholicosat en Cilicie, connu depuis lors sous le nom de Catholicosat de la Grande Maison de Cilicie. A la suite de la prise de ce royaume cilicien par les Turcs en 1375,  Kirakos Virepatsi fut élu catholicos du Saint-Siège d’Etchmiadzine, situé sur le territoire de l’actuelle République d’Arménie, en 1441 ; c’est ainsi que depuis cette date l’Eglise d’Arménie compte deux catholicoi, sachant que celui d’Etchmiadzine, appelé catholicosat de Tous les Arméniens, jouit d’une primauté d’honneur. Vers la même époque les Turcs absorbaient par ailleurs l’Arménie proprement dite (appelée alors Grande Arménie) au sein de leur empire, mettant fin à l’existence d’un état arménien jusqu’en 1918.

Plus proche de nous, l’événement marquant de l’Eglise arménienne comme de l’Arménie tout entière est constitué par les massacres perpétrés par les Jeunes Turcs à partir de 1915. Les conséquences pour l’Eglise sont triples: tout d’abord une diminution énorme de la population puisqu’on évalue le nombre de victimes de l‘ordre du million, ensuite un exode aux quatre coins du monde et enfin l’exil du catholicos de Cilicie d’abord en Syrie et ensuite au Liban, où il a actuellement son siège.

Organisation

Outre les deux catholicosats évoqués plus haut, l’Eglise apostolique d’Arménie dispose de deux patriarcats, l’un à Jérusalem et l’autre à Constantinople (Istanbul) l’un et l’autre sous la primauté du catholicos d’Etchmiadzine, tout en jouissant de l’indépendance quant à l’organisation de leur Eglise. Si la présence arménienne à Jérusalem est très ancienne puisqu’elle remonte à l’époque byzantine avant la prise de la ville sainte par les Arabes, celle à Constantinople est plus récente et trouve son origine dans le désir du sultan en 1461 d’avoir dans sa capitale un représentant de l’Eglise arménienne puisque cette dernière n’était plus en communion avec le patriarche oeucuménique orthodoxe.

Situation actuelle

De nos jours, l’Eglise d’Arménie jouit du statut d’Eglise nationale en République d’Arménie. Une petite population subsiste à Istanbul et ailleurs en Turquie ainsi qu’en Iran tandis qu’on trouve au Liban une importante communauté réunie autour du catholicosat de Cilicie, aujourd’hui établi en la ville libanaise d’Antelias. Enfin, les massacres de 1915 ont conduit à une migration importante à destination de la France, des Amériques et de l’Australie où leurs descendants sont établis de nos jours.

Relations avec l’Eglise catholique

A l’instar de la déclaration avec les Syriaques, le pape Jean-Paul II et le catholicos Karékine Ier promulguent en 1996 une déclaration où ils soulignent leur foi commune et expriment leur regret pour les controverses et les divisions passées, davantage le fruit de différentes manières d’exprimer la foi que de divergences touchant à la foi elle-même. Tout récemment en mars 2013, Karékine II, Catholicos de Tous les Arméniens, a marqué de sa présence la messe inaugurale du pontificat du pape François à Saint-Pierre de Rome. La visite du pape François aujourd’hui s’inscrit donc elle aussi dans cette démarche de rapprochement.

L’Eglise catholique arménienne

Face à la menace ottomane, un concile tenu à Florence de 1440 avait proclamé une réconciliation théorique des églises latine et orientales, qui était restée lettre morte. Plus tard, dans l’esprit de la Contre-Réforme,  l’Eglise catholique s’attacha à constituer des Eglises de rite oriental mais qui reconnaissent l’autorité spirituelle du pape, et qu’on appelle Eglises uniates ou encore Eglises catholiques orientales,  détachées de leur Eglise d’origine. C’est ainsi qu’en 1738 le pape Benoît XIV érigea formellement une Eglise catholique arménienne bien qu’auparavant de nombreux contacts se fussent noués à titre individuel entre Arméniens et catholiques, en Pologne notamment.  En 1740 Abraham-Pierre I Ardzivian, qui s’était auparavant converti au catholicisme, fut élu au patriarcat de Sis, siège du Catholicosat de la Grande Maison de Cilicie.

A l’instar de l’Eglise apostolique arménienne, l’Eglise arménienne catholique fait usage de la langue arménienne au cours de ses célébrations liturgiques et se réclame de la tradition de saint Grégoire l’Illuminateur, fondateur de la première église nationale au début du IVe siècle.

De nos jours, selon l’annuaire pontifical, on compte quelques 700’000 d’Arméniens catholiques, qui forment d’importantes communautés non seulement au en Arménie et en Orient mais aux Etats-Unis, au Canada, en Argentine et en France. Depuis 2015, l’Eglise est présidée par le catholicos Grégoire Pierre XX Gabroyan.

Europe et Turquie

Au XIXe siècle on désignait l’empire ottoman comme l’homme malade de l’Europe. L’expression même indique qu’on considérait donc la Porte comme une puissance européenne en raison de sa présence d’alors dans les Balkans et des nombreuses populations chrétiennes qu’elle abritait en son sein. Cent ans plus tard, la République turque fondée en 1923 se réduit à l’Anatolie et à la Thrace orientale, communément appelée Turquie d’Europe.

La Turquie, membre du Conseil de l’Europe depuis 1949, a posé sa candidature à l’Union Européenne en 1987, qui l’a déclarée recevable deux ans plus tard.

Aussi il y a lieu de se poser la question de savoir si ou non la Turquie est un pays européen. Poser cette question, c’est aussi tacher de répondre, ne fût-ce qu’en partie à la question « Qu’est-ce que l’Europe ?».

La candidature de la Turquie repose sur le fait que la Thrace orientale ainsi que la ville d’Istanbul sont réputées se situer géographiquement en Europe. Mais à l’est du continent, les frontières de l’Europe ne sont ni nettes ni fixes et, de l’avis de la Ligne Claire, elles ne s’étendent en aucun cas aux confins de l’Iran et de l’Iraq, deux pays avec lesquels la Turquie actuelle partage une frontière.

Surtout, l’Europe n’est pas uniquement un espace géographique au découpage net, comme l’Australie par exemple, mais est d’abord un espace culturel forgé par l’histoire, marqué de l’empreinte de la chrétienté et des valeurs qui lui sont associées. Certains diront même que cet espace se réduit à la chrétienté latine, celle des cathédrales gothiques et des monastères cisterciens, à l’exclusion de la chrétienté orientale établie dans les Balkans et en Russie. Se fondant sur cette acceptation, le jeune Robert Byron, parti en voyage avec des copains en Grèce en 1926 écrivait qu’il se rend au Proche-Orient chrétien, dont le nom même suggère qu’il se situe à l’Est de l’Europe.

Alors qu’en 1914, 50% de la population de Constantinople était chrétienne, aujourd’hui, après que les Arméniens eussent été massacrés et les Grecs expulsés, il n’en reste plus qu’une poignée. Quoiqu’il en soit, quelle que soit l’étendue du territoire qu’on veuille assigner à cet espace culturel, il ne s’étend pas à la Turquie moderne qui suit désormais une voie propre.

Aussi, au-delà des circonstances politiques du moment, notamment en matière de politique migratoire, La Ligne Claire juge-t-elle que l’heure est venue de dire à nos amis turcs que nous, les Européens, souhaitons entretenir avec eux des relations de bon voisinage mais pas partager la même maison commune.