Claus von Bülow

Elémentaire particule

Sans doute, le décès de Claus Bosberg n’aurait-il pas retenu l’attention de la presse du monde entier ; mais la mère de Claus était née Bülow, une famille issue de la noblesse danoise et allemande, et qui au XIXe a fourni à l’Allemagne son contingent de généraux et puis Hans, le compositeur, gendre de Liszt, témoins les uns et les autres des bons et des mauvais génies qui agitaient l’Allemagne en ces temps-là.

Il devait avoir vingt ou vingt-cinq ans quand Claus jugea qu’il serait à son avantage d’utiliser désormais le patronyme de sa mère, auquel il prit la liberté d’ajouter la particule von. Ses études de droit achevées à Oxford, le destin l’avait conduit en Amérique, où ma foi il y avait beaucoup plus de gens très riches que dans l’Angleterre exsangue d’avoir gagné la guerre. Peu importe que la particule von ne soit pas en soi l’indicateur de l’appartenance à la noblesse, les Américains n’en auraient cure ou, mieux encore, se satisferaient de leur ignorance. Ces aristocrates européens d’après guerre, vrais ou faux, avec ou sans argent mais le plus souvent sans, n’ont ils pas ce je ne sais quoi qui permette au roi du chewing gum de se considérer un gentleman en leur compagnie ?

En Amérique, Claus se mit au service de John Paul Getty. La demande pour le pétrole croissait d’année en année et rien ne semblait l’arrêter ; l’analyse de la situation politique au Moyen-Orient déjà troublée par la création de l’Etat d’Israël requérait les compétences d’un homme du monde ; on pouvait gagner de l’argent sans trop se salir les mains même si déjà l’industrie salissait la planète.

Le salariat chez Getty nourrit sans doute son homme mais reste une servitude ; Claus n’était en somme qu’un prolétaire de haut rang alors que les vrais gentilshommes ne vivent de rien, c’est-à-dire de leurs rentes. Le temps était venu de corriger cette injustice du sort. Sunny Crawford, l’unique héritière de la Columbia Gas and Electric Company, venait de divorcer à propos d’Alfred Auersperg, un prince autrichien ; en 1966, alors qu’il a quarante ans, Claus l’épouse et avec elle, sa fortune. Claus quitte Getty et devient un mondain, dont la vie se partage entre la 5Avenue et le palais de la famille Crawford à Newport, dans l’Etat du Rhode Island. On lui prête une liaison avec la belle Alexandra Isles, née Moltke, une comtesse danoise car jamais le fruit ne tombe loin de l’arbre; Sunny ferme les yeux pourvu que les convenances soit respectées. On pouvait respecter les convenances, telles qu’on les entend en Amérique en ces années-là, en divorçant mais ce n’est pas une issue que Claus est prêt à envisager car elle le priverait de la rente que lui accorde sa femme.

A la fin des années septante, ce ménage à trois pèse néanmoins sur Sunny : elle se nourrit mal, boit à l’envie, consomme des médicaments à l’excès et puis quoi d’autre encore ? A deux reprises, en 1979 puis en 1980, elle sombre dans le coma. Les médecins diagnostiquent un niveau élevé d’hypoglycémie ; elle ne se réveillera plus jamais de ce second comma et décèdera en 2008. En 1982, Claus sera arrêté, inculpé pour double tentative de meurtre à l’encontre de son épouse, jugé coupable et condamné à trente ans de prison. Il se pourvoit en appel et fait appel aux services d’Alan Dershovitz, professeur de droit à l’Université de Harvard, qui mettra à mal les éléments matériels ayant servi à sa condamnation en première instance et obtiendra l’acquittement de son client en 1985.

L’histoire aurait pu s’arrêter là, après tout elle disposait de tous le ingrédients requis : l’argent, la passion amoureuse, l’ambition, la vie mondaine, une possible tentative de meurtre, une condamnation suivie d’un acquittement. Mais non, en 1990, cinq ans à peine après le jugement en appel, et alors que tous les protagonistes, y compris Sunny dans le coma, sont en vie, Barbet Schroeder en tire un film, Reversal of Fortune, où Jeremy Irons et Glenn Close tiennent les rôles de Claus et Sunny.

Le temps passa sur les mémoires, on oublia l’événement, Sunny décéda dans son sommeil en 2008 tandis que Claus se retirait à Londres y poursuivre ses mondanités, l’objet de sa vie.

Il y est mort le 25 mai dernier. A-t-il tenté de tuer Sunny ? Si oui, a-t-il éprouvé du remords ou bien s’est-il dit « Bien joué » ? Nul ne le sait désormais mais Claus von Bülow, né Bosberg, a eu droit à une chronique nécrologique dans le New York Times, The Economist, The Guardian, Paris Match et La Ligne Claire. Quoi de mieux dans la vie que de mourir célèbre ?

Faites l’expérience

Dans sa jeunesse, le mot expérience évoquait pour La Ligne Claire en tout premier lieu Jimi Hendrix, suivi du cours de chimie lorsqu’on versait de l’acide chlorhydrique sur un bâton de craie ; loin derrière venait la vague notion qu’avec l’âge l’homme était capable d’apprendre, de mûrir ses jugements, d’acquérir de la sagesse, en un mot d’avoir de l’expérience.

De nos jours, et en particulier en anglais, le mot expérience est servi à toutes les sauces, pour désigner quelque chose qu’on goûte, qu’on savoure, qu’on apprécie dans le sens de « taste ou enjoy the experience ». En réalité bien sûr, il s’agit d’un leurre. Ici ou là en se baladant sur internet, une fenêtre s’ouvre aux yeux de La Ligne Claire qui l’avertit que tel ou tel site utilise des cookies pour améliorer son expérience alors qu’en fait, comme un journal belge a l’honnêteté de le reconnaître, les cookies sont destinés à collecter des données qui sont de plus susceptibles d’être partagées avec des tiers.

Ailleurs, il y a quelques semaines le site de réservation en ligne Expedia envoyait à la Ligne Claire un email dont voici l’intitulé : « Faites-nous part de votre expérience de voyage avec Expedia ». A vrai dire, La Ligne Claire n’avait pas voyagé avec Expedia mais avec Easyjet et si elle devait s’exprimer envers Expedia, elle dirait tout d’abord qu’elle est irritée par les offres de location de voiture ou réservation d’hôtel dont elle n’a pas besoin, et qui lui sont proposées par défaut et ensuite qu’elle est doublement irritée d’avoir eu à payer un prix final pour son billet d’avion légèrement supérieur à celui annoncé, sans que la raison de cette différence ne soit éclaircie. Voilà pour l’expérience.

Ne nous arrêtons pas pour autant en si bon chemin. Voici un site, www.nexthink.com, qui, déjà blasé de faire l’expérience de ceci ou de cela, nous suggère de participer à la Gestion de l’Expérience, au même titre que celle des finances ou des ressources humaines. Bien plus, Nexthink vous propose de vous libérer des contingences du temps et de vous projeter dans le futur en cliquant sur l’onglet « Preview the Experience » et hop, vous voilà le voyeur d’une expérience, jadis le fruit de la connaissance des choses acquises au fil des ans, que vous n’avez même pas encore acquise.

Tout ceci ne sert qu’à marquer le fait que le mot expérience est devenu le cache-sexe de l’utilisation, un mot à la connotation trop utilitaire justement, qui révèle de façon transparente qu’un tiers profite de cette utilisation et de son « amélioration » à son profit. Bien entendu, La Ligne Claire ne mange pas de ce pain-là, elle qui se contente de proposer à ses lecteurs une expérience à la fois unique et immersive qu’elle vous invite à partager.