Le Panthéon à Rome

Victor et victoire au Panthéon

Le retour il y a huit jours de la dépouille mortelle de l’ancien roi d’Italie Victor Emmanuel III (1900-1946) et de celle de son épouse la reine Elena, a suscité en Italie un double débat. Fallait-il faire revenir ces restes mortels et, si oui, les inhumer au Panthéon à Rome ou dans la basilique de Vicoforte en Piémont, un sanctuaire édifié au XVIe siècle par le duc de Savoie ?

La figure de Victor-Emmanuel III demeure associée à des événements majeurs de l’histoire d’Italie, la campagne de Libye (1911), la guerre envers l’Autriche (1915-1918) et par-dessus tout les longues années du fascisme (1922-1943). D’autres que La Ligne Claire auront dressé le bilan du régime fasciste, de la construction des autoroutes à la promulgation des lois raciales. On n’oubliera pas non plus l’occupation par la Regia Aeronautica, la Force Aérienne Royale justement, y compris par le Tenente Mussolini, neveu de son oncle, dès juillet 1940 de la propriété des grands-parents de la Ligne Claire alors qu’aucun état de guerre n’existe alors entre la Belgique et l’Italie.

La Ligne Claire est d’avis qu’il revient à chaque pays d’assumer sa propre histoire sans vaine gloire ni zones laissées dans l’ombre ; après tout, sur l’esplanade du Foro Italico à Rome se dresse un obélisque gravé du nom de Mussolini. A cette aune, La Ligne Claire s’exprime en faveur du rapatriement des corps royaux.

Quant au Panthéon, on ne saurait taire l’importance majeure qu’a revêtue ce monument dans l’histoire de l’architecture en Europe et au-delà : les coupoles de Brunelleschi et de Michel-Ange, celle du Capitole à Washington ou de Saint Paul à Londres puisent leur inspiration dans celle du Panthéon, plus grande coupole de l’Antiquité, érigée au 1er siècle avant notre ère. Par ailleurs, si le Panthéon abrite les tombes d’hommes illustres, parmi lesquelles on compte celle de Raphaël et de deux rois d’Italie, la courte durée du royaume d’Italie (1860-1946) n’en fait pas le Saint-Denis ou la Kapuzinergruft de la Maison de Savoie.

Certes, la signature en 1929 des accords du Latran a consacré l’apaisement des relations entre l’Italie et la Saint-Siège. Pourtant le Panthéon demeure une église, Sainte-Marie aux Martyrs; de nos jours encore, dans les salons de la noblesse noire, on y entend murmurer qu’à Rome il ne saurait y avoir deux souverains, le roi et le pape, et qu’avec l’abolition de la monarchie en 1946, le pape l’a emporté. Ce fut donc Vicoforte.

Cataluña, pour qui sonne le glas

Toute sa vie La Ligne Claire a choyé le souvenir des chaudes journées de son enfance sur les rives du Rio de la Plata, où des jeunes filles espagnoles, Herminia, Irene et Maruja le menaient à la plage, accompagné de ses frères et sœurs. Ces filles pauvres avaient quitté la Galice de leur propre enfance et s’étaient embarquées à destination des Amériques en 3e classe sur un cargo mixte, sans éducation, sans le sou et sans bagage, animées par l’espoir qu’au-delà des étoiles qui se miraient dans l’océan, une vie meilleure les attendait. C’est à elles que La Ligne Claire et sa fratrie doivent l’apprentissage de la langue espagnole et plus encore l’affection envers le monde hispanique qu’ils éprouvent depuis un demi-siècle.

Le temps passa mais pas cette affinité à la fois culturelle et sentimentale. Devenu adulte et de retour en Europe, les circonstances, tantôt privées et tantôt professionnelles, ont souvent conduit La Ligne Claire en Espagne, du Détroit de Gibraltar à la Mer Cantabrique et de Madrid à Barcelone. Puis un jour, il y a sans doute une vingtaine d’années, La Ligne Claire s’étonna que, dans les cafés et les magasins de Barcelone, on lui répondît ni en espagnol, ni même en catalan, mais en anglais.

La langue espagnole, un pont

Tout au long de son enfance, La Ligne Claire attendait chaque mois avec impatience l’arrivée du Lo Sé Todo, une encyclopédie destinée à la jeunesse, qui lui avait inculqué tout à la fois, le goût de la lecture, la découverte des arts et des sciences, et la pratique de la langue espagnole, dont il s’imaginerait plus tard qu’elle constituait un pont entre l’Ancien et le Nouveau Monde, au même titre que l’anglais. Et voilà qu’à Barcelone ce pont s’était effondré. Et voilà que quelques uns, puis d’autres, puis beaucoup, s’acharnaient à construire des murailles avec les décombres du pont écroulé, à dresser les hommes les uns contre les autres, les maris contre leur femme et les enfants contre leurs parents.

Le Lo Sé Todo avait aussi nourri en La Ligne Claire le goût de l’histoire ; aussi, était-elle en mesure de reconnaître l’érection d’un régime totalitaire qui ne disait pas son nom, à l’instar des démocraties populaires du siècle dernier qui n’avaient rien de démocratique. La Ligne Claire fut prise de désarroi dans ce monde nouveau où une langue nouvelle retournait le sens même des choses. Il en émergeait tous les ingrédients propres aux fascismes : le contrôle de l’enseignement public par le Ministère de la Vérité, la mainmise sur les médias, la réécriture de l’histoire, la subversion du droit, puis la désignation d’un bouc émissaire, là les Juifs, ici les Castillans, et enfin le saut dans le vide. « Wollt ihr den totalen Krieg ? Voulez-vous la guerre totale ? » demandait Goebbels au lendemain de la défaite de Stalingrad. Et le peuple de répondre oui et de sombrer dans l’abîme.

L’Europe, notre maison commune

Toi Espagne et toi aussi Catalogne, tu étais pauvre et nous t’avons accueilli dans l’Union Européenne, tu avais faim et soif de développement et nous avons financé tes autoroutes et ton infrastructure, tu étais exilée, réfugiée et émigrée et nous t’avons accueillie et accordé l’asile. Tu étais sans toit et en 1986, fille prodigue, nous t’avons ouvert les portes de notre maison commune, l’Europe; ses salons sont ornés de toiles du Siècle d’Or, et tous y sont bienvenus, à l’exception des loups, les gris comme les roux, qui quelque temps plus tôt, avaient ravagé notre jardin.

Alors on entendit une voix dans les cafés et les magasins de Barcelone qui demandait : « Quand donc nous avez-vous accueillis et quand donc nous avez-vous donné à manger tandis que nous avions faim et froid ». Alors encore on entendit s’élever la voix de Maruja, la fille illettrée aux pied nus, dont La Ligne Claire enfant établissait les comptes de cuisine : « Chaque fois que vous avez accueilli un de ces petits émigrants et l’un de ces réfugiés de la Guerre Civile, de l’Océan aux Baléares, de la Sierre Nevada aux Pyrénées, c’est toute l’Espagne que vous accueilliez et à qui vous rendiez hommage ».

Comment nous sommes devenus américains

En 1943, l’année de sa mort, l’année aussi où les fortunes de la guerre mondiale étaient en train de tourner, la philosophe Simone Weil écrivait que « l’américanisation de l’Europe » lui ferait perdre son passé.

Régis Debray place cette situation en exergue d’un ouvrage récent, où d’une part il dresse le constat familier de l’influence culturelle des Etats-Unis et où d’autre part il mène une réflexion sur ce phénomène qui, selon lui, a fait de nous des franco-ricains de même que les Gaulois s’étaient rapidement forgé une culture gallo-romaine dans la foulée de la conquête par Jules César.

En 1815, la France de Napoléon est battue ; pourtant le Traité de Vienne est rédigé tant dans la langue du vainqueur, l’allemand, que dans celle du vaincu, le français, qui est alors la langue de la diplomatie européenne. En 1919, alors que la France figure au premier rang parmi les vainqueurs de la Grande Guerre, il n’est bien entendu pas question que le traité de paix soit signé dans la langue du vaincu, l’allemand, mais, parce que le Président Wilson ne parle pas le français, le Traité de Versailles sera rédigé et en français et en anglais. Debray voit à juste titre dans la signature du Traité de Versailles le point d’inflexion qui fait passer les Etats-Unis du statut de variante d’outre-mer de la culture européenne à celui d’exportateur d’une culture propre, dont la puissance se déploiera surtout après 1945.

Les manifestations de cette culture nous sont désormais familières : le chewing-gum et le McDonalds, le jazz et le rock, Disney et Hollywood et, depuis peu, Apple, Google et Facebook.

En 1944, les Américains avaient débarqué en Europe en libérateurs ; pendant la guerre froide ils se sont mués en défenseurs de l’Europe occidentale face à la menace soviétique tandis que, depuis 1989, ils sont, au mieux, des partenaires qui façonnent le monde en fonction de leurs propres intérêts. Si l’outil le plus visible de cette politique est la puissance militaire, force est de constater la vanité de son déploiement puisque les Etats-Unis n’ont plus remporté de victoire depuis la guerre de Corée (1950-1953). Peuple sans histoire, ils ont en particulier plongé la Mésopotamie dans le chaos, berceau de la civilisation du monde occidental, précisément pour en avoir ignoré l’histoire.

Reddite Caesari

Plus efficace se révèle en revanche l’utilisation forcée du dollar. Peu importe que le Président Nixon l’ait dévalué de manière unilatérale le 15 août 1971 (« our currency, your problem »), le dollar est non seulement obligatoire à l’échelle de la planète dans le cadre  de certaines transactions, le financement du négoce des matières premières par exemple, mais les règles de cette utilisation sont dictées en vertu d’une conception extra-territoriale du droit à laquelle tous sont tenus, sous peine de sanctions (cf. BNP Paribas). En définitive, l’usage obligatoire du dollar sert de tribut impérial imposé au reste du monde dans le but d’assurer le financement des twin deficits et de l’American way of life.

Debray comprend bien ces choses-là et bien d’autres encore mais les exprime dans un style par trop familier qui sied mieux à l’oral qu’à l’écrit et qui débouche sur une lecture qui peut s’avérer confuse. S’il récuse toute nostalgie face au déclin de l’Europe, La Ligne Claire retient son recours fréquent au langage religieux pour dire le vrai de la culture européenne.

L’Europe est un temps, écrit Debray, tandis que l’Amérique est un espace, où chacun se déploie à sa guise, sans égard pour l’histoire, ni la sienne et moins encore pour celle d’autrui. Seul un Américain, Francis Fukuyama, pouvait intituler un livre « La Fin de l’Histoire ».

 

Régis Debray, Civilisation – comment nous sommes devenus américains, Gallimard 233 pages.