Les Vendanges d’un Destin

Le vin, fruit de la terre et du travail des hommes. Cette citation tirée de la liturgie catholique apparait à trois reprises dans les Vendanges et constitue la maxime de ces mémoires que May-Eliane de Lencquesaing écrit au soir de sa longue vie. Car le vin auquel elle a consacré une belle part de sa vie n’est pas à ses yeux un produit, certes pas industriel mais pas même agricole, mais justement le fruit d’un fruit.

May-Eliane de Lencquesaing nait en 1925 au sein d’une famille, les Miailhe, implantée dans le milieu bordelais de la gestion des domaines et du négoce en vins. Elle reçoit une éducation stricte, très catholique certes mais néanmoins imprégnée d’une austérité toute protestante. Un père autoritaire brisera ses espoirs d’études universitaires à la suite d’un incident banal mais May-Eliane n’est pas de celles que l’adversité fait reculer. Son mariage en 1948 au capitaine Hervé de Lencquesaing, issu quant à lui d’une famille picarde, mais qui puise ses origines dans le Hainaut, la conduira à mener la vie de militaire, de valise en garnison à Lille et à Reims, mais aussi à deux reprises aux Etats-Unis.

De retour du Kansas en 1971, elle est élue conseillère communale de Quiestède, une commune du Pas-de-Calais où les Lencquesaing possèdent Laprée, leur château familial. Ce sera son premier engagement social, marqué notamment par la création d’un centre pour enfants ou encore d’une association de familles rurales.

En 1978 une décision du sort va faire bousculer son destin. De même que les soldats romains jouent la tunique de Jésus aux dés, la fratrie Miailhe répartit son hoirie au sort afin de mettre un terme à une succession difficile. A May-Eliane échoit le domaine de Pichon – Longueville- Comtesse de Lalande à Pauillac, souvent appelé Pichon-Comtesse en raccourci. Or elle a quitté Bordeaux trente ans plus tôt, son réseau s’est délité. Certes Pichon-Comtesse est un vignoble prestigieux mais les installations vieillottes portent encore les marques de l’occupation allemande. May-Eliane de Lencquesaing, accompagnée de son mari, suit alors des cours d’œnologie et entame une carrière de dirigeante d’une petite entreprise dont elle développe bientôt tous les aspects, la production, les investissements en matériel, la démarche commerciale, la recherche scientifique pour laquelle elle fait appel à l’université et les finances; enfin, elle développe une politique de ressources humaines pour reprendre un terme moderne, et fait construire des logements dignes pour les ouvriers vendangeurs venus d’Andalousie. Tous ces efforts portent leur fruit, à nouveau ce mot, et voilà bientôt tant Pichon-Comtesse que la Générale, comme on l’appelle désormais, couronnées de prix et de décorations.

Planter deux graines là où il n’y en avait qu’une, c’est faire œuvre de création. Un jour un général canadien lui avait confié cette phrase en guise de dédicace. May-Eliane en fera un principe de vie. Il est frappant à la lecture des Vendanges d’observer combien May-Eliane de Lencquesaing associe la viticulture à la maternité, à savoir l’accouchement puis l’éducation d’un être unique. Comme le vin, cet être sera appelé à rapprocher les hommes, davantage encore lorsqu’il aura vieilli, toujours comme le vin.

May-Eliane de Lencquesaing avait connu une première indivision et était résolue à ne pas en laisser une seconde à ses propres enfants ; aussi en 2006 elle vendit Pichon-Comtesse à un groupe champenois.

Que fait-on quand on a 78 ans ? Une tournante de bridge, 18 trous de golf si l’arthrose le permet, une croisière en Norvège ? Rien de tout cela pour la Générale. Elle acquière en 2003 le domaine de Glenelly en Afrique du Sud, non pas un vignoble mais l’emplacement d’un vignoble ancien alors planté d’arbres fruitiers. Elle y plantera des vignes nouvelles et fera de Glenelly une création personnelle, fruit de choix individuels, qui 19 ans plus tard livre tant des vins de cépage que des vins d’assemblage, selon la tradition bordelaise, et qui en font la renommée de par le monde. Fidèle à son sens de l’action sociale elle construit sur le domaine un centre d’accueil (Care centre) pour les familles et leurs enfants en particulier, et des maisons pour les ouvriers.

Originaire d’Orient, la vigne a d’abord été domestiquée par l’homme. Vigoureuse, malléable, mystérieuse aussi, ce sont les Romains qui l’ont introduite en Gaule si bien que déjà Pline l’Ancien célébrait sa cultivation à Bordeaux au 1er siècle de notre ère.

Malheur à l’homme qui boit le vin à même l’amphore écrit le prophète Amos au chapitre VI. On ne sait si la Générale a été mue par la crainte de ces menaces prophétiques ; ce que l’on sait en revanche c’est qu’elle a fondé non pas un mais deux musées du verre, l’un à Pichon et l’autre à Glenelly, qui accueillent des œuvres d’art de qualité sans lesquelles on ne pourrait goûter le vin.

Aux yeux de May-Eliane de Lencquesaing, on ne saurait trop le redire, le vin n’est pas un simple produit. Il donne du goût aux mets, il rassemble les familles autour d’une table et les fidèles lors des cérémonies religieuses, il est en somme la marque d’une civilisation, à laquelle elle a voué deux des quatre saisons de sa vie.

 

May-Eliane de Lencquesaing, Les vendanges d’un destin, Tallandier, 2022, 375 pages.

 

 

L’Eglise et le féminin

Titulaire en 2014 du Prix Ratzinger, membre de l’Académie Pontificale pour la Vie, enseignante au Collège des Bernardins, docteur en sciences des religions, en un mot théologienne de premier plan, Anne-Marie Pelletier examine dans son dernier livre, l’Église et le féminin, la place des femmes au sein de l’Église à la lumière de la Tradition.

Point de départ essentiel de sa réflexion, Pelletier s’appuie sur la Tradition, qu’elle distingue des traditions et qu’elle conçoit comme un mouvement de la foi, plutôt qu’un message immobile. Très attachée à la Bible aussi, elle la lit comme le récit où Dieu se déploie dans la réalité très concrète, charnelle et parfois crue de notre humanité.

Pelletier s’attache d’abord à effectuer un travail d’archéologie ou, si l’on préfère, de mémoire critique, qui vise à identifier la distribution des rôles et du pouvoir parmi les sexes dans l’histoire du peuple de Dieu. L’auteur estime cette phase d’archéologie un préalable indispensable à toute réflexion au sujet de l’Église en tant qu’institution. Car le judaïsme puis le christianisme ne naissent pas dans le vide mais dans le monde concret des civilisations méditerranéennes.

Comme la plupart des espèces animales, l’homme est un être sexué. A la différence des animaux, l’homme en a conscience et voit dans la rencontre des sexes un mystère où l’identique (« la chair de ma chair ») rencontre le différent. Pelletier montre que la recherche anthropologique fait apparaître dans toutes les cultures une prépondérance du masculin sur le féminin qui repose entre autres sur une peur de la femme et sa supposée impureté (voir par exemple le chapitre 12 du Lévitique).

En dépit du caractère rigoureusement novateur du christianisme qui se fonde en définitive sur la foi en la résurrection de la chair, un concept impensable pour les Grecs, le monde chrétien s’alignera rapidement sur les représentations des sexes héritées de l’Antiquité. Là où Paul écrit au chapitre 3 de l’épître aux Galates qu’il n’y a plus homme ni femme car tous ne font qu’un dans le Christ, les structures sociales de l’Antiquité demeurent en place et déboucheront sur la chrétienté du Moyen-Âge où les femmes seront reléguées à l’espace domestique ou, si elles sont religieuses, à la clôture. Pelletier relève cependant que, dès lors que l’Église considère le mariage comme un sacrement, elle met fin à l’arbitraire masculin de la répudiation ; de même la vie en qualité de vierge consacrée au Christ permet aux femmes de s’affranchir de la tutelle du père puis de celle du mari.

Dans une deuxième partie, Anne-Marie Pelletier traite de deux questions importantes pour apprécier le rôle de la femme dans l’Église, la métaphore conjugale et l’existence d’un spécifique féminin. Si l’auteur souligne l’usage abondant dont font la Bible et Église de la métaphore conjugale pour exprimer l’union du Christ et de l’Église, elle ne manque pas de relever que Dieu, alors qu’il est asexué, se voit assigner le rôle masculin de l’époux dans cette relation tandis que Sion puis l’Église sont campées dans le rôle de l’épouse, parfois d’ailleurs comme au chapitre 16 d’Ézéchiel sous des images très violentes. Quant à la question du spécifique féminin, le Magistère depuis Paul VI répond oui avec enthousiasme mais au risque, selon Pelletier, de sacraliser en quelque sorte l’image de la Femme au détriment des femmes concrètes qui ne se reconnaissent pas toujours dans le portrait d’elles-mêmes que leur tend l’Église.

En dépit de cette appréciation critique qu’Anne-Marie Pelletier porte du regard que l’Église porte elle-même sur les femmes et les rôles qu’elle leur réserve, elle demeure convaincue, en raison précisément de l’Incarnation comme une réalité charnelle, de la nécessité d’une anthropologie qui se fonde sur la distinction des sexes. C’est la raison pour laquelle elle estime les théories du gender comme un péril anthropologique, auxquelles elle oppose la différence, et la différence des sexes en particulier, comme une nécessité d’ordre positif.

On cherchera en vain des points médians ou d’autres marques d’écriture inclusive dans ce petit livre à la plume si élégante et ferme et qui, pour cette raison, porte. De son propre aveu, pas optimiste mais portée par l’espérance, Anne-Marie Pelletier propose dans son livre une nouvelle ecclésiologie qui tienne compte non seulement des spécificités de chaque sexe mais qui s’affranchisse de la distinction rigide entre clercs et laïcs alors que les uns et les autres sont des baptisés. Elle rappelle avec force que les charismes de l’Esprit évoqués par saint Paul ne sont pas attribués à un sexe ou à l’autre.

 

Anne-Marie Pelletier, L’Église et le féminin – Revisiter l’histoire pour servir l’Évangile, Éditions Salvator, 2021, 171 pages.

 

Downton Abbey

Downton Abbey : éternel recommencement

Peu liée par les contingences de l’actualité, La Ligne Claire a regardé avec plus de neuf mois de retard Downton Abbey, une nouvelle ère, paru au cinéma vers la fin de 2021. On ne change pas une équipe qui gagne de sorte que le réalisateur conserve non seulement son écurie d’acteurs mais reprend en substance le scénario de son premier film. Là où la famille royale s’était invitée en séjour à Downton Abbey, c’est désormais une équipe de cinéma qui y débarque, clin d’œil à la vraie vie qui voit le film tourné au château de Highclere, propriété du comte de Carnarvon. Mais une nouvelle invention technologique, le cinéma parlant, vient brouiller les cartes et distribuer les rôles de manière astucieuse si bien que chacun des personnages se verra amené à jouer un rôle autre que celui que la série lui assigne traditionnellement de façon quelque peu étriquée. Une intrigue secondaire permet à Lord et Lady Grantham de s’évader vers la Côte d’Azur et au réalisateur de détourner l’attention du spectateur du recyclage d’un scénario existant. Cela dit, le film n’est pas sans charme ni sans humour, y compris là où l’œil malicieux de la comtesse douairière s’éteint et sa langue se tait, non sans avoir remporté une dernière joute verbale.

La Ligne Claire estime que Downton Abbey a depuis longtemps épuisé son sujet et qu’il est temps que son scénariste, Julian Fellowes, déploie ses talents ailleurs. Cependant, Wikipedia nous apprend qu’à la fin de septembre 2020, les recettes du film à l’échelle du monde s’élevaient à plus de 92 millions de dollars, si bien que la perspective que les lecteurs de La Ligne Claire soient affligés d’un nouvel article au sujet de Downton Abbey d’ici deux à trois ans paraît inévitable.