Guerres parallèles: des blés de Galicie à la guerre en Ukraine

Si chaque guerre naît de circonstances particulières, de l’avis de La Ligne Claire, celle qui se déroule actuellement en Ukraine présente des parallèles avec la Première et Seconde Guerre Mondiale.

Avant même le déclenchement des hostilités en 1939, Hitler avait annexé l’Autriche et le territoire des Sudètes sans coup férir. Sans doute Vladimir Poutine en a-t-il tiré des enseignements lorsqu’il a fait main basse sur le Donbass et la Crimée puis, lorsqu’il a fait ratifier ces annexions par des référendums, approuvés par une majorité enthousiaste, comme du reste l’avaient fait les Autrichiens en 1938.

Il aurait mieux fait de davantage méditer la déclaration de guerre à la Serbie en 1914 par François-Joseph qui, dans l’esprit du vieil empereur, se voulait une rapide expédition balkanique en vue de détruire le terrorisme serbe. Comme en 1914, l’échec d’une prise rapide de l’Ukraine par les troupes russes en février 2022 amène d’une part les agresseurs à perdre la main sur le conflit et conduit d’autre part à lui conférer rapidement un caractère mondial, où les Etats-Unis, la Chine, l’Union Européenne et d’autres encore se livrent une guerre d’influence par procuration. Du reste le Pape François, dans un entretien accordé à la Radio Suisse Italienne ces jours derniers, a ouvertement parlé de Troisième Guerre Mondiale.

Necessity is the mother of invention, nous enseigne l’adage anglais. Par exemple en 1914, l’invention de l’avion alors récente n’avait pas encore trouvé d’application pratique ; la guerre transformera bien vite les aviateurs en observateurs, bombardiers et chasseurs. En 2022, ce sont les drones qui trouvent des affectations nouvelles ; certains, utilisés jusqu’ici pour filmer des réceptions de mariage servent désormais d’observateurs avancés dans les batailles d’artillerie.

Avec l’enlisement du front et le développement d’une guerre de tranchées, les esprits s’enlisent aussi et chaque camp en vient à tolérer des pertes énormes en vue d’une victoire qui dorénavant ne peut être que totale. Les pertes attribuées aux Russes lors des combats de Bakhmout ces jours-ci, de l’ordre de mille tués par jour, sont comparables à celles subies par la France en 14-18, en moyenne 894 soldats par jour tous les jours pendant plus de 4 ans. Au-delà des chiffres, se révèle la disponibilité de toute une société à tolérer ces pertes élevées en vue de la victoire finale.

Les déclarations publiques se raidissent elles aussi. En 1943, lors de la Conférence de Casablanca, les Alliés avaient exigé la reddition sans condition des puissances de l’Axe, privant l’Allemagne de toute incitation à négocier, d’autant que l’Armistice du 11 novembre 1918 leur avait été servi comme une défaite. En 2023, les Russes tiennent leurs annexations pour irréversibles tandis que les Ukrainiens, soutenus par leurs bailleurs d’armes, déclarent que la guerre ne s’achèvera qu’une fois reconquis l’ensemble du territoire de la République d’Ukraine.

Effectivement, la Deuxième Guerre ne s’acheva que par la mort de Hitler, la capitulation de l’Allemagne, son dépècement et la perte de sa souveraineté.

La Ligne Claire ne revendique pas de compétence particulière pour juger de cette guerre mais il lui semble que les positions des uns et des autres qui font écho à des déclarations plus anciennes, No pasarán, We shall never surrender, Wollt ihr den totalen Krieg ?, rendent la recherche d’une paix, voire d’un simple cessez-le-feu, plus délicate.

Souvenirs de la Révolution culturelle

Dans la jeunesse de La Ligne Claire au cours des années septante du siècle passé, il était de bon ton d’écrire W Mao (prononcez viva Mao) sur les cartables en toile alors à la mode en Italie ; au même moment à peu près, des écoliers chinois du même âge que le nôtre massacraient leurs professeurs à coups de bâtons ferrés. C’était le temps de la Révolution Culturelle que le Président Mao Tsé Toung (selon l’orthographe de l’époque) avait lancée en 1966 et qui ne s’achèverait véritablement qu’avec sa mort en 1976.

Tania Branigan, correspondante du Guardian en Chine de 2008 à 2015 tire de cette sombre période un petit livre, Red Memory, qui n’a pas vocation à être une histoire de la Révolution Culturelle mais plutôt à expliquer comment à un demi-siècle de distance ses acteurs en conservent le souvenir ou au contraire en entretiennent l’oubli.

Dans les années 1970, les dirigeants de l’Europe de l’Est, Brezhnev ou Honecker apparaissent bien ternes dans leur gabardine tandis qu’Andy Warhol faisait de Mao avec ses portraits sérigraphiés une star de la culture pop. Il faut toute la lucidité de Simon Leys, auteur des Habits neufs du Président Mao pour percevoir la réalité meurtrière de la Révolution Culturelle et faire pièce par exemple à Maria Antonietta Macciocchi, auteur quant à elle sur le même sujet de Deux mille ans de bonheur.

Tania Branigan part donc à la rencontre tant des acteurs de la Révolution Culturelle, les Gardes Rouges, que de leurs victimes, deux groupes aux contours flous car la Révolution Culturelle se nourrit de dénonciations, de mises en scène, de brimades et de massacres, où les bourreaux d’aujourd’hui peuvent se révéler les victimes de demain.

Après la mort de Mao, Deng Xiaoping reconnaîtra que la Révolution Culturelle s’était révélée une catastrophe non seulement en raison de ses deux millions de morts mais aussi de la destruction du patrimoine culturel de la Chine et même de l’éthique de piété filiale issue de la pensée de Confucius. De plus Deng admet que cette catastrophe trouve sa source dans le culte de la personnalité dont Mao avait fait l’objet. Trente ans plus tard, Xi Jinping, pourtant lui aussi une victime de la Révolution Culturelle aux côtés de son père et de sa demi-sœur, dégouté par le chaos induit par la Révolution Culturelle, s’est attribué un pouvoir personnel inégalé depuis l’époque de Mao, alimenté par la « pensée Xi Jinping » à l’instar du Petit Livre Rouge.

Dans la Chine de XI Jinping, il n’est bien entendu pas question de chaos ; il n’y est pas non plus question de la Révolution Culturelle au motif que c’est elle qui avait présidée à ce chaos. Désormais non seulement la Révolution Culturelle est-elle bannie des mémoires mais sa simple évocation relève du crime de nihilisme historique. Aussi, pour le quart d’heure la Chine se voit condamnée non seulement à porter le fardeau de cette époque terrible mais à ne plus pouvoir en parler librement. Tania Branigan observe qu’en Chine il existe une relation inverse entre la nécessité d’aborder le sujet et son caractère acceptable par le parti communiste ; aussi les leçons historiques, politiques et morales que la Chine devrait pouvoir tirer de cet épisode brutal demeurent irrecevables dans le contexte politique désormais forgé par Xi Jinping. A cet aune, Red Memory, en définitive un recueil de témoignages oraux, revêt une densité toute particulière dans une Chine condamnée à ployer sous le poids de ce traumatisme faute de pouvoir en parler.

 

 

Tania Branigan, Red Memory, W.W. Norton; 288 pages; 2023