1917 (film)

Le confinement a fourni à La Ligne Claire l’occasion de regarder 1917, réalisé et produit par Sam Mendes, un film qui a remporté trois Oscars il y a deux mois. L’intrigue est toute simple : deux soldats anglais, Blake et Schofield sont chargés par le général Erinmore de porter un ordre destiné au colonel Mackenzie, commandant le régiment Devonshire où est affecté le frère de Blake, de ne pas procéder à l’attaque prévue pour le lendemain car les Allemands leur ont tendu un piège en feignant de se retirer.

Les deux soldats quittent donc Erinmore pour gagner le stationnement du régiment Devonshire. En chemin, ils doivent surmonter une série d’épreuves, franchir les barbelés, se faufiler dans les tranchées allemandes abandonnées, faire face à l’un ou l’autre tireur solitaire. De ce point de vue 1917 s’apparente à première vue aux road movies américains, à Oh Brother des frère Coen et bien entendu au récit de l’Odyssée. Il s’en distingue pourtant de manière fondamentale car dans 1917 ces péripéties ne sont que cela, une bombe qui explose, un avion ennemi qui s’écrase, une rivière à franchir mais elles ne sont porteuses d’aucune signification.

Plusieurs commentateurs ont souligné le caractère invraisemblable de l’histoire, que Mendes dit tenir de son grand-père, car jamais un régiment isolé n’aurait été amené à conduire seul une attaque. De plus la présence dans le film de militaires indiens et africains au milieu de soldats anglais est invraisemblable et relève d’un hommage indû à la pensée du jour ; en effet, l’armée britannique était organisée sur une base territoriale de sorte que les nombreuses troupes indiennes et issues des colonies africaines opéraient au sein de leurs propres unités. Enfin, si 1917 dépeint les Allemands comme l’ennemi bien sûr, il les dépeint inutilement comme les méchants de cette histoire.

En définitive, 1917 est le récit d’une anecdote, sans autre sens qu’anecdotique. Le film s’est vu attribuer trois Oscars « techniques », meilleure photographie, meilleur mixage de son et meilleurs effets visuels. C’est bien car le film ne méritait pas davantage.

Etty Hillesum

Tant souffrir et tant aimer, le confinement selon Etty Hillesum

Que veut dire ce titre et qui est Etty Hillesum ? Esther (ou Etty) naît à Amsterdam en 1914 et meurt à Auschwitz en 1943 ; bien entendu elle est juive. Non seulement elle est juive mais elle est issue d’une famille bourgeoise, intellectuelle, agnostique et qui au fond n’a qu’une conscience diffuse de sa propre judéité. Alors, une autre Anne Frank, moins connue parce qu’on n’en aurait pas tourné un film ? Non, si une autre personne lui ressemble, ce serait sans doute Edith Stein qui connaîtra le même destin au terme d’un cheminement similaire.

Née il y a plus d’un siècle, Etty Hillesum mène une vie que nous qualifierions de « moderne » ; jeune femme éduquée à l’université, en proie à des tourments psychologiques, elle poursuit une vie libérée dont la marque demeure une activité sexuelle débridée : elle aime les amants.  Dans le milieu de l’intelligentsia juive d’Amsterdam d’avant-guerre elle fait la connaissance de Julius Spier, psychanalyste formé à l’école de Carl-Gustav Jung et qu’elle appellera « l’accoucheur de mon âme ». De cette rencontre en 1941 naîtra une conversion c’est-à-dire la poursuite de la vie sur un chemin nouveau, un chemin spirituel d’une densité exceptionnelle. Surtout, cette rencontre l’incitera à rédiger un journal qu’elle tiendra jusqu’à sa déportation en 1943 et qui sera publié en 1981 sous le titre « Une vie bouleversée ».

Marie-Hélène du Parc, philosophe et théologienne, soutient en 2009 une thèse à l’Institut catholique de Toulouse, qui donnera lieu deux ans plus tard à la publication de ce livre à destination d’un public plus vaste et qui fournit une excellente introduction à la vie et à la spiritualité d’Etty Hillesum.

Visiblement bouleversée elle-même par son sujet, que nous dit-elle qu’on n’ait déjà écrit à propos d’Etty Hillesum ? Car les écrits d’Etty Hillesum ont connu un succès considérable et ont constitué et constituent encore une source d’inspiration spirituelle profonde pour un grand nombre de ses lecteurs. Marie-Hélène du Parc, comme le titre de son livre l’indique, part à la recherche du sens de la souffrance à la lumière des écrits d’Etty Hilversum. Qu’on plante bien le décor : Etty Hilversum tient son journal et rédige ses lettres dans l’enceinte du camp de transit de Westerbork au nord du pays, où sont regroupés les Juifs des Pays-Bas et d’où tous les mardis s’ébranle un train en direction de l’Est. Etty n’est pas aveugle : elle sait bien qu’on ne revient pas de ces trains-là. Face à l’évidence de l’extrême souffrance et du désespoir de certains, les écrits d’Etty Hillesum sont pourtant couchés dans un langage lumineux, d’où jaillit à tout moment sa foi dans la vie qu’elle appelle « belle et bonne ».

Etty Hillesum amène donc Marie-Hélène du Parc à s’interroger sur la signification de la souffrance, «consubstantielle de la vie», à une époque où notre société s’attache non seulement à nier ou cacher la souffrance mais à proposer des modèles où le bonheur est défini comme l’absence de souffrance; car si l’animal éprouve la douleur, seul l’homme connaît la souffrance, selon la parole magistrale de Jean-Paul II (Salvifici Doloris). Cette signification est du reste suggérée par la seconde moitié du titre, «tant aimer», non seulement parce qu’Etty s’interdit de haïr ses persécuteurs, non seulement parce qu’elle se refuse les possibilités d’échapper aux trains et donc au destin des siens mais parce qu’elle fait l’expérience que ce n’est que dans l’acceptation de la souffrance que se trouve l’amour. De cette rencontre naît la joie. C’est en ce sens qu’Etty Hillesum est la compagne d’Edith Stein et de Dietrich Bonhoeffer, une juive, une juive catholique et un protestant de l’église confessante dont la vie à tous trois se situera au confluent de l’amour et de la souffrance, là où se pétrit la glaise de la nature humaine.

Le bel essai de Marie-Hèlène du Parc rend témoignage de la destinée d’une grande âme qui, en acceptant tout de la passion de la vie, y découvre la part de divin en l’homme.

 

« Tant souffrir et tant aimer » selon Etty Hillesum par Marie-Hélène du Parc Locmaria, éditions Salvator, 248 pages.

Morituri

La Ligne Claire est au regret d’informer ses lecteurs que tandis qu’ils sont désormais susceptibles de mourir du fait de la pandémie, ils ne pourront plus se suicider. En Suisse tout au moins, l’association Exit d’aide au suicide assisté s’est vu contrainte d’informer ses membres de la suspension de ces activités. Revenez mourir plus tard si vous êtes toujours en vie.

La Ligne Claire évoquait il y a quelques jours quelques grands textes de la littérature qui traitent du thème de l’épidémie et observait qu’en définitive ils nous renvoyaient tous à notre mortalité. Car le mythe de l’homme moderne, que des associations comme Exit entretiennent, est de vouloir mourir en bonne santé. L’arrivée du virus vient nous rappeler brutalement que ce mythe n’est que cela, un mythe, alors que le risque d’un décès subit et subi vient mettre à mal la vaine tentative de conjurer la mort en offrant un sacrifice propitiatoire au dieu Baal, qui jamais ne se repaît de son dû.

Pendant ce temps-là, les autorités civiles mettent en place des mesures qui visent à ralentir la diffusion du virus et à confiner des populations entières. Certes, c’est là leur rôle mais ces mesures ne visent en aucun cas à préparer la population à affronter la mort qui bientôt viendra frapper à la porte, la sienne ou celle d’un proche.

Jusqu’il y a peu, mettons jusqu’à la Deuxième Guerre Mondiale, mourir d’une belle mort signifiait qu’on s’y était préparé tout au long de sa vie, qu’on avait pardonné à ses ennemis, qu’on s’était repenti du mal causé, qu’on avait reçu les sacrements d’un cœur contrit. Maladies, guerres, épidémies, catastrophes naturelles faisaient jusqu’alors partie de la vie, pour ainsi dire. Et puis, depuis deux générations, le progrès technique a fait de ces réalités des réalités extérieures à l’homme, des réalités dont Exit entend préserver l’homme moderne. De nos jours, mourir d’une belle mort signifie mourir de façon indolore mais vide de sens. Et puis, il y a des victimes collatérales, l’honneur, l’héroïsme, le sacrifice, toutes égorgées sur l’autel du bien-être.

Covid-19 vient nous rappeler à l’ordre, à la réalité, à notre humanité, à notre conscience, pas dans le sens d’un blanc-seing qu’on s’accorde soi-même, mais dans le sens d’un juste discernement du bien et du mal. Quelles sont mes dernières volontés ? Quelles sont tes dernières volontés ? Que puis-je faire pour toi ? A qui dois-je encore pardonner ? Ai-je un poids sur le cœur dont je voudrais me libérer ?

Dans un remarquable petit ouvrage publié à titre posthume, que Philippe de Woot, rédige au soir de sa vie comme Mozart compose son requiem, il nous rappelle la citation d’Homère : « La supériorité des hommes sur les dieux est de se savoir mortels ». Amis lecteurs, Covid-19 est là pour nous réapprendre à vivre. Vivre, c’est apprendre à mourir.