Le Fils de Saül

Holocaust Memorial Day: le Fils de Saul

La commémoration cette année du 75e anniversaire de la libération du camp d’extermination d’Auschwitz par l’Armée Rouge fournit l’occasion de revenir sur le film Le Fils de Saul paru il y aura bientôt cinq ans. Grand Prix au Festival de Cannes 2015, Oscar du meilleur film en langue étrangère en 2016, le film a fait l’objet de nombreuses critiques très élogieuses notamment quant au cadrage original où le spectateur voit ce que voit le protagoniste Saul Ausländer, les dialogues le plus souvent chuchotés et les bruitages incessants, les portes qui claquent, les coups de feu, les ordres des Kapos et des SS qui fusent.

L’histoire est simple. Prisonnier à Auschwitz, Saul Ausländer est affecté à un Sonderkommando, ces équipes de prisonniers, juifs pour la plupart, chargés de conduire les convois vers les chambres à gaz, de les débarrasser de leurs vêtements et enfin de transporter les corps vers les fours crématoires. Un jour, un garçon survit à la chambre à gaz ; il est alors examiné par un médecin SS, perplexe, qui ensuite l‘achèvera. Ausländer reconnaît ou croit reconnaître son fils sans que le spectateur ne sache exactement s’il s’agit d’un fils véritable, peut-être illégitime, ou d’un fils figuratif. Toujours est-il qu’Ausländer se met en tête de lui conférer une sépulture religieuse plutôt que de l’envoyer aux fours ; il se met donc en quête d’un rabbin qui puisse réciter le kaddish, la prière funéraire, dont on retrouvera une version en langue française en bas de cet article.

Dieu peut-il encore exister après Auschwitz ? Elie Wiesel et Primo Levi, qui en reviennent, répondent : « Non, il est mort là-bas ». Plus tard, le philosophe allemand Hans Jonas, dans son essai Le Concept de Dieu après Auschwitz, estimera que Dieu s’est délesté de sa toute-puissance dès la création du monde, dont la responsabilité est désormais confiée à l’homme ; si Auschwitz a pu exister, c’est que Dieu ne pouvait pas faire autrement.

Ni László Nemes, le réalisateur, ni Ausländer ne raisonnent en termes philosophiques mais le fait même de se soucier d’une sépulture est en soi un témoignage d’humanité car seul l’homme non seulement enterre son semblable (sauf à Auschwitz bien sûr) mais élabore des rites pour le faire. Ce qui heurte dans le film, c’est que dans ce monde où règne la mort, Ausländer va s’efforcer de sauver un mort, pour qu’il accède à une autre vie, plutôt que de venir en aide à une personne vivante. Si la présence du rabbin est requise, ce n’est pas seulement pour faire appel à un expert qui sache réciter la prière comme un acteur qui déclamerait ses reprises mais parce que le rabbin joue le rôle de médiateur entre Dieu et les hommes. Habituellement il revient aux fils de faire dire le kaddish sur la tombe des pères mais ici, comme beaucoup d’autres choses à Auschwitz, les rôles sont inversés. Le contraste entre le contenu de cette belle prière où tout n’est que bénédiction et la mort qui partout et sans cesse rôde à Auschwitz ne saurait être plus total. Pourtant c’est bien celle-là qu’Ausländer veut qu’on prononce afin que la paix qui règne dans les sphères célestes repose aussi sur son fils et dans tout Israël.

Ausländer ne trouvera pas de rabbin. A la faveur d’une révolte des Sonderkommandos, il s’évadera du camp, portant le corps de son fils sur son dos ; à nouveau les rôles d’Enée et d’Anchise sont inversés. Face à l’impossibilité d’enterrer son fils alors que les SS se sont lancés à sa poursuite, il confie le corps, comme jadis Moïse nourrisson, aux flots d’une rivière.

Pendant ce temps-là, dans la vraie vie, Etty Hillesum, qui tient son journal dans le camp de transit de Westerbork, ne se fait aucune illusion quant au sort qui l’attend elle et les siens. Alors qu’elle a la possibilité en qualité de membre du Judenrat d’Amsterdam, d’entrer et de sortir du camp, elle choisit d’y rester. Elle couche alors ces mots sur le papier : « c’est à l’homme que revient la défense de la demeure qui abrite Dieu en lui ». C’est tout le sens du geste d’Ausländer.

 

Que ton Grand Nom soit glorifié et sanctifié dans le monde qu’il a créé selon sa volonté,
et puisse-t-il établir son règne, faire fleurir son salut, et hâter le temps de ton Messie,
de votre vivant et de vos jours et des jours de toute la maison d’Israël,
dès que possible et dites: amen!
Puisse son Grand Nom être béni à jamais et dans tous les temps des mondes,
béni et loué et glorifié et exalté,
et élevé et vénéré et élevé et loué soit le Nom du Saint, béni soit-il,
au-dessus de toutes les bénédictions et cantiques et louanges et consolations
proclamés dans le monde, et dites: amen!
Qu’une grande paix venant du Ciel, ainsi qu’une bonne vie, et la satiété, et le salut, et le réconfort et la sauvegarde, et la rédemption et le pardon et l’expiation, et le soulagement et la délivrance nous soient accordées à nous et à tout Israël, et dites: amen!
Que celui qui fait régner la paix dans les sphères célestes l’étende, dans sa miséricorde, parmi nous et dans tout Israël, et dites: amen!

 

 

 

La Vallée des Immortels

 La Malédiction de Blake et Mortimer

Les années paires comme 2018, Blake et Mortimer sont condamnés à faire leur réapparition au sein d’un nouvel album, La Vallée des Immortels, que saint Nicolas est venu déposer il y a un mois dans la botte de La Ligne Claire posée devant la cheminée.

Depuis que la série a été reprise en 1987, en général par une équipe composée d’un scénariste et d’un dessinateur (mais ici de deux dessinateurs), les auteurs ont été confrontés ou plutôt se sont volontairement soumis à de multiples exigences : reproduire le style de la ligne claire en vogue parmi l’école d’Hergé, conserver les codes de la série tels que les avait définis E.P. Jacobs, insérer une histoire dans une fourchette de temps allant grosso modo de la fin des années quarante au début des années soixante et surtout rédiger un scénario qui soit à la fois original et vraisemblable. En outre, au vu du succès qu’a connu cette reprise, les auteurs font l’objet d’une pression commerciale de la part de l’éditeur mais aussi d’exigences de la part de lecteurs complices qui demandent du neuf, à la condition expresse qu’il soit rigoureusement conforme à l’ancien.

Vingt-cinquième album de la série, la Vallée des Immortels (à l’image de nos deux héros, toujours en vie septante-deux ans après leur première parution) distribue les rôles de façon immuable, telle une tragédie grecque. Au Capitaine Blake (qui jamais ne monte en grade) revient la défense de Hong Kong face aux communistes de Mao tandis que Mortimer se passionne pour une mystérieuse antiquité chinoise. Le méchant de circonstance, Xi-ni, un seigneur de la guerre, se met à la recherche d’un manuscrit secret tandis que le Colonel Olrik, l’éternel méchant, immortel lui aussi, ne rêve que d’assouvir sa vengeance pour l’échec subi à Lhassa dans le Secret de l’Espadon, dont cet album constitue une suite.

Outre le clin d’œil à Tintin et le Lotus Bleu que constitue la couverture qui dépeint Mortimer en rickshaw, le scénariste Yves Sente reprend le mécanisme qui anime Le Secret de la Licorne, à savoir la nécessité de réunir plusieurs documents ou objets en vue de pouvoir résoudre une énigme. Comme chez Hergé, deux histoires vont s’imbriquer, celle lointaine qui retrace l’origine de ces documents, et celle, actuelle, qui fait le récit de leur quête. Alors que l’histoire entremêle la guerre civile bien réelle que se livrent nationalistes et communistes chinois et celle, fictive, que les héros livrent à Xi-ni, la multiplication des personnages et les nombreux renvois à l’histoire chinoise ancienne rendent le récit quelque peu touffu et pourront dérouter le lecteur. Dessiné à quatre mains, cet album se distingue par ses planches richement travaillées et des coloris chatoyants qui conviennent bien à l’environnement tropical dans lequel se déroule l’intrigue.

Nos héros parviendront-ils à réunir les anciens documents ? Pourront-ils sauver la colonie britannique face à la double menace des communistes et d’Olrik œuvrant pour Xi-ni ? La Ligne Claire l’ignore et devra patienter que paraisse le 26e épisode qu’elle achètera de bonne grâce. D’ici là elle aura lu avec plaisir un album de facture volontairement classique, au scénario un peu dense certes mais conforme aux attentes de son public.

 

Yves Sente, Peter van Dongen, Teun Berserik, La Vallée des Immortels – Tome 1er, Editions Blake et Mortimer/Studio Jacobs, 2018.