Snobismes

Je ne suis pas snob, puisque je n’ai pas besoin de l’être (anonyme).

 

A l’origine du mot snob, dit-on, on trouve les registres des écoliers de la prestigieuse école d’Eton au début du XIXe siècle, où, à ceux d’entre eux qui n’étaient pas d’origine noble, on ajoutait le suffixe s.nob, raccourci de sine nobilitate. Que l’histoire soit vraie ou pas, elle met en lumière l’élément essentiel sur lequel repose le snobisme, à savoir la notion de club auquel soit on appartient ou dont au contraire – et tant pis pour les autres – on est exclu.

Appelons snobisme d’exclusion ce snobisme qui porte son regard de haut en bas mais dont l’existence, la survie même, dépend de la rencontre avec un mouvement en sens inverse, un snobisme ascensionnel et même aspirationnel qui émane de ceux tentent de forcer la porte du club. Sans ces derniers, le snob d’en haut n’aurait plus d’autre occupation que de fixer son monocle et de se regarder seul dans le miroir.

 

Bienvenue au club

L’homme est non seulement un animal grégaire mais un animal tribal qui bien vite se regroupe avec ses semblables en vue de former un cercle de happy few, dont les conditions d’accès sont aussitôt réglementées. On retrouve ces cercles dans la vie de tous les jours sous les formes les plus variées, associations de la noblesse, clubs de sports, sociétés de compagnonnage de ceci ou de cela tandis que les conditions d’admission revêtent la présentation de quartiers de noblesse, l’achat d’une part de sociétaire, la réussite d’une épreuve initiatique et, last but not least, car on parle volontiers l’anglais dans certains cercles, l’obtention de parrainages, manifestation moderne de liens de vassalité volontaires. On est alors reçu.

Si le snob évoque d’abord le snobisme mondain, on se gardera bien d’oublier le snobisme intellectuel ni non plus celui qui naît de la fortune. Tantôt rivaux, ces cercles se croisent parfois comme les diagrammes de Venn, souvent à la faveur d’une mésalliance en vue de redorer un blason et qu’on aura oubliée une ou deux générations plus tard. Au sein de la noblesse, si les alliances des couronnes et de la fortune ne sont pas rares, celles avec les milieux intellectuels restent entachées d’une certaine méfiance.

Pour sa part, le snob intellectuel ou culturel se distingue en ceci qu’il prétend détenir les clés d’une Vérité accessible aux seuls initiés, en somme il crée un club de l’esprit dont il s’institue le gardien. Une auréole de mystère l’entoure car il ne s’autorise à soulever qu’un petit coin du voile qui drape la Vérité, de peur que tous s’engouffrent dans le club. Aussi oscille-t-il sans cesse entre les phrases pesées et les silences qu’il veut lourds de sens.

La question essentielle qui se pose ici est de savoir ce que peut avoir de si extraordinaire ce club dont on est exclu et auquel on souhaiterait appartenir ? En général, pas grand-chose de substantiel et c’est pourquoi le club invoquera quelque règle, souvent réputée ancienne, en vue d’en restreindre l’accès et de créer de la rareté. On voit naître ici une tension entre la jouissance d’un bonheur et la nécessité de l’étaler, alliée au désir de tenir les importuns à distance. C’est tout le sens des photographies de réceptions qu’on trouve dans les pages de Point de Vue et de Hola et dont le but est de témoigner de manifestations où tout demeure privé sauf l’envie qu’on a de le révéler.

 

U and non-U

Mieux que quiconque, Nancy Mitford avait établi dans les années cinquante du siècle écoulé une typologie du monde ; de même que Dieu avait séparé la terre de la mer, Nancy Mitford avait réparti le monde entre U et non-U où U signifie Upper Class. Si au soir de l’Angleterre impériale, la naissance faisait presque automatiquement office de membership du club des U, il s’agissait de demeurer vigilant et de démasquer les imposteurs. C’est pourquoi des examens d’entrée sont exigés des candidats suspects, et qui reposent à la fois sur le vocabulaire et l’accent. Que vous utilisiez le mot serviette plutôt que napkin et vous voilà non seulement repéré mais flétri de la fleur-de-lys des non-U. A la même époque, la comédie musicale My Fair Lady s’était quant à elle plu à jouer sur les accents qui marquaient alors les classes sociales en Angleterre tout en soulignant que le gouffre qui les sépare n’était pas totalement infranchissable. Dans les années septante du reste, Margaret Thatcher (depuis, la Baronne Thatcher), la fille d’un épicier, prit des cours de diction en vue de masquer ses origines et son accent middle class.

Cela paraît quelque peu désuet aujourd’hui mais l’exigence première qui est de marquer les frontières extérieures du club demeure. Par exemple, prononcez à voix haute les noms de famille Cholmondeley, La Trémoille et d’Ursel. Si vous parvenez à franchir ce triple obstacle, vous aurez de bonnes chances d’être admis dans les salons de Belgravia ou du Faubourg Saint-Germain ; à défaut, le docteur sera au regret de vous informer que le résultat du test non-U est positif.

Phénomène universel, le snobisme est affaire de manières, la façon dont on dispose l’argenterie à table par exemple, que l’on prise ou méprise non en raison de leur valeur intrinsèque mais en fonction de ses propres choix. Les meilleurs spécialistes vous le diront, cette loi d’airain du snobisme ne souffre qu’une seule exception, l’appartenance au club des lecteurs de La Ligne Claire.

St Martin, chapelle St Pierre à Saulges

Saint Martin: de la cape à la chapelle

Alors que le monde célèbre le centenaire de l’Armistice et que le Roi des Belges dépose une gerbe au pied du soldat inconnu, ailleurs en Europe, c’est tout simplement la Saint-Martin.

Quoique né au IVe siècle, en Pannonie, la Hongrie actuelle, Martin avait grandi à Pavie, la Ticinum des Romains où son père occupait des fonctions dans l’administration militaire, ce qui lui vaut son nom, Martin, celui qui est voué à Mars, le dieu de la guerre. Lui-même militaire, Martin fut promu au grade de circitor, dont la fonction consistait à effectuer des rondes de nuit et à inspecter les postes de garde.

 

Terre de sang

Envoyé en mission d’inspection en Gaule vers 350 il s’engagea sur la route qui ne s’appelait pas encore la Via Francigena, franchit les Alpes au Mont Jovis qui ne s’appelait pas encore le Grand Saint Bernard et fit halte en Valais, où quelques années plus tôt saint Maurice et ses compagnons avait subi le martyre. Arrivé à Vérolier, le lieu du supplice, il obtint, lors d’une vision, la révélation de l’endroit précis où Maurice avait été porté en terre. Militaire, il plonge son glaive dans le champ de Vérolier d’où il fait jaillir le sang ; apparaît alors un ange qui lui présente une aiguière afin de le recueillir et qui est aujourd’hui conservée parmi le trésor de l’abbaye.

Poursuivant sa route il parvient à Samarobriva, qu’aujourd’hui on appelle Amiens, où survint l’épisode qui allait changer sa vie et dont l’iconographie allait conserver le souvenir. Un soir donc, alors qu’il effectuait sa ronde, Martin vit un mendiant, gisant au bord de la chaussée, à moitié nu. Pris de pitié, il coupa en deux son manteau militaire de son gladius et en recouvrit le mendiant de la moitié qu’il venait de couper. Oui, me dites-vous, pourquoi seulement la moitié ? Saint Martin était-il comme moi qui cherche une piécette au fond de ma poche plutôt que de donner un gros billet à la quête ? Non car les officiers romains étaient tenus de financer la moitié du coût de leur équipement alors que l’autre moitié était prélevée sur le budget de l’Etat. Martin a donc donné au pauvre l’entièreté de la moitié qui lui appartenait et dont il pouvait disposer tandis qu’il estimait ne pas être en droit d’en faire autant avec la part de l’Etat.

Cette image de Saint Martin partageant sa cape allait marquer la peinture, la statuaire et l’architecture de l’Europe de manière durable : elle figure sur la façade de la cathédrale de Lucques tandis que Breughel, El Greco, Van Dijck comptent parmi les nombreux peintres qui ont abordé ce sujet.

 

A l’origine du mot « chapelle »

C’est ainsi que Martin s’établit en Gaule et devint l’évêque de Tours dont nous gardons aujourd’hui le souvenir. Mais l’histoire ne s’arrête pas là car, lorsque Martin mourut, il était clair aux yeux de ses contemporains qu’ils avaient eu affaire à un saint. Où était donc passé ce demi-manteau, pas celui du pauvre, mais celui de l’officier qui avait dû remettre sa moitié à l’intendance ? Or le terme latin pour ces manteaux courts que portaient les officiers de l’armée impériale était capella. On conserva donc ce demi-manteau, désormais élevé au rang de relique, dans un bâtiment érigé à cet effet et qu’on appela une chapelle tandis que ceux qui auraient la charge d’en assurer la garde seraient des chapelains.

Qu’on y songe : une chapelle n’est pas une petite église, c’est un lieu qui commémore le signe d’un geste secourable d’un militaire romain envers un SDF du IVe siècle, auquel toutes les chapelles d’Europe doivent leur nom. Mais l’héritage de Martin ne se limite pas à l’espace physique que marque l’architecture mais s’étend à l’espace culturel sous la forme de chapelles musicales, celle de Dresde par exemple, ou encore dans la musique de Haydn, Kapellmeister du Prince Esterházy. Aujourd’hui Martin est le nom le plus répandu qui soit dans la toponymie européenne : il s’étend de Saint-Martin in the Fields à Londres à l’abbaye de Pannonhalma en Hongrie, qui est consacrée au saint ; en Suisse Chézard-Saint-Martin (NE) et Sankt-Martin (GR) se joignent à la cohorte des villages d’Europe qui en maintiennent le souvenir.

 

Tous les Martins du monde

Et puis il y a les six millions de personnes en France dont le nom de famille est Martin, Martin V, le pape du concile de Constance et fondateur de l’Université de Louvain, alma mater de La Ligne Claire, Martin Luther, Martin Heidegger, Simone Martini, Martin Bodmer qui nous a légué sa fondation, Martin Schulz, président du Parlement Européen, et le pauvre Martin pauvre misère de Brassens.

Quant aux enfants allemands, ce soir, en Rhénanie surtout mais ailleurs aussi dans le monde de langue allemande, ils sortiront en une procession aux lampions dans les rues de leur quartier dans le cadre du Martinsumzug, en chantant « Laternen, Laternen » en souvenir de ce saint grand parce que charitable.