Aux origines de James Bond

«Mourir peut attendre», le nouveau James Bond n’aura pas fait démentir le succès de cette série où les spectateurs paient leur billet de cinéma pour se voir raconter la même histoire pour la vingt-cinquième fois, sans cesse mise à jour au fil des inventions techniques qui font succéder une Aston Martin à une autre.

Pendant la guerre, Ian Fleming, le créateur du personnage de Bond, avait été officier au sein de la Royal Navy. Affecté au Service des Renseignements, il prit part à l’une des plus étonnantes entreprises de désinformation jamais effectuées, Operation Mincemeat, d’où il irait quelques années plus tard puiser l’inspiration pour ses premiers romans figurant James Bond. Le but de cette opération, menée en 1943, consistait à faire croire aux Allemands que le débarquement que les Alliés projetaient en Sicile se déroulerait soit en Crète soit en Sardaigne.

Un faux noyé

Aussi le 30 avril 1943 un sous-marin anglais lâcha-t-il par-dessus bord au large de Huelva en Andalousie le corps d’un officier mort, censé avoir été abattu en vol vers l’Égypte, auquel était attaché par une chaînette une mallette contenant des documents. Le faux noyé devait accréditer l’idée qu’il était un émissaire d’importance transportant des documents secrets à destination du commandant des forces anglaises en Afrique du Nord alors qu’en réalité le personnage avait été imaginé par les Services de Renseignement de l’Amirauté et que les documents étaient faux. Avec ce faux noyé on voit apparaître les premiers éléments qui plus tard donneront naissance aux gadgets de James Bond : une fausse carte d’identité, des clés, un médaillon de saint Christophe et une montre réglementaire, un objet promis à un bel avenir dans les films.

Le but de l’opération est donc de faire en sorte que les Espagnols recouvrent le corps et transmettent les précieuses (fausses) informations aux Allemands. Comment faire?

Le premier écueil à éviter est que les autorités espagnoles soit ne prennent jamais connaissance du noyé, soit qu’en en ayant pris connaissance, ils l’enterrent sans autre forme de procès avec sa chaînette et sa mallette. La légation britannique à Madrid feint donc une grande agitation, nourrie par de nombreux télégrammes, dont ils savent qu’ils seront interceptés par les Espagnols et qui sont destinés à les informer à leur insu de la supposée importance des documents. Effectivement, les Espagnols attrapent la puce à l’oreille et récupèrent les documents sur le corps du noyé.

La neutralité feinte

Le deuxième obstacle réside en la neutralité affichée de l’Espagne car il ne faut surtout pas, qu’ayant récupéré les documents, ils les rendent directement aux Anglais. Cependant, si l’Espagne était en principe une puissance neutre, en réalité les sympathies du jeune gouvernement franquiste se tournaient envers les puissances de l’Axe qui lui avaient prodigué hommes et matériel au cours de la guerre civile. Les Anglais feindront donc de tenir les Espagnols pour strictement neutres tout en souhaitant qu’ils ne le soient pas tandis que les Espagnols travailleront en sous-main avec l’Abwehr, les services secrets allemands, tout en affichant une neutralité de façade.

Véritables destinataires du message, les Allemands feront mine ne pas apparaître alors qu’ils s’efforcent de se procurer les documents avant de les rendre aux Espagnols, qui voudront assurer aux Anglais que leur intégrité n’a jamais été compromise. Une fois rendus par les Espagnols, une astuce, digne du futur James Bond, permettra aux Anglais de vérifier que les documents avaient bien été lus. Les Anglais remercieront vivement les Espagnols pour leur assistance et leur strict respect de la neutralité, dans un jeu où chacun feindra de tenir un rôle qu’il n’a pas tenu.

En 2010, l’auteur et historien anglais Ben Macintyre a tiré de cette histoire un livre captivant où prend corps la genèse de Bond.

 

Operation Mincemeat: The True Spy Story that Changed the Course of World War II. London: Bloomsbury Publishing, ISBN 978-0-7475-9868-8.

Dominique de la Barre

Dominique de la Barre est un Belge de l'étranger naturalisé suisse, amateur d'histoire et du patrimoine culturel européen, attaché aux questions liées à la transmission.

3 réponses à “Aux origines de James Bond

  1. Avec les opérations Fortitude et Bertram, l’opération Mincemeat (hachis de viande) est la première des grandes opérations de diversion (ou désinformation) que les Anglais et leurs alliés ont menées pour tromper les forces de l’Axe. Aucune de ces opérations historiques, qui commencent à intéresser le grand public, n’aurait eu la moindre chance de succès sans les capacités des services de décryptage britanniques de percer les communications radio et télex chiffrées de l’adversaire, et en particulier la machine de codage Enigma utilisée par la Heer (armée de terre), la marine et l’armée de l’air allemandes.

    Juste avant la déclaration de guerre, le jeune mathématicien et cryptologue Aklan Turing rejoint le centre secret des services de renseignements brittaniques à Bletchley Park. Il y est affecté aux équipes chargées du déchiffrage des messages codés avec les machines Enigma utilisées par les forces armées allemandes. L’invention de machines usant de procédés électroniques, les bombes, fera passer le décryptage à plusieurs milliers de messages par jour. Ce travail secret ne sera connu du public que dans les années 1970. Après la guerre, Turing travaille sur un des tout premiers ordinateurs, puis contribue au débat sur la possibilité de l’intelligence artificielle, en proposant le test de Turing. Vers la fin de sa vie, il s’intéresse à des modèles de morphogenèse du vivant conduisant aux “structures de Turing”.

    Poursuivi en justice en 1952 pour homosexualité, il choisit, pour éviter la prison, la castration chimique par prise d’œstrogènes. Il est retrouvé mort par empoisonnement au cyanure le 8 juin 1954 dans la chambre de sa maison à Wilmslow. La reine Élisabeth II le reconnaît comme héros de guerre et le gracie à titre posthume en 2013.

    Les travaux de Turing ont non seulement permis d’abréger la guerre de deux ans selon les dires de Winston Churchill et du général Eisenhower eux-mêmes, mais ont posé les fondements de l’informatique scientifique et ont ouvert la voie à l’intelligence artificielle. Sans son apport et celui de ses collègues de Bletchley Park, qui travaillaient ignorés du public dans un austère manoir victorien au nord-ouest de Londres, sans Martinis, ni Aston Martin, ni Ursula Andress (Undress?) et autres aménités hollywoodiennes, aucune des grandes opérations de désinformation des Alliés n’aurait été possible. Ni Ian Fleming, l’un des trois co-rédacteurs du projet Mincemeat, ni son héros favori n’y sont pour rien. Le successeur de James Bond, avec sa mine de commis voyageur, aura fort à faire pour arriver à leur cheville, semble-t-il.

    1. Alan Turing (faute de frappe).
      L’excellent documentaire “The Imitation Game” raconte toute l’histoire!

      1. Merci d’avoir signal cette faute de frappe. Bien sûr, il s’agit d'”Alan” et non d'”Aklan” Turing. En me relisant, je constate aussi qu’à la deuxième ligne du même paragraphe où j’ai malmené son prénom, j’ai laissé passer “brittanique” pour britannique. Avec toutes mes excuses pour ces deux erreurs.

        En effet, le film “Imitation Game” raconte l’histoire de Turing, mais avec des inexactitudes et des écarts trop importants pour être considéré comme un document sérieux. Si la dramatisation nécessaire à un film autorise des écarts avec la réalité et ne posent aucun problème, plusieurs des inexactitudes introduites dans le film sont plus discutables et ont fait l’objet de nombreuses critiques et même de dépôt de plainte en justice. Pris au pied de la lettre, il a été très critiqué par les historiens et scientifiques pour ses erreurs historiques et la présentation caricaturale qu’il fait d’Alan Turing – alors que d’autres films ont déjà été consacrés à ce savant visionnaire : “Codebreaker”, “Le Modèle Turing” ou “Comment les maths ont vaincu Hitler”. On peut lire à ce sujet “The Imitation Game: inventing a new slander to insult Alan Turing” par Alex von Tunzelmann, The Guardian, 20 novembre 2014. Et aussi “Absolutely Scathing Review of “The Imitation Game”, Dailykos, 18 janvier 2015.

        Lles scènes qui montrent Turing construire “sa” machine en solitaire (et la baptiser Christopher) lui font jouer le rôle du savant fou et isolé, alors qu’il bénéficiait de tous les appuis, y compris financiers, des services de renseignements anglais. Accessoirement, la méthode consistant à “attaquer” un code ennemi en cherchant d’abord des mots répétitifs (“météo”, “Berlin”, “Heil Hitler”, etc.) fait partie du b.a.-ba de la cryptanalyse, par conséquent il est peu plausible que les professionnels de Bletchley Park l’aient découverte dans un bar, comme le film le prétend, deux ans après le début de la guerre. Même un béotien en cryptographie ne s’y tromperait pas. On n’apprend d’ailleurs rien sur les calculs appliqués au décodage des messages chiffrés allemands, en particulier sur la méthode factorielle, ni sur le fonctionnement de la machine Enigma, dont certains exemplaires ont été fabriqués en Suisse (à ce sujet, on peut aussi lire le livre d’Andrew Hodges, “Alan Turing. The Enigma”, Vintage books).

        Le Test de Turing est un exercice fondamental en programmation déclarative. C’est surtout cet aspect de son oeuvre qui fait encore école aujourd’hui.

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