Pour le plaisir et pour le pire

Pour le plaisir et pour le pire

La vie tumultueuse d’Anna Gould et de Boni de Castellane

Quelle était belle la Belle Epoque pour autant que l’on eût un nom, de l’argent, ou les deux en ces temps où l’impôt sur le revenu comme celui sur des successions demeuraient encore occultés dans les brumes de l’avenir. C’est à cette époque-là qu’en 1895 le comte (puis marquis) Boniface (dit Boni) de Castellane épouse Miss Anna Gould, réputée la plus riche héritière des Etats-Unis, fille de Jay Gould, self-made man selon les uns, requin de Wall Street détesté de tous selon les autres.

Laure Hillerin, spécialiste reconnue de la Belle Epoque, acclamée pour sa magnifique biographie de la Comtesse Greffulhe, livre ici le double récit de l’improbable union puis désunion de Boni et d’Anna. On y retrouve tous les éléments qui avaient contribué au succès de l’Ombre des Guermantes : une maîtrise parfait de son sujet qui s’appuie sur une documentation aussi ample que fouillée, alliée à une plume élégante qui sache adapter le langage des arts et du monde dans lequel évoluent les héros.

Fraîchement marié, doté d’un goût aussi sûr qu’exquis, Boni se servira de l’immense fortune de sa femme pour se livrer à des dépenses inouïes en vue d’acquérir les objets d’art les plus rares, aménager le château du Marais aujourd’hui situé dans le département de l’Essonne et surtout pour mener à bien la construction du Palais Rose avenue du Bois (aujourd’hui avenue Foch) et malheureusement détruit depuis. Alors qu’il passera à la postérité comme le prototype du dandy menant une vie mondaine vaine, Boni, héritier d’un des plus anciens noms de France, estime en réalité qu’être noble c’est vivre quelque chose qui le dépasse. Metteur en scène de sa propre existence, exilé non pas de son pays mais de son temps, il matérialise avec le Palais Rose le rêve de la France du Grand Siècle. C’est le sens du reste que lui donne à la même époque Marcel Proust ; la Recherche n’est pas tant le portrait d’une classe sociale que le snobisme de l’auteur fascine, qu’une tentative de saisir l’âme française au travers des seules familles qui l’ont incarnée au fil des siècles. Boni est de ceux-là.

Pour le plaisir et pour le pire se veut la double biographie de Boni et d’Anna. Pourtant, et c’est heureux, c’est le personnage de Boni qui en émerge tandis que celui d’Anna n’apparaîtra que comme une sorte d’annexe, pauvre de ses millions, à son premier comme à son second époux, le Duc de Talleyrand. Laure Hillerin a bien saisi son personnage au-delà de la figure du dandy et a su le rendre attachant à ses lecteurs. Loin des vanités, Boni sera par exemple un député très actif du département des Basses-Alpes, où il militera avec ardeur et clairvoyance mais sans succès pour le maintien de l’existence de l’Autriche-Hongrie faute de laisser le champ libre au Reich en Europe centrale. C’est lui aussi qui en 1923 fonde les Demeures Historiques aux côtés de Joachim Carvallo en vue de venir en aide à tous ceux qui possèdent une partie de l’héritage culturel de la France. Enfin c’est l’homme qui, privé de sa fortune et miné par la maladie, mais animé d’une foi ferme, a su faire montre d’une élégance et d’une dignité face à la mort. Tout cela est étranger à Anna qui ne saura jamais rien faire d’autre que de dépenser de l’argent et parfois d’en distribuer ; aussi, mourra-t-elle malheureuse.

Pour le plaisir et pour le pire se lit pour le plaisir justement. Il n’y a pas de pire dans le livre de Laure Hillerin, qui s’adresse à tous les amateurs d’une époque révolue qui, à l’image de Boni, ne s’ennuieront jamais.

 

 

Laure Hillerin, Pour le plaisir et pour le pire, La vie tumultueuse d’Anna Gould et Boni de Castellane, Flammarion, 569 pages.

Dominique de la Barre

Dominique de la Barre est un Belge de l'étranger naturalisé suisse, amateur d'histoire et du patrimoine culturel européen, attaché aux questions liées à la transmission.

6 réponses à “Pour le plaisir et pour le pire

  1. C’est amusant que vous nous parliez de Boni de Castellane, l’arbitre des élégances, et sa femme née Gould.

    Notre grand écrivain suisse Gonzague de Reynold raconte dans ses mémoires, qu’ayant des petits pieds, ce qui était considéré à l’époque comme un signe de distinction aristocratique, quelqu’un lui avait proposé alors qu’il faisait ses études à la Sorbonne de faire un concours avec Boni de Castellane, qui passait pour avoir les plus petits pieds de Paris. Le duel a eu lieu et c’est le jeune Gonzague de Reynold qui a gagné. Il avait les pieds plus petits. Mais, ajoute-t-il dans ses mémoires: heureusement Paris n’en a rien su.

    Ceci m’amène à vous raconter, au cas où l’ignoriez, que cette famille Gould a essaimé aussi un peu en Suisse, à Fribourg. En effet deux nièces d’Anna Gould, filles de Frank Jay Gould 1877-1954 et de sa première femme Margaret Kelly: Hélène Margaret et Dorothy Gould, ont épousé deux Fribourgeois: respectivement Jean-Daniel de Montenach et Roland de Graffenried-Villars, dont postérité.

    Jean-Daniel de Montenach était le fils de Georges de Montenach, un des chefs et tête pensante du parti conservateur catholique suisse vers 1900, et Suzanne née Galichon, lyonnaise, qui fût une dame d’œuvre catholique d’importance mondiale, fondatrice entre autres de l’œuvre internationale de protection de la jeune fille qui existe encore aujourd’hui (sous un autre nom). On disait à Fribourg qu’il n’y avait que deux choses qui ne s’arrêtaient jamais: la cloche de la Maigrauge (un couvent) et la langue de la baronne de Montenach.

    Une autre anecdote, tirée elle aussi des mémoires de Gonzague de Reynold, est celle ci: quand Georges de Montenach a rencontré Suzanne Galichon, qu’il souhaitait épouser, il ne savait pas comment annoncer ça à son père. Car si la famille Galichon était très honorable et bien catholique, en revanche c’était une famille bourgeoise, et à Fribourg on tenait au sang bleu. Il a donc écrit une longue lettre, vantant la vertu et la piété de sa fiancée et ajoutant qu’elle apportait une dote d’un million de francs or. Le père répondit par un télégramme: Galichon, fichu nom, un million toujours bon!

    J’ai encore connu Roland de Graffenried, qui avait le merveilleux manoir de la Poya à Fribourg, un véritable bijou qui aurait sans doute séduit Boni de Castellane. Il était le dernier représentant de la branche catholique des Graffenried (les protestants, bernois, sont encore florissants et ont même produit Alec von Graffenried, actuel maire de la ville de Berne et leader du parti des Verts). Roland de Graffenried était un gentilhomme d’une autre époque, comme on n’en fait plus aujourd’hui. Il était charmant.

    https://gw.geneanet.org/virgile81?lang=en&pz=mathieu+maurice+andre&nz=nival&ocz=1&p=jason&n=gould

  2. Vous avez piqué ma curiosité. J’ai donc étudié votre pedigree en remontant le fil de votre aïeule Graffenried. Très intéressant. On rencontre de nombreuses familles princières, un magnat et illustre homme d’état hongrois, la fameuse madame Tallien et même … Napoléon!

    Décidément, Fribourg nous étonnera toujours. Il n’y a pas que l’artiste Marcello, duchesse de Castiglione-Colonna née d’Affry, qui ait été accueillie dans la haute noblesse européenne.

    J’ai aussi l’impression que vous cousinez, par Fribourg, avec mon regretté ami John de Salis. Il nous manque celui-ci.

    J’espère un jour faire votre connaissance ailleurs que sur internet. Ainsi je sortirai de l’anonymant et nous pourrons causer.

    P. S. J’ai fait une confusion. Le monsieur qui avait la Poya à Fribourg était Renaud de Graffenried, et non Roland. Ce n’était donc pas lui qui avait épousé une héritière Gould. C’est égal, il était charmant quand-même.

  3. J’ai un peu connu le baron Renaud de Graffenried-Villars dans les années 1968 et septante. Je le rencontrais chez Bernard Faÿ, Grand-Rue 30, qui recevait ses amis les jeudis. Je crois me souvenir que RGV avait été le secrétaire de Carl-J. Burckhard, Ministre de Suisse à Paris de 1945 à 1949 et président du CICR, auteur du fameux ouvrage sur Richelieu.

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