Agent Sonya

Agent Sonya

Ecrivain britannique de renom, Ben Macintyre a su se forger au fil des ans une solide réputation en qualité d’auteur spécialiste des récits d’espionnage qui se fondent sur une histoire vraie, et dans lesquels il reprend le style, le ton et la cadence propres à un roman policier. Il rencontrera un succès littéraire mérité avec Agent Zigzag et plus encore avec Operation Mincemeat, le récit d’une tromperie étonnante élaborée par les Anglais aux dépens des Allemands pendant la Deuxième Guerre Mondiale, et qui effectivement tient le lecteur en haleine à la manière d’un polar.

Dès lors que Macintyre n’est pas un auteur de fiction, il se confronte à la difficulté existentielle du genre qu’il s’est choisi, à savoir l’identification d’une véritable histoire d’espionnage suffisamment documentée et surtout suffisamment romanesque. Car la vie de la plupart des espions se déroule derrière un bureau et ne fournissent pas la matière à un livre.

Avec Agent Sonya, Macintyre livre l’histoire insolite d’Ursula Kuczinski qui naît en 1907 au sein d’une famille aisée de la bourgeoisie juive de Berlin. Tous ses proches sont des intellectuels de gauche si bien que dès l’âge adulte et plus encore avec l’arrivée du nazisme, Kuczinki s’engagera en faveur de la cause communiste, d’abord au sein du KPD puis en qualité d’espionne au profit de l’Union Soviétique. Cet engagement la conduira vers une carrière mouvementée en Europe Centrale, en Extrême-Orient et enfin en Angleterre pendant la guerre, où elle contribuera de manière significative à la transmission à l’URSS des secrets liés aux programmes de recherches atomiques britanniques et américains. Le sous-titre du livre dans sa version originale en anglais « lover, mother, soldier, spy » suggère déjà la vie aventureuse que mènera Ursula Kuczinski pendant trente ans jusqu’à ce qu’elle fuie l’Angleterre en 1950 pour Berlin Est, où elle mourra en 2000.

Cependant, là où Operation Mincemeat marche, Agent Sonya échoue ; jamais le lecteur ne se ronge les ongles pour savoir si oui ou non Ursula sera capturée. Kuczinski est sans aucun doute une femme de talent, une femme de cœur et une femme de tête, qui sait à la fois faire preuve de sang-froid et d’une grande habilité, et qui achèvera sa carrière avec le grade de colonel du KGB. Mais, de l’avis de La Ligne Claire, Macintyre s’est heurté à l’écueil qui menace sa niche littéraire et a signé la biographie d’une espionne plutôt qu’un récit d’espionnage.

 

 

 

Ben Macintyre, Agent Sonya, Editions de Fallois, 440 pages.

L’Anarchie

Avec The Anarchy, William Dalrymple renoue avec son sujet de prédilection, les relations entre Anglais et Indiens dans les deux siècles qui précèdent l’établissement de l’Empire des Indes en 1858. L’anarchie que suggère le titre renvoie au déclin de l’empire moghol dès le XVIIIe siècle, qui favorise l’émergence de la Compagnie anglaise des Indes orientales, la East India Company (EIC), et qui devient même l’acteur principale de ce déclin.

Il est malaisé pour le lecteur occidental qui, comme La Ligne Claire, manque de points de repères quant à l’histoire de l’Inde, de s’y retrouver parmi cette anarchie. La Ligne Claire serait tentée de dresser un parallèle avec la Guerre de Trente Ans en Europe au XVIIe siècle, une guerre longue, aux allégeances et rivalités changeantes qui oppose un empereur, ici le Moghol et là le Habsbourg, aux princes territoriaux, une guerre incessante avec son cortège de pillages, de massacres et de famines.

Mais au-delà de ce chapitre particulier de l’histoire de l’Inde, Dalrymple s’attache à décrire l’histoire extraordinaire de la EIC. Constituée en 1600 sous forme de société anonyme en vue de poursuivre des buts commerciaux, elle atteindra bien vite ce que le juriste William Blackstone (1723-1780) appellera l’immortalité corporative en ce sens que la EIC survit à ses sociétaires individuels.

Dalrymple examine de manière tout aussi limpide que critique l’épopée de la EIC qui, entreprise commerciale, acquerra non seulement des actifs mais un pouvoir politique qu’elle exercera sur un vaste territoire. Au fil du temps, elle s’affranchira de la suzeraineté de l’empereur, lèvera des impôts, entretiendra une armée, déclarera la guerre en 1763 comme le ferait un souverain et de manière plus générale agira comme un État régi au bénéfice exclusif des actionnaires de la EIC.

Dalrymple souligne à juste titre les questions de gouvernance que soulèvent le comportement de la EIC et qui demeurent d’une brûlante actualité. En 1770 survient au Bengale une famine qui cause des millions de morts et qui est due à l’absence d’investissements (en cultures, engins agricoles et entrepôts) dans le chef de la EIC qui au contraire exploite le pays en vue de verser d’immenses dividendes de 12,5% à ses actionnaires. Cette politique n’est pas sans rappeler celle des corporate raiders de nos jours, gérants de fonds de private equity, qui dépècent leurs cibles et financent leurs dividendes à l’aide de junk bonds. Les bénéfices de la EIC lui permettent de s’assurer la bienveillance des MPs au Parlement de Westminster tandis qu’elle devient le premier contribuable du royaume. En 1773 cependant, en raison de la dette émise pour financer son expansion prédatrice à travers l’Inde, la EIC était devenue too big too fail et a dû faire l’objet d’un plan de sauvetage financé par la Banque d’Angleterre. Première multinationale à être sauvée par des fonds publics, la EIC a dû se soumettre à cette occasion à la tutelle du Parlement avant qu’elle ne soit nationalisée au XIXe siècle.

Les parallèles avec la crise de 2008, le sauvetage des grandes banques par les pouvoirs publics et l’introduction d’une législation contraignante (MIFID II, Dodd Frank) apparaissent clairement. De la confusion qui découle de ce paysage anarchique, Dalrymple pose les questions séculaires de gouvernance d’entreprise, ces organismes sans corps ni âme, dont la finalité ne saurait se réduire au seul intérêt des actionnaires. Mondialisation, monopole commercial, dépendance de l’État envers une entreprise, surexploitation des ressources (asset stripping), recours à des milices privées même, tous ces phénomènes qui naissent avec la EIC persistent de nos jours et confèrent à l’ouvrage de Dalrymple tout son intérêt et toute son actualité.

 

William Dalrymple, The Anarchy, Bloomsbury, 2020, 522 pages

La Filière

La Filière: une histoire de guerre, d’amour, de fuite et de mort

Les lecteurs de La Ligne Claire se souviendront d’un personnage qui surgissait des entrailles de « Retour à Lemberg », Otto (Freiherr von) Wächter, général de la SS et gouverneur de Cracovie en Pologne occupée puis de Galicie, dont Lemberg est la capitale, pendant la guerre. La Filière, du même auteur Philippe Sands, ne constitue pas à proprement parler une suite à Retour à Lemberg mais s’inscrit néanmoins dans une sorte de continuité dans la mesure où le livre retrace la vie, puis la fuite et enfin la mort d’Otto Wächter.

Le titre anglais, The Ratline, évoque un réseau d’évasion mais le terme rat, bien entendu dénigrant, renvoie à des criminels qui fuient la justice plutôt qu’à des héros qui cherchent à échapper à l’oppression ; en l’occurrence il s’agit d’une ligne d’évasion qui vise à procurer assistance à des criminels de guerre en vue de gagner l’Amérique latine dans les années qui suivent la défaite en 1945. Car Otto Wächter est un nazi autrichien de la première heure, un brillant juriste, un organisateur hors pair à qui on songe dès lors qu’il s’agit de mener à bien des missions délicates. Hans Frank, son supérieur, l’un des quatre protagonistes de Retour à Lemberg, qui sera condamné et exécuté à Nuremberg, lui confie l’érection du ghetto de Cracovie, puis de celui de Lemberg (Lvov), et de là la déportation de la population juive et son extermination dans le camp de Belzec.

Philippe Sands retrace la vie et la mort de Wächter avec la précision clinique du juriste mais aussi avec une maîtrise de la cadence du récit à la manière d’un roman d’espionnage. Sands connaît tout de son personnage mais amène preuves et témoignages à un rythme choisi, que viennent ponctuer des chutes en fin de chapitre qui invitent aussitôt le lecteur à entamer le chapitre suivant.

Cependant ce livre remarquable ne prend tout son sens qu’à la découverte des différentes filiations qui s’y déroulent. Tout d’abord il y a l’arrière-grand-mère de l’auteur, qui fait partie de ces Juifs de Lemberg que Wächter envoie à la mort. Ensuite et surtout il y a les longs entretiens que Sands a avec Horst Wächter (né en 1939), fils d’Otto, qui ne sont pas sans rappeler ceux qu’avait menés Gitta Serény avec Franz Stangl et Albert Speer. Horst enfant n’a pour ainsi dire pas connu son père, décédé en juillet 1949 ; Horst adulte s’en forgera l’image d’un « bon nazi » que la réalité des faits amenés par Sands vient contredire ; Magdalena, fille de Horst, n’affichera pas la même complaisance ou le même aveuglement et se convertira à l’Islam pour échapper au poids de cette hérédité. Une troisième filiation, plus étonnante encore, vient se nicher au cœur de ce récit et que le lecteur découvrira, stupéfait.

Avec La Filière, Sands se révèle à nouveau comme un maître du récit historique, fruit d’une enquête minutieuse, rédigé d’une plume élégante toujours en tension et qui livre à ses lecteurs un message qui va au-delà du simple dévoilement des faits. Comme pour Ben Macintyre, l’enjeu pour Sands consistera à l’avenir à trouver des événements à la hauteur de son talent.

 

 

Philippe Sands, La Filière, Albin Michel, 2020, traduit de l’anglais

Retour à Lemberg

Retour à Lemberg

Quatre personnages. Philippe Sands nous livre le récit de quatre personnages, Leon Buchholtz, son propre grand-père, Hersch Lauterpacht et Rafael Lemkin, tous deux juristes en droit international et enfin Hans Frank, gouverneur général de la Pologne occupée pendant la guerre, dont les destins naissent ou se croisent à Lemberg en Galicie, aujourd’hui Lviv en Ukraine.

Avocat réputé en matière de droit international, Sands sera invité, à l’occasion d’une conférence tenue à Lviv, à enquêter sur le destin de Leon Buchholtz et sur celui de Lauterpacht et de Lemkin, deux grands juristes. Lauterpacht sera à l’origine du développement du concept de crime contre l’humanité tandis que Lemkin développera celui de génocide, un mot dont il est l’inventeur. Ces concepts juridiques nouveaux trouveront une première application pratique au procès de Nuremberg, au cours duquel le quatrième personnage, Hans Frank, sera reconnu coupable et exécuté. Au moment du procès aucun des trois autres personnages ne connaît encore le sort que le règne de terreur de Frank avait réservé aux membres de leur famille restés en Galicie.

Le livre de Sands relève à la fois de la quête et de l’enquête, quête des origines de sa famille et du sort de ses membres sous l’Holocauste, et enquête très fouillée de la vie de Lauterpacht et de Lemkin et de leurs travaux. En gros, Lauterpacht conçoit les crimes contre l’humanité comme des crimes à l’encontre d’un grand nombre d’individus tandis que Lemkin définit le génocide comme un crime commis envers un groupe particulier de personnes, les Juifs et les Tsiganes en premier lieu.

Le concept de génocide, qui selon Lemkin ne se limite pas à des crimes en temps de guerre, peinait à trouver des partisans en 1945, y compris au sein des Puissances Occidentales ; les Américains craignaient en effet qu’il puisse s’appliquer aux Jim Crow laws qui justifiaient la discrimination raciale dans les États du Sud tandis que les Britanniques craignaient qu’il ne mine leur politique coloniale. Brillant juriste, Sands montre comment la substitution d’un point-virgule par une simple virgule dans les chefs d’accusation excluait de fait les crimes commis par les Nazis avant le déclenchement de la guerre. Et effectivement, aucun des prévenus de Nuremberg ne fut retenu coupable de génocide.

Toutefois, le moteur de ce beau livre demeure la quête d’une histoire personnelle et familiale. Pourquoi Leon Buchholz, grand-père de l’auteur, quitte-il seul Vienne pour Paris, laissant derrière lui sa femme Rita et sa fille Ruth (la mère de Sands) ? Qui est cette femme qui se chargera ensuite d’amener Ruth âgée d’un an, mais pas sa mère, auprès de Leon à Paris ? Et cette lointaine parente qui vit aujourd’hui en Israël qui n’a rien oublié mais qui a choisi de ne se souvenir de rien ?

Retour à Lemberg, est d’abord un livre émouvant ; c’est ensuite un livre essentiel au regard de l’actualité dès lors qu’il s’agit de suivre et de comprendre les procès instruits à l’encontre de, mettons, Radovan Karadžić ou de Omar-el-Bechir. Rédigé d’une plume élégante et précise, Sands a su rendre intelligible au lecteur le fruit compliqué de ses immenses recherches.

 

PS : La Ligne Claire est heureuse de célébrer ce dimanche son cinquième anniversaire et sa huit cent millième visite sur son site.

 

Philippe Sands, Retour à Lemberg, Albin Michel, 2017 traduit de l’anglais

De la Cour de Nicolas II au cloître de Saint Dominique

L’itinéraire singulier d’un grand seigneur

ll arrive parfois que des pages évangéliques trouvent leur accomplissement dans le monde présent. A cet égard, on peut lire la vie d’Alexandre Rzewuski [1] à la lumière de la parabole du fils prodigue qu’on retrouve au chapitre XV de l’Évangile selon saint Luc. Issu d’une famille de la haute aristocratie polonaise mais établie en Russie, Rzewuski naît dans les dernières décennies de la Russie tsariste, que sa famille avait fait le choix de servir ; à Saint-Pétersbourg le jeune Rzewuski y sera du reste présenté à Nicolas II. La Première Guerre Mondiale puis la Révolution russe viendront mettre un terme à une carrière destinée à la diplomatie et contraindre Rzewuski à l’exil en France. A Paris, où il fréquentera tant le monde que le demi-monde, il connaîtra rapidement le succès en qualité d’illustrateur de mode et de graveur des femmes les plus en vues dans la société. Et puis vient le moment où le fils prodigue délaisse les plaisirs du monde et où Rzewuski, à l’insu de (presque) tous, frappe à la porte de l’Ordre des Dominicains.

Spécialiste de l’Europe orientale, mais surtout amoureux de la vieille Europe et de l’histoire de ses grandes familles, David Gaillardon livre ici le récit de la vie étonnante de Rzewuski. L’auteur se révèle un rédacteur de talent qui sait ajouter de la couleur là où les éléments de fait viennent à manquer en raison de la perte de documents causée par la Révolution russe et les deux guerres mondiales.

 

Un dessinateur à la mode

Le jeune Rzewuski est un homme du monde. Arrivé ä Paris en 1919 âgé de 27 ans, alors que se tiennent les pourparlers qui aboutiront quelques mois plus tard au Traité de Versailles, il se révèle un dessinateur sensuel et esthète, qui lui vaut de décrocher une première commande de la part de la revue Femina alors en vogue. Dans le Paris de l’immédiat après-guerre, il se fera rapidement un nom auprès des dames de la haute société dont il trace le portrait à la pointe sèche, une technique exigeante dans laquelle il passe maître. Bientôt il voit sa réputation franchir la Manche et devient alors l’artiste le mieux rémunéré de son temps. Jeune dandy, il rencontre Boni de Castellane vieillissant et noue bien entendu des relations avec l’aristocratie en exil, les Youssoupof, les Lubomirski, et les Radziwiłł à qui plusieurs liens de cousinage le rattachent. C’est le Paris des Années Folles ; aux aristocrates qui parfois ont redoré leur blason en épousant une riche Américaine se mêlent des créateurs, Jeanne Lanvin, Coco Chanel ou Christian Dior, auxquels se joignent encore des artistes et écrivains de grande notoriété parmi lesquels on compte Cocteau et Picasso, Darius Milhaud et Maurice Ravel. Des femmes du monde se glissent dans ce univers-là, derrière lesquelles, écrit Gaillardon, se tapit parfois une aventurière dont le comportement est de nature à entacher sa réputation.

 

La conversion du fils prodigue

Rzewuski s’est-il lassé de la compagnie de ces grandes horizontales ? Toujours est-il qu’un jour de 1926 un ami l’envoie chez Jacques Maritain, le philosophe catholique qui incarne le renouveau néo-thomiste en France. Celui-ci l’envoie à son tour chez Monseigneur Vladimir Ghika, futur martyr et bienheureux. Rzewuski avait fait une première expérience mystique très intense la veille de la Noël 1916 alors qu’il escortait des blessés russes près de Trébizonde. Rzewuski y avait alors ressenti le besoin de se convertir au catholicisme. La recommandation de Maritain est astucieuse car Mgr Ghika est lui aussi un converti de l’orthodoxie et, comme Rzewuski, issu d’une famille de la haute aristocratie. Ces deux rencontres seront décisives si bien que Rzewuski rejoindra le couvent dominicain de Saint Maximin-Sainte Baume où le frère Ceslas – c’est son nom en religion – sera ordonné prêtre en 1932.

 

Une vie de moine mondain

Dès l’année suivante, il sera affecté à Fribourg en Suisse en qualité de directeur spirituel du séminaire international ; il allait y rester douze ans. La guerre d’Espagne puis la Seconde Guerre Mondiale allaient placer le Père Ceslas au centre d’un réseau politique, spirituel, familial et mondain qu’il enrichira de rencontres nouvelles parmi lesquelles il y lieu de relever l’abbé Charles Journet, futur cardinal. Par ailleurs, il deviendra l’aumônier des moniales dominicaines d’Estavayer, sur les rives du lac de Neuchâtel.

Gaillardon saisit bien tant l’activité que la personnalité de Rzewuski telles qu’elles ressortent des années fribourgeoises. S’il goûte la fréquentation du beau-monde, sa nouvelle vie est le fruit d’une véritable conversion qui n’est pas sans rappeler celle de Charles de Foucauld ; sans cesse il ressentira l’appel du désert et sera tenté de quitter les Dominicains pour les Chartreux, un pas qu’il ne franchira cependant pas.

Quelque temps après la Guerre, il est assigné à Prouilhe, dans le département de l’Aude, où il devient à nouveau aumônier de la communauté de moniales établies dans ce lieu où la présence de Saint Dominique est attestée. Il y passera la dernière phase de sa vie. Spirituel mondain, il remplit avec bienveillance les obligations de son ministère puis, le soir venu, dîne dans une vaisselle à son chiffre et des couverts en argent. Son chauffeur le conduit ici et là et lorsqu’il se rend à Rome, il descend chez ses cousins Caetani qui lui ont aménagé un appartement dans leur palazzo. Si cette vie peut heurter le lecteur moderne alors que le Père Ceslas a fait vœu de pauvreté, Rzewuski la vit comme un partage. Il se révèlera un fund raiser de talent et tout ce qu’il aura récolté d’une main auprès du monde, il le reversera de l’autre à son Ordre.

 

L’Église et les arts

Dessinateur de talent, Rzewuski appréciait la fréquentation des artistes et se sentait chez lui dans le monde de la culture. Esthète amoureux du beau, devenu religieux, il témoignera des noces du beau et du divin, qui pendant des siècles avaient fait la gloire de l’Église catholique. Vers la fin de sa vie, il rédigera « A travers l’invisible Cristal », ses mémoires publiés chez Plon en 1976. Si elles fournissent le matériel de base pour ce livre, elles se révèleront piètrement structurées si bien qu’il reviendra à Gaillardon de fournir un travail très approfondi de recherche, en particulier auprès du fond Jacques Maritain et du fond Rzewuski ; aussi, il en résulte un ouvrage sérieux et délicat, où l’élégance le dispute à la rigueur et dont le titre finement choisi, « La beauté et la grâce » résume le personnage. La beauté de l’artiste mondain y rejoint la grâce du sacerdoce ; l’une et l’autre séduiront à juste titre tant les amateurs de l’histoire de l’aristocratie que celle de l’Europe et de l’Église.

Dans le siècle, avec Alex-Ceslas s’éteint l’illustre maison des  Rzewuski ; dans l’Église, à la suite de l’Abbé Mugnier, il s’inscrit dans la lignée des prêtres de cour, appelés à eux aussi à faire le bien là où la Providence les aura placés.

 

 

 

 

David Gaillardon, La beauté et la grâce. Itinéraire d’un aristocrate européen, Alex Rzewuski. Éditions Lacurne 2019, 479 pages.

 

 

 

 

[1] On prononce Jévoussequi

 

De Gaulle, une certaine idée de la France

Près de cinquante ans se sont écoulés depuis que La Ligne Claire, alors enfant, avait essuyé une réprimande pour s’être réjoui non pas du décès du Général de Gaulle mais du jour exceptionnel de congé octroyé par le lycée à cette occasion. A l’approche de cet anniversaire, Julian Jackson, professeur d’histoire à Queen Mary, University of London, livre une nouvelle biographie très complète du Général, qui a rencontré un grand succès outre-Manche si bien qu’elle s’est vue couronnée du prestigieux Duff Cooper [1] Prize.

La France ne court guère le risque de tomber à court de biographies de De Gaulle ou d’écrits à son sujet mais Jackson ne cache pas le peu de cas qu’il fait des biographies en langue française du Général, celles de Jean Lacouture et d’Éric Roussel en particulier. Spécialiste de l’histoire de France, Jackson connaît son sujet de manière intime pour s’être appuyé sur d’innombrables sources, documents, archives, correspondances et témoignages. Il en ressort une biographie très achevée aux accents mesurés.

Jackson s’adresse bien entendu en premier lieu à un public de langue anglaise et n’entend pas raconter un récit national. S’il admire l’homme, son parcours et son œuvre, il rédige sa biographie à la façon d’un protestant qui ferait celle de Jean-Paul II, sans aucunement avoir l’intention de se convertir à la religion catholique romaine, entendez ici la mystique du gaullisme. De l’avis de La Ligne Claire, la combinaison du caractère très fouillé de ce livre allié au détachement – on serait tenté d’écrire distanciation – manifesté par l’auteur envers son sujet constitue l’intérêt même de cet ouvrage.

Ceci dit, Jackson saisit correctement son personnage, à la fois comédien et calculateur, qui se veut l’incarnation de la France au cours de sa longue histoire. « Cela fait mille ans que je dis cela » aimait dire le Général. Le titre du premier volume de ses mémoires, L’Appel renvoie bien entendu à l’Appel du 18 Juin dont nous célébrons ces jours-ci le quatre-vingtième anniversaire mais aussi aux voix entendues par Jeanne d’Arc qui devaient la conduire à libérer la France, comme plus tard Charles de Gaulle. De même, la Croix de Lorraine, emblème de la France libre, renvoie une fois encore à Jeanne d’Arc, la bonne Lorraine, mais aussi à ce fardeau, le déshonneur de la défaite de 1940, que le Général se sent tenu de porter, comme le Christ a porté tous les péchés du monde sur sa propre croix.

Jackson est anglais ; aussi accorde-t-il une place particulière aux relations agitées que le Général a entretenues tout au long de sa vie avec les Anglais, dont il soupçonne sans cesse la duplicité, et avec les Américains, ce peuple impérialiste mais sans histoire. Seule Elizabeth II trouve grâce à ses yeux, précisément parce qu’elle incarne la continuité de l’État et de la nation britannique.

D’une lecture agréable, élégamment traduit par Marie-Anne de Beru, l’ouvrage de Julian Jackson s’inscrit de plein pied dans l’école des historiens anglo-saxons, où il s’agit de rendre compte des faits tels qu’ils ressortent des sources.

Toute sa vie, De Gaulle s’était forgé une certaine idée de la France fondée sur sa grandeur. Devenu président de la République, conscient des limites à l’action possible de la France dans un monde dominé par les États-Unis et l’Union Soviétique, cette incarnation de la grandeur conçue comme une politique était devenue dès lors davantage une question d’attitude que de moyens. Julian Jackson raconte l’histoire de cette destinée avec autant de rigueur que de talent, et où certains lecteurs de La Ligne Claire retrouveront leur père ou grand-père ; elle vaut la peine qu’on la lise.

 

De Gaulle, une certaine idée de la France, Julian Jackson, traduit de l’anglais par Marie-Anne de Beru, Editions du Seuil, 984 p.

 

[1] Alfred Duff Cooper (1890-1954), 1ᵉʳ vicomte Norwich, est un homme politique britannique du Parti conservateur qui fut ambassadeur à Paris de 1944 à 1947.

Un sens à ma vie – avec Teilhard de Chardin

Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), un père jésuite français, est connu tout à la fois pour le développement d’une théologie originale et pour avoir poursuivi une carrière éminente de géologue et de paléontologue ; il était en particulier spécialiste reconnu des origines de l’homme. Homme de foi et homme de science, il présente une vision audacieuse de l’Évolution qui réconcilie foi et raison et qui dépasse la signification, trop restreinte à son sens, que lui confère Darwin. Teilhard laissera derrière lui une œuvre abondante, livres, lettres et articles qui ne sera publiée qu’après son décès en 1955 en raison d’un interdit prononcé par ses supérieurs religieux, et auquel il s’est toujours tenu. Sa vision chrétienne de l’évolution, articulée dans un langage pas toujours aisé à saisir, irradiera cependant la vie de l’Église, notamment lors du Concile Vatican II, et trouvera une reconnaissance tardive chez le pape Jean-Paul II et ses successeurs.

Avec Un sens à ma vie, un petit ouvrage publié en 2019, les trois auteurs, Chantal Amouroux, Jacqueline Barthes et Dominica Behaghel, présentent la pensée de Chardin en une langue claire, élégante et précise qui vise à rendre accessible la pensée de Teilhard à un large public ; aussi, dans ce but didactique, fournissent-elles au lecteur un dictionnaire « français-Teilhard » en annexe de leur ouvrage.

Les auteurs présentent leur ouvrage en huit petits chapitres, tous organisés de la même manière : un résumé d’une page, un développement et enfin des citations de Teilhard en rapport avec le thème abordé dans le chapitre.

Le titre de leur livre, Un sens à ma vie, emmène d’entrée de jeu le lecteur dans la pensée de Teilhard car sens ici signifie non seulement signification mais aussi direction. En effet, Teilhard s’appuiera sur la théorie du Big Bang [1] et décrira un univers non pas figé mais en évolution. Loin de réduire l’Évolution à une sélection naturelle, Teilhard la décrit comme le processus, fondamental et irréversible, par lequel l’Esprit se dévoile dans la Matière. Avec l’apparition de l’Homme sur terre, l’Évolution devient conscience car si l’animal sait, seul l’Homme sait qu’il sait.

Si l’approche développée par Teilhard, selon ses propres mots, de christifier l’Évolution est originale en soi, celle qui consiste à y inclure les éléments proprement chrétiens que sont l’Eucharistie, le péché originel, la mort et la Résurrection le sont davantage encore. Plus qu’une simple inclusion et même d’une réconciliation avec la science, c’est là que Teilhard voit le sens même de l’Évolution, qui est de mener l’Homme à un point oméga [2] et de le réconcilier avec le Christ ressuscité. Soulignons aussi toute la valeur qu’il octroie à la femme et plus encore au mystère féminin, dont les trois auteurs sont à la fois les témoins et l’expression.

De son vivant, les supérieurs de Teilhard l’ont tenu pour suspect de panthéisme et, méfiants, l’ont frappé d’un interdit de publication. Mais l’histoire de l’Église résonne souvent de ces paroles qui donnent du fruit par-delà la mort, à telle enseigne qu’on peut y voir une marque de la communion des saints. La pensée de Teilhard est désormais d’une brulante actualité, non seulement pour traiter des rapports à la foi mais aussi des rapports à la Création (écologie) et aux autres religions (œcuménisme).

Alors qu’on commémore ces jours-ci le cinquième anniversaire de la parution de l’encyclique Laudato si, Un sens à ma vie arrive donc à point nommé pour permettre à un large public de se familiariser avec la pensée d’un homme visionnaire et, surtout, de s’en nourrir au sein de l’Église comme en dehors.

 

[1] On doit cette théorie de l’origine de l’univers à un prêtre belge, le chanoine Lemaître (1894-1966), professeur à l’Université catholique de Louvain.

[2] Ce concept de point oméga s’appuie du verset 13 du chapitre XIII du livre de l’Apocalypse : Je suis l’alpha et l’oméga, le premier et le dernier, le commencement et la fin.

 

Chantal Amouroux, Jacqueline Barthes, Dominica Behaghel, Un sens à ma vie – avec Pierre Teilhard de Chardin, Chronique Sociale, 185 p.

www.teilhard.fr

Sergio de Mello, du documentaire au biopic

Sergio Vieira de Mello était le Représentant Spécial du Secrétaire Général des Nations-Unies lorsqu’il fut tué lors d’un attentat à la voiture piégée le 19 août 2003. Que peut-on dire à son propos qui n’ait déjà été écrit, enregistré ou filmé ? Ce qui est certain c’est que le biopic Sergio réalisé par Greg Baker et distribué par Netflix ces derniers temps n’apporte pas de réponse nouvelle à cette question.

Le film souffre non seulement de la difficulté propre au genre, qui est de raconter une histoire dont le spectateur connaît déjà la fin mais il s’appuie en outre sur un documentaire réalisé par le même Greg Baker en 2009 et qui lui-même se fonde sur la biographie que Samantha Power [1] avait rédigée. Comment s’y prendre dès lors pour transformer un docu d’une heure en un biopic de deux heures ? Et bien c’est simple, le second fait abondamment appel au premier, on y ajoute des images d’archives et quelques scènes où Sergio de Mello danse la samba sous les cocotiers en compagnie de sa nouvelle compagne, Carolina Larriera, alors qu’il occupe les fonctions d’Administrateur du territoire de Timor-Leste. Tout cela tombe lamentablement à plat.

C’est regrettable car la personnalité exceptionnelle de de Mello n’apparaît guère dans le film tandis que les circonstances dramatiques de sa mort manquent, comment dire, d’intensité dramatique.

Car de Mello est une star. Fils de diplomate, ancien élève comme La Ligne Claire du Lycée Chateaubriand à Rome, il monte sur les barricades de la Sorbonne en mai 68 avant d’entamer une carrière aux Nations-Unies qui se révèlera brillante. Élégant, homme à femmes, intellectuel engagé sur le terrain, il apparaît comme un croisement entre James Bond et Bobby Kennedy. Ambitieux, énergique, un leader naturel, il est sur tous les fronts là où sont présentes les Nations-Unies, au Soudan, au Cambodge, en Yougoslavie, partout où surgissent des conflits et où souffrent des hommes. Habile négociateur, charmeur, aussi à l’aise avec les chefs d’Etat qu’avec des criminels de guerre, il est l’homme, le seul homme même capable de déminer les grands problèmes de l’heure. Ses succès lui valent de rencontrer tous les grands de ce monde et de recueillir toutes les attentions qui flattent son amour-propre ; lors de son oraison funèbre, Kofi Annan dira de lui qu’il était le seul employé des Nations-Unies que tous connaissaient sous son seul prénom, Sergio. George Clooney de la diplomatie mondiale, oui Sergio de Mello était une star dont le film ne donne qu’une pâle image.

Lorsqu’il est nommé à Bagdad en 2003, il a pour souci principal d’assurer la reconstruction du pays que la récente invasion américaine vient de disloquer. Contraint par la force des choses de collaborer avec les forces d’occupation, il s’efforce de prendre ses distances à leur égard mais est néanmoins perçu sur place comme l’agent des États-Unis. C’est à ce titre qu’Al Qaeda perpétrera son attentat le 19 août et si de Mello compte assurément parmi les 22 victimes décédées lors de l’attentat, il en est sans doute la cible.

A la suite de l’explosion, de Mello et son collaborateur Gil Loescher se retrouvent gravement blessés mais vivants, écrasés sous des blocs de béton. Deux soldats américains les repèrent et leur viennent en aide à mains nues. L’un d’eux, sapeur-pompier dans le civil, leur demande s’ils veulent prier avec lui. « Oui » dit Loescher ; « non » répond de Mello. Le soldat ne poursuit pas de but missionnaire mais il sait d’expérience l’importance de détourner l’attention des victimes de leurs souffrances du moment. Toujours est-il que de Mello refuse. En veut-il à Dieu à cet instant-là, assiste-t-on à une scène similaire à celle qui se déroule entre la Statue du Commandeur et Don Giovanni, de Mello ne croit-il tout simplement pas en Dieu ? Le biopic n’explore pas du tout ces moments d’angoisse. Alors que les secours tardent [2], les soldats expliquent à Loescher que, pour le tirer d’affaire, ils devront lui scier les jambes. Loescher accepte, les soldats le hissent hors des décombres et l’emmènent ; lorsqu’ils reviennent, de Mello est mort. Dans le documentaire de 2019, l’un des deux soldats déclare que de Mello les a laissés tomber, alors que c’est lui la victime. Le militaire laisse entendre par là que, contrairement à Loescher qui tient à la vie au prix de ses deux jambes, de Mello s’était refusé de croire en la possibilité d’un miracle. Ces propos résonnent de manière choquante aux oreilles de La Ligne Claire, alors que Sergio de Mello gisait en agonie sous des tonnes de débris, mais ils auraient certes fourni la matière au tournage d’un film véritablement dramatique.

 

Sergio de Mello repose au Cimetière des Rois à Genève, siège européen des Nations-Unies.

 

 

[1] Plus tard, Power occupera le poste d’ambassadrice des Etats-Unis auprès des Nations-Unies de 2013 à 2017

[2] Power suggère que les autorités américaines n’ont pas fait montre d’un zèle excessif pour acheminer du matériel de déblaiement.

Unorthodox

Toujours confinée, La Ligne Claire a suivi avec intérêt la mini-série Unorthodox, qui, inspirée par le livre témoignage de Deborah Feldman [1], raconte l’histoire de la jeune Esty Shapiro. Tout juste enceinte, Esty quitte son mari Yanky qu’elle avait épousé dans le cadre d’un mariage arrangé, ainsi que toute sa communauté de juifs hassidiques du quartier de Williamsburg à Brooklyn pour trouver refuge à Berlin ; elle y est accueillie par les membres d’une académie de musique pour jeunes où, aux côtés de juifs hétéros, elle trouve aussi des arabes et des homos que jamais on ne rencontre à Williamsburg.

Si les scènes qui décrivent la vie à Williamsburg correspondent à ce qu’a effectivement pu connaître Feldman, les aventures d’Etsy à Berlin relèvent de la fiction et pourtant sonnent tout à fait juste. L’illustration de la vie et des rituels de la communauté hassidique de Brooklyn, les costumes et surtout les dialogues en yiddish, autrefois la lingua franca des Juifs de la Mitteleuropa, tout cela confère à la série une grande puissance de conviction. Les rôles respectifs d’Etsy et de son mari Yanky sont portés à l’écran de manière tout à fait remarquable par Shira Haas et Amit Rahav, deux acteurs israéliens tandis que la silhouette fluette de Haas vient souligner la fragilité de l’individu face à la communauté.

Trois séquences remarquables viennent rythmer la série. Dans la première, Etsy se dénude et se soumet à un bain rituel afin de se purifier la veille de son mariage. Quelque temps plus tard, débarquée à Berlin, elle se baigne tout habillée dans le Wannsee en vue de la villa où en 1942 s’était tenue la conférence qui devait décider de la Solution Finale ; ce deuxième bain a valeur d’une sorte de baptême dans la société libérale dans laquelle elle vient de plonger. Plus tard enfin alors qu’elle est admise à une audition de chant à l’académie de musique, elle donne d’abord du Schubert mais ça tombe à plat ; ce n’est que lorsque Etsy chantera en yiddish [2] que toute sa personnalité, toute son âme et tout son talent émergent : il faut que Etsy assume pleinement sa judéité pour qu’elle puisse s’affranchir de sa propre communauté hassidique.

Le livre de Feldman s’inscrit dans un genre [3] certes mineur mais néanmoins bien vivant qui traite de la vie d’une personne au sein d’une communauté réputée oppressive et qui s’en échappe. Seuls les rescapés de ces histoires la racontent si bien qu’en définitive l’histoire demeure toujours la même, la fuite en cachette hors d’un groupe religieux en vue de gagner l’Occident, là où règne la liberté.

Vu sous ce seul jour, Unorthodox passe à côté de ce qui fait la vie de la communauté dont est issue Etsy, telle que ses membres la conçoivent. Si les juifs hassidiques forment une communauté particulièrement étroite, faite de la stricte observance d’un grand nombre de prescriptions rituelles, Etsy grandit comme chacun de nous dans un milieu familial et culturel. Elle en recueille un héritage, une langue, une religion, des traditions, les recettes de cuisine de sa grand-mère etc. Chez tout homme devenu adulte il en résulte une tension entre l’appartenance à un groupe et des choix individuels. Chez les juifs hassidiques, l’accent accordé à la transmission de ce bagage culturel au sens large est constitutive de leur identité même : est juif celui dont les petits-enfants sont juifs à leur tour. Chez Etsy, cette tension entre bagage culturel et ses propres aspirations atteint un point de rupture et c’est la raison pour laquelle elle ne voit d’autre planche de salut que la fuite à Berlin. Pendant ce temps-là, les cinquante mille juifs de Williamsburg sont restés à Williamsburg et, ce faisant, ont tout autant posé un choix de vie qu’Etsy pose le sien.

La Ligne Claire juge regrettable qu’ Unorthodox n’aborde pas ces questions et qu’il suggère que, dans la vie, seule l’évasion permette d’accéder à la liberté. Il n’empêche, les deux scénaristes Anna Winger et Alexa Karolinski, alliées à la réalisatrice Maria Schrader ont livré une œuvre de grande qualité qui suscite une profonde émotion chez le spectateur.

 

[1] Unorthodox : the scandalaous rejection of my Hassidic roots

[2] La Ligne Claire s’autorise à penser que le chant n’était pas en yiddish mais en hébreu, la langue liturgique en vigueur chez Etsy et sa communauté

[3] Par exemple Betty Mahmoudi “Not without my daughter” ou encore Aabra “Taliban Escape”.

 

 

1917 (film)

Le confinement a fourni à La Ligne Claire l’occasion de regarder 1917, réalisé et produit par Sam Mendes, un film qui a remporté trois Oscars il y a deux mois. L’intrigue est toute simple : deux soldats anglais, Blake et Schofield sont chargés par le général Erinmore de porter un ordre destiné au colonel Mackenzie, commandant le régiment Devonshire où est affecté le frère de Blake, de ne pas procéder à l’attaque prévue pour le lendemain car les Allemands leur ont tendu un piège en feignant de se retirer.

Les deux soldats quittent donc Erinmore pour gagner le stationnement du régiment Devonshire. En chemin, ils doivent surmonter une série d’épreuves, franchir les barbelés, se faufiler dans les tranchées allemandes abandonnées, faire face à l’un ou l’autre tireur solitaire. De ce point de vue 1917 s’apparente à première vue aux road movies américains, à Oh Brother des frère Coen et bien entendu au récit de l’Odyssée. Il s’en distingue pourtant de manière fondamentale car dans 1917 ces péripéties ne sont que cela, une bombe qui explose, un avion ennemi qui s’écrase, une rivière à franchir mais elles ne sont porteuses d’aucune signification.

Plusieurs commentateurs ont souligné le caractère invraisemblable de l’histoire, que Mendes dit tenir de son grand-père, car jamais un régiment isolé n’aurait été amené à conduire seul une attaque. De plus la présence dans le film de militaires indiens et africains au milieu de soldats anglais est invraisemblable et relève d’un hommage indû à la pensée du jour ; en effet, l’armée britannique était organisée sur une base territoriale de sorte que les nombreuses troupes indiennes et issues des colonies africaines opéraient au sein de leurs propres unités. Enfin, si 1917 dépeint les Allemands comme l’ennemi bien sûr, il les dépeint inutilement comme les méchants de cette histoire.

En définitive, 1917 est le récit d’une anecdote, sans autre sens qu’anecdotique. Le film s’est vu attribuer trois Oscars « techniques », meilleure photographie, meilleur mixage de son et meilleurs effets visuels. C’est bien car le film ne méritait pas davantage.