Eclats de Belgique – Belgique éclatante

Lorsqu’on évoque la Belgique, on songe tout aussitôt aux rivalités qui opposent Flamands et francophones qui, depuis 50 ans, s’acharnent à rendre un petit pays plus petit encore. Les attentats de hier ont fait voler en éclat non seulement ces rivalités mais leur raison d’être : ni les victimes, ni les passagers de l’aéroport et du métro, ni les services de secours ni les terroristes n’en ont cure.

Hier à la télévision on pouvait voir et entendre à Bruxelles, des hommes et des femmes venus de toutes les nations qui sont sous le ciel : Mamadou, le bagagiste de l’aéroport qui a aidé, oui mon ami, deux vieilles dames terrorisées à se réfugier ; Maria-Luisa, d’origine sud-américaine, qui s’était retourné au son d’une explosión; ce policier bruxellois et qui s’appelle Abdel ; Rachid qui livrait son témoignage avec un accent liégeois, sais-tu ; Rajeev, passager en transit en provenance de Singapour, pris en charge en anglais mâtiné de flamand par la sécurité civile de la commune de Zaventem ; le Roi des Belges qui ne s’est pas départi de son accent belge lors de sa brève allocution.

Hier ce n’était pas simplement la Belgique avec ses querelles de clocher qui était visée mais toute l’Europe ; des décombres du métro émergeaient des fonctionnaires européens qui se rendaient à leur travail, Piotr le Letton, un Italiano vero, un faucon maltais, tous citoyens de notre monde bigarré qui s’oppose à un monde où tout le monde est vêtu de noir, comme les habitants de Pepperland aux Blue Meanies.

Au temps de son service militaire, à l’époque où le rideau de fer déchirait l’Europe, dans le jargon militaire on parlait du « rideau de betterave », qui séparait les witloofs des chicons pour désigner les unités de l’autre régime linguistique. Hier ce rideau-là a lui aussi vécu tout simplement parce qu’il ne correspond pas à la réalité de la vie des habitants de la Belgique.

Princesse Lilian

Séduisante, intelligente et dangereuse: la Princesse Lilian

Séduisante, intelligente et dangereuse ; voilà la Princesse Lilian décrite sous la plume d’un collaborateur de son beau-frère, le Prince Charles de Belgique, alors Régent.

Réputée la plus belle femme de son temps, Lilian Baels, deuxième épouse du Roi des Belges Léopold III à la suite de leur mariage religieux, alors tenu secret, le 11 septembre 1941, déclenchera les passions les plus vives. Louée par ses partisans en raison de sa culture, de son charme et de son intelligence, ses ennemis la tiennent au contraire pour une colérique, une intrigante et une ambitieuse qu’ils comparent volontiers à la belle-mère dans le conte de Blanche-Neige.

Une nouvelle biographie, due à la plume de l’historien belge Olivier Defrance, vient jeter un éclairage neuf sur la vie de cette femme fascinante ; Defrance s’appuie pour la première fois sur des entretiens avec la Princesse et son entourage comme sur des archives inédites fournies en particulier par la Princesse Esméralda, fille cadette de Léopold et de Lilian.

Années viennoises

Defrance nous éclaire sur l’enfance et la jeunesse de celle qui n’est alors que Mlle Baels. En séjour à Vienne dans les années 30 elle noue des amitiés au sein de la haute aristocratie austro-hongroise d’où émergent les noms du Prince Fritzi Windisch-Graetz et surtout celui du Comte Peter Draskovich, à qui elle sera fiancée. Héritier d’un majorat en Hongrie, Draskovich doit se soumettre à la loi qui lui impose d’épouser une femme issue de la noblesse ; tant son père le Comte Ivan qu’Henri Baels, père de Lilian, s’opposent à cette union qui en définitive ne se fera pas. Lilian gardera des attaches durables avec la noblesse de la Mitteleuropa, pas toujours à bon escient.

La Question Royale

Si la Question Royale trouve son origine dans la décision du Roi de capituler le 28 mai 1940 contre l’avis du gouvernement, le mariage de Lilian et de Léopold constituera son point d’inflexion. Prisonnier des Allemands, Léopold fait l’objet d’une vénération au sein de l’ensemble de la population ; mais dès le jour de son mariage, il devient clair que le Roi n’est plus un prisonnier comme les autres. Et si Lilian fait l’objet d’attaques si violentes sous la Question Royale, c’est aussi parce que, pour la première fois dans l’histoire de la Belgique, l’épouse du Roi se mêle des rapports que le souverain entretien avec ses ministres. Au sein de la population, Lilian brise le miroir dans lequel les Belges contemplaient le souvenir d’Astrid, la reine venue des neiges.

A Prégny, près de Genève, où la famille royale vit en exil de 1945 à 1950, Léopold et Lilian mènent grand train. L’Europe d’après guerre n’est guère à court de princes déchus qui se retrouvent volontiers sur les terrains de golf de Gstaad ; Lilian y fait la connaissance de la reine d’Espagne, veuve du roi Alphonse XIII, de la duchesse de Vendôme, de sa belle-sœur Marie-José, éphémère reine d’Italie ou encore du Duc de Bragance, chef de la Maison de Portugal.

Histoires de famille

« Familles, je vous hais » écrivait Gide. Effectivement Defrance nous plonge au cœur des rapports qu’entretiennent entre eux les membres de la famille royale belge. Léopold et Lilian d’abord. Dès l’été 1941, il est clair qu’ils sont très épris l’un de l’autre ; Léopold lui envoie des billets enflammés : « Ma petite Lili adorée, je ne te quitte pas un instant en pensée. Sens-le, sens mon amour immense dans ton cœur ». Léopold et son frère Charles ensuite, qui assume la Régence pendant les années d’exil. Ils se détestent et mourront l’un et l’autre en 1983 sans s’être jamais réconciliés. La Reine Elisabeth, mère du Roi. Réputée non conformiste, elle souhaite pour son fils veuf le réconfort d’une présence féminine mais s’oppose avec vigueur à un mariage civil, qui sera pourtant célébré le 6 décembre 1941 alors que Lilian est enceinte. Lilian et les enfants royaux, Baudouin en particulier. Lorsqu’elle se marie, Lilian assure auprès des enfants du premier lit du Roi le rôle d’une mère, y compris dans les circonstances dramatiques de la déportation vers la sinistre forteresse de Hirchstein en Saxe et au long des années d’exil en Suisse. Tant Albert que Baudouin l’appelleront « Mumy » pendant cette période-là. Mais au lendemain du mariage du Roi Baudouin avec Fabiola en décembre 1960, tout change, c’est la rupture entre le Palais royal de Laeken et Argenteuil, la gentilhommière où Léopold et Lilian se sont établis. A quoi est due cette rupture ? A cette histoire de meubles, tirés à hue et a dia entre les deux maisons? C’est possible. Ou encore à la liaison que Léopold entretenait en ces années-là et qui aurait conduit Lilian au bord du divorce, ce que la nouvelle Reine Fabiola ne pouvait tolérer ? Defrance le suggère et il appartiendra à un historien futur de déterminer son rôle éventuel dans cette affaire. Toujours est-il que la brouille est définitive et que Léopold et Lilian vivront désormais sans entretenir de contacts avec le reste de la famille royale. Quant à eux deux, il finiront par se réconcilier dès lors que Léopold s’était assagi avec l’âge.

Argenteuil, carrefour du monde

Au cours de la dernière phase de sa vie, la Princesse érigea le manoir d’Argenteuil en un carrefour de premier plan de la vie mondaine, artistique et scientifique ; têtes couronnées y côtoient des personnalités du monde politique ; on y voit Valéry Giscard d’Estaing et Paul Vanden Boeynants, ancien premier ministre belge, la Reine d’Angleterre et Eddy Merckx. Reconnue à juste titre pour son engagement en faveur de la recherche dans le domaine médical, Lilian crée une Fondation cardiologique à son nom, pour laquelle elle sera admise au Royal College of Physicians de Londres et recevra le prestigieux prix Giovanni Lorenzini.

Plus de septante ans après la guerre, Defrance livre un portait clair, rigoureux et nuancé d’une femme à la destinée inhabituelle et qui ne laissait personne indifférent.

Feu Jean Stengers, le grand historien belge, à qui on demandait s’il n’avait jamais rendu visite à la Princesse, répondit « Non, j’aurais trop peur de tomber sous son charme ».

Olivier Defrance, Lilian et le Roi, Racine 336 p.

Simon Leys, navigateur entre les mondes

De Ryckmans à Leys

On trouve chez Pierre Ryckmans quelque chose de Tintin, le goût du large, la passion de la mer, l’intérêt pour d’autres cultures, du Congo à l’Extrême-Orient, la recherche de la droiture. Ryckmans est de ces hommes discrets, peu connus du grand public, une sommité dans son domaine, celui de la sinologie, et qui aura marqué la vie intellectuelle de son temps, la deuxième moitié du XXe siècle. En 2010, il avait préfacé la biographie que Philippe Paquet avait consacrée à Madame Chiang Kai-shek et c’est par un juste retour des choses que Paquet, lui-même un éminent sinologue, rédige aujourd’hui la biographie de Ryckmans, alias Simon Leys. Car de même que Pierre Assouline avait composé une biographie d’Hergé, plutôt que celle de Georges Rémi, Paquet consacre son ouvrage à Simon Leys, l’homme qu’était devenu Ryckmans. Contraint pour des raisons diplomatiques d’utiliser un pseudonyme pour signer en 1971 Les Habits neufs du président Mao, le livre où il démonte les mécanismes de la révolution culturelle et qui lui valut l’hostilité des milieux maoïstes français, Ryckmans allait se fondre en Simon Leys. Plus qu’un pseudonyme, Simon Leys allait devenir un nom de plume et même parfois un nom de guerre mais surtout le nom qu’il s’était donné à l’occasion d’une nouvelle naissance, celle de l’écrivain; c’est du reste en tant que Simon Leys qu’il serait reçu en 1990 à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique.

La jeunesse

Ryckmans naît dans une famille où certains lecteurs belges se reconnaîtront : famille nombreuse, catholique, une éducation au Cardinal Mercier à Braine-l’Alleud suivie d’études à Louvain qui n’était pas encore Leuven (en français), l’abonnement au Ligueur, un oncle curé, professeur à l’université, un autre oncle au Congo, en somme la Belgique que Gaston Eyskens appellerait plus tard la Belgique de Papa. Ryckmans ne reniera jamais cette Belgique-là – on sait avec quel acharnement il s’est battu pour que ses deux fils cadets puissent conserver la nationalité belge – mais, « pour vivre pleinement il devait vivre ailleurs ».  En 1955, il effectuera ce qui deviendrait un voyage initiatique en Chine et qui le destinera à être plus tard « un écrivain belge établi en Australie».

Le sinologue et l’écrivain

Leys assoira sa réputation de sinologue de premier plan en traduisant et commentant le traité de peinture rédigé par Shitao, un peintre chinois du XVIIe siècle ; cet ouvrage, publié sous le titre de Propos sur la peinture du moine Citrouille-amère Shitao – Contribution à l’étude terminologique des théories chinoises de la peinture lui vaudra d’obtenir le grade de Docteur en Histoire de l’Art et sera suivi en 1971 de La vie et l’œuvre de Su Renshan, rebelle, peintre fou. Leys poursuivra sa carrière en Australie où il enseignera la littérature chinoise aux universités de Canberra et de Sydney. Mais surtout, Leys saura brillamment dépasser le cadre de son expertise professionnelle et se révéler tout à la fois un romancier, un essayiste, un critique littéraire, un historien d’art et un pamphlétaire. Sa langue se distinguera par l’élégance du style, la beauté de l’écriture, la précision, l’absence de jargon jugé vulgaire et portera la marque d’un homme libre, en quête de vérité, une conscience intègre armée d’une plume d’acier. Or, il existe en Chine un  lieu où se marient les deux domaines où excelle Leys, la peinture et la littérature : la calligraphie. Il sera un excellent calligraphe, forçant l’admiration des Chinois. On se souviendra qu’Hergé s’était intéressé à la calligraphie chinoise et y trouva une source d’inspiration qui devait aboutir à la formation de son style, la ligne claire ; Leys ne manquera pas du reste de souligner que Le Lotus Bleu constituait une bonne introduction à la Chine. Par ailleurs, Belge du bout du monde, Leys écrira en mandarin et en anglais aussi bien qu’en français et rejoindra le petit cercle des auteurs qui rédigent aussi dans une langue autre que leur langue maternelle – on peut songer à Joseph Conrad ou à Milan Kundera.

Le lecteur profane de langue française pourra se sentir dérouté face à une culture chinoise pour laquelle il peut manquer de repères. A quelle époque vit Confucius ? Quand règne la dynastie des Ming ? De plus, en Chine l’art réside davantage dans l’acte de la création que dans la chose créée, ce qui explique que l’art chinois puisse paraître invariable et donc privé de repères historiques aux yeux d’un occidental. Du reste Leys dira que « la Chine qui m’occupe est une région de l’esprit plutôt qu’un espace géographique », ce sera pour Leys la Chine intérieure, « l’autre pôle de l’existence humaine ».

Philippe Paquet, lui-même journaliste, écrivain et sinologue, marié comme Leys à une Chinoise, volera au secours de ses lecteurs car il sait tout de Leys et de son sujet. S’appuyant sur une masse de documents et de nombreux entretiens avec Leys et d’autres, il ouvrira autant de tiroirs à chaque fois qu’il s’agira de présenter un peintre chinois, un intellectuel maoïste français, les écrivains, Orwell ou Segalen que Leys admirait, les diplomates belges qui ouvrent l’ambassade à Pékin dans les années 1970, les hommes politiques chinois, Mao Tsé-toung bien sûr mais aussi Zhou Enlai, Lin Bao ou Chiang Kai-shek, et enfin les personnes que Leys aura étrillées du verbe ou de la plume. Cela confère au livre de Paquet non seulement un grand charme mais témoigne de la vaste culture de son auteur. Si le livre de Paquet apporte bien entendu sa pierre à l’édification de la sinologie belge, il porte aussi un regard sur tous ceux que Leys, navigateur entre les mondes, aura croisés au cours de la deuxième moitié du XXe siècle.

La mer

Leys aimait la mer. A dix-huit ans à peine il s’embarqua sur un chalutier, le Marconi, pour une pêche à la morue sur les grands bancs d’Islande, dans ces régions du globe où se fracassent des aérolithes. Plus tard de bons vieux cargos le transporteraient en Orient où, passé le canal de Suez il regarderait monter en un ciel ignoré du fond de l’Océan des étoiles nouvelles. Au couchant de sa vie, embarqué à bord d’un bâtiment il s’en irait sillonner les océans de Kerguelen aux Marquises, là où chevalier de Haddoque aurait enfoui un trésor ou encore à l’archipel des Abrolhos, lieu expérimental d’un totalitarisme maoïste au XVIIe siècle. Et puis le 11 août 2014, Leys leva l’ancre pour de bon en la baie de Sydney.

En définitive la biographie de Leys par Paquet révèle de façon magistrale un homme extraordinaire. On y découvre deux écrivains belges pour le prix d’un seul.

Philippe Paquet, Simon Leys, Navigateur entre les mondes, Gallimard, 669 p.

Daniel Cardon de Lichtbuer

Daniel Cardon de Lichtbuer, une vie plurielle

Les lecteurs belges de La Ligne Claire trouveront peut-être quelque intérêt à parcourir cette recension d’une récente biographie du Baron Daniel Cardon de Lichtbuer, due à la plume de Vincent Delcorps.

Comme la Gaule qu’il aura étudiée au cours de latin chez les Jésuites, la carrière du Baron Daniel Cardon de Lichtbuer se divise en trois parties, les institutions européennes, la finance et le secteur non-marchand.

Daniel Cardon est lui-même à l’origine de la conception de cet ouvrage, dont il confie la rédaction à Vincent Delcorps, journaliste et historien, bien au fait de l’histoire économique et financière belge de l’après-guerre.

Les Institutions européennes

À la suggestion de Jean-Charles Snoy, secrétaire général du ministère des Affaires économiques en 1958, Daniel Cardon entame un parcours de haut niveau à la CECA d’abord puis, à la suite de la fusion des exécutifs, à la CEE, en qualité de membre du cabinet d’Albert Coppé, commissaire belge. Si Delcorps s’attache peut-être davantage à l’histoire des institutions qu’à celle de Daniel Cardon, on devine que c’est au cours de cette période que non seulement il acquerra ses compétences mais qu’il se forgera ses propres convictions.

La BBL

Dans la foulée de la fusion des instances européennes, Daniel Cardon rejoindra la BBL en 1975, où il prendra en charge la construction du Cours Saint-Michel puis la direction du personnel. En 1992 il est nommé à la tête de la BBL ; à ce moment, tout le monde, la Banque Nationale, les milieux bancaires, la presse, les collaborateurs s’accordent sur un point : « Mais ce n’est pas un banquier !». On soulignera à ce propos son rôle dans l’acquisition d’une collection d’œuvres d’art, partie intégrante de l’image et de la stratégie de l’entreprise. A son départ en 1996, Daniel Cardon laisse une BBL au bilan assaini et à la rentabilité solide.

Par ailleurs à cette époque il assure la vice-présidence de la FEB en 1980, la présidence de l’Association Belge des Banques en 1983, et la présidence de l’EFMA en 1988. C’est au cours de cette période que se révèle l’homme public qui se fait connaître par ses prises de position et qui noue sans relâche des relations avec toutes les composantes de la société belge.

Child Focus et les Demeures Historiques

La carrière de Daniel Cardon prendra alors un tournant inattendu puisqu’il assurera à la demande du premier ministre Jean-Luc Dehaene la présidence de Child Focus, une association de défense des droits de l’enfant, créée dans la foulée de la sinistre affaire Dutroux. Si Child Focus répond d’abord à une objective nécessité de protection de l’enfance, elle répond aussi aux attentes de la société belge très ébranlée par l’affaire, en proie au doute moral. Aussi Daniel Cardon se souciera-t-il de créer une association professionnelle plutôt qu’un club de bénévoles ; démarcheur infatigable, il saura au cours des dix années de sa présidence solliciter et obtenir le soutien de nombreuses personnalités et institutions, de la Reine Paola au Parlement Européen.

À la même époque il assumera en 1992 la présidence d’Europa Nostra, une organisation qui a pour vocation la préservation du patrimoine culturel européen ; dans le même esprit il assurera de 2003 à 2013 la présidence de l’Association des Demeures Historiques. Loin de se contenter de la restauration de vieilles pierres, il s’agit pour Daniel Cardon de promouvoir le patrimoine comme une richesse et non pas comme une charge et surtout comme une richesse de notre maison commune, l’Europe.

Vincent Delcorps, on l’a dit, est aussi bien journaliste qu’historien. Expert en matière économique et politique, son domaine de choix peut prendre le pas sur le sujet de son livre, Daniel Cardon. Les passages consacrés à la construction européenne des années 1950 et 1960, l’histoire de la Banque de Bruxelles et de la Banque Lambert, le récit de leur fusion en 1975 témoignent de la maîtrise de l’auteur mais pourront laisser l’un ou l’autre lecteur désemparé face à une matière qui peut se révéler certes passionnante mais touffue. Mais surtout il faudra attendre la moitié du livre pour qu’on y découvre tardivement notre personnage et que l’auteur nous en livre le portrait. Pourtant l’histoire économique l’emporte si bien que la personnalité de l’homme n’est jamais totalement dévoilée au lecteur, alors qu’il s’agit d’un homme qui justement n’a de cesse dans sa vie de nouer des relations. En définitive l’ouvrage de Delcorps donne de Daniel Cardon l’image que ce dernier entend donner, et dont la dimension privée est passée sous silence, que ce soit par souci de pudeur ou d’autres motifs.

Davantage homme de la parole que de l’écrit, Daniel Cardon a souhaité confier à un tiers la rédaction d’un ouvrage dont le style se situe à la croisée des souvenirs, peut-être dictés, et de la biographie, bien insérés dans l’histoire de Belgique de la deuxième moitié du XXe siècle. Ceci dit, ce petit livre de lecture agréable témoigne du souci d’un homme, conscient du rôle qu’il aura tenu dans la vie publique, de laisser une trace tangible de son action, sa part à lui dans l’édification d’un patrimoine.

Il y a une trentaine d’années, alors qu’il dirigeait la BBL, Daniel Cardon confiait à un collaborateur : « Tu sais, je reviens des sports d’hiver et j’ai vu Jean-Paul Belmondo sur les pistes – et je l’ai reconnu ! » « Et lui, Monsieur Cardon, vous a-t-il reconnu » ? » « Toi, mon ami, tu me connais bien ».

Vincent Delcorps, Daniel Cardon de Lichtbuer, Une vie plurielle, Racine, 197 p.

 

Comtesse Greffulhe

La Comtesse Greffulhe, reine de la République

A l’occasion de l’exposition que le Palais Galliera consacre aux robes somptueuses de la Comtesse Greffulhe, au sujet de laquelle les lecteurs  du Media Suisse de Référence auront pu lire un article ces jours derniers, il paraît opportun de rappeler l’excellente biographie consacrée à la comtesse, parue en 2014, que nous devons à la plume de Laure Hillerin et dont La Ligne Claire offre une recension.

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La Comtesse Greffulhe, la femme la plus en vue de la haute société parisienne à la Belle Epoque, offrit à la Nation ce que la jeune République n’était pas en mesure de lui donner, une reine. Fille du prince Joseph de Caraman-Chimay, gouverneur de la province de Hainaut puis ministre des affaires étrangères du roi des Belges Léopold II, elle passe son enfance, partagée entre la triste maison de Mons, chef-lieu de la province, et un vieil hôtel quai Malaquais à Paris, au sein d’une grande fratrie où l’éducation musicale prodiguée par la princesse, née Marie de Montesquiou, tenait une place essentielle. En 1878, âgée de 18 ans à peine, elle épousa le richissime comte Henry Greffulhe, porteur d’un de ces titres sans particule dont le XIXe siècle français avait le secret.

Réputée la plus belle femme de son temps, elle joua un rôle de premier plan dans la promotion des arts et de la musique : pour employer un mot moderne, elle sponsorise Gabriel Fauré tandis qu’elle introduit Richard Wagner au public français, soutient les audacieux Ballets Russes de Diaghilev non sans remettre Rameau au goût du jour. Dans le domaine des sciences, elle déploie ses talents de networking, pour employer un autre mot à la mode d’aujourd’hui, pour permettre à Marie Curie de trouver le financement pour l’Institut du Radium et à Edouard Branly de mener à bien ses recherches dans le domaine de la télémécanique. Souveraine incontestée de la vie mondaine parisienne, elle reçoit artistes et têtes couronnées au rang desquels figurent le tsar Nicolas II et la reine Elisabeth de Belgique, tout en affichant par ailleurs des opinions hardies, dreyfusarde alors que son milieu social non seulement ne l’est pas mais est volontiers antisémite. Où donc s’arrête la liste de ses connaissances ? : Richard Strauss, Auguste Rodin, Marie Curie, Clémenceau, le grand-duc Wladimir, elle ne s’arrête pas justement. C’est dans ce milieu bouillonant que, par l’entremise de son oncle, le dandy Robert de Montesquiou, elle fait la connaissance de Marcel Proust, avec qui elle correspondra jusqu’en 1920.

L’ouvrage de Laure Hillerin fait suite à une première biographie remontant à 1991 due à la plume d’Anne de Cossé-Brissac, descendante d’Elisabeth Greffulhe, et qu’elle vient appuyer à bien des égards. En tout premier lieu il convient de souligner la densité et l’abondance de la documentation sur laquelle s’est appuyée Laure Hillerin et qui confèrent à son livre un sérieux incontesté.

Vient ensuite une structure originale où, à la suite d’une première partie chronologique, se succèdent quatre sections aprofondissant des aspects particuliers, le mécénat du monde musical et scientifique, son rôle dans la vie mondaine de Paris, ses amours impossibles face à un mari infidèle et la mise en scène de sa propre vie. On y découvre des facettes tout-à-fait étonnantes de la comtesse, une spiritualité hardie, un engagement en faveur des droits des femmes, une femme d’idées qui déploie ses efforts « en vue de faire naître des circonstances ».

La dernière partie du livre enfin est tout entière consacrée à Marcel Proust et à ses rapports avec la comtesse. Plus qu’un modèle d’un personnage de la Recherche du Temps Perdu, Elisabeth Greffulhe et le monde qu’elle crée autour d’elle fournissent l’inspiration même qui conduira Proust, fasciné par son sujet, à rédiger son chef d’œuvre. Certes on retrouvera en partie Elisabeth derrière le personnage de la duchesse de Guermantes et plus encore Henry Greffulhe derrière celui du duc mais c’est surtout le monde de la comtesse qui sera dépeint dans la Recherche et qui assurera aux Guermantes une renommée éternelle tandis que le souvenir de la comtesse Greffulhe s’étiolerait. Pour cette raison, le lecteur qui n’entretient que peu d’affinités avec l’œuvre de Proust est susceptible d’éprouver quelque lassitude face à la lecture de cette partie du récit qui compte pour un cinquième du livre. Il n’empêche, l’Ombre des Guermantes se distingue par sa structure claire: sources, notes, index, tableau thématique des personnages, annexes tout y est pour allier la rigueur de son investigation à l’élégance de sa plume, que vient rehausser le portrait en couverture de la comtesse par Philip de Laszlo, peintre d’un monde qui s’en irait mourir avec la comtesse Greffulhe.

Laure Hillerin, La Comtesse Greffulhe, l’Ombre des Guermantes, Flammarion, 571 p.

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