La Samaritaine, vaisseau amiral de la guerre contre la classe moyenne

Si au moment de la fermeture de la Samaritaine en 2005, les investisseurs avaient annoncé ce qu’ils comptaient faire, ils auraient provoqué une émeute. Il a donc fallu d’abord calmer le jeu. Faire semblant de faire B quand on était en train de faire A. Prétexter d’importants travaux de mise aux normes, lancer un premier chantier plutôt modeste, affronter des recours. Et enfin, passer aux choses sérieuses. Le temps et l’oubli ayant fait leur œuvre, il a été possible d’annoncer ce qui était prévu : un hôtel de luxe, des lofts pour princes saoudiens, un programme commercial de luxe dans la partie historique du bâtiment, face à la Seine. Côté Rivoli, 85 % du bâti est reconstruit par Sanaa et offre un programme mixte fait de tertiaire haut de gamme, de logements sociaux et même d’une crèche de 60 places. Le compte y est. Rien à redire. La ville a fait ce qui était attendu d’elle en imposant au prestigieux programme de reconversion une part d’habitat social. 
Entre les très riches auxquels est destinée la nouvelle Samaritaine, et les très pauvres auxquels sont destinés les logements sociaux, reste une majorité qui peut légitimement se sentir lésée. C’est cette fameuse classe moyenne, à laquelle Paris livre une guerre sans merci.  C’étaient eux les clients du centre commercial historique et ils sont totalement évincés du tableau. Ni ce qui s’y vend, ni le palace, ni la vue imprenable sur la Seine ne leur sont destinés.  Quant aux logements sociaux, ils iront à ceux qui font tourner la ville des supers riches. Il faut bien du personnel dans ce type de programme à haute valeur ajoutée : des balayeurs, des vigiles, des femmes de ménage. 

En visitant la nouvelle Samaritaine le 21 juin, deux jours avant son ouverture, Emmanuel Macron n’a fait que saluer ceux pour qui il travaille. Le 5 % tout en haut de la pyramide. Les autres ne mettront jamais les pieds à Nouvelle Samaritaine. Il est très probable qu’ils ne vivront même plus à Paris. Dans un tout autre contexte, un immeuble du 18e arrondissement que je connais bien, trois familles avec enfants s’apprêtent à quitter définitivement la capitale faute de pouvoir s’y loger. Trop riches pour les logements sociaux, trop atypiques pour l’intermédiaire, trop pauvres pour se loger dans le privé. Mères célibataires, couples avec un seul salaire et des bouts de choux qui ont grandi, ils se retrouvent piégés dans des appartements trop petits. Certains profitent de la virtualisation du travail pour quitter la ville. Angoulême, Nice, Colombes. À l’école élémentaire mitoyenne, une classe va encore fermer cette année. C’est la face cachée du cocktail vertueux luxe / social affiché en grande pompe à la Samaritaine.  Et c’est à cette classe moyenne qu’était adressé le centre commercial historique. Ils ont bien fait de le démolir. N’ayant plus leur place dans le nouveau Paris des super riches, cela fait déjà un bon moment qu’ils n’y sont plus.

La ville est-elle par définition toxique? Entretien avec Anna Chavepayre

La conférence en ligne d’Anna Chavepayre, organisée par Archizoom dans le cadre de son cycle Superonda, pouvait donner l’impression, à ceux qui l’ont suivie, d’avoir pris part à quelque chose de significatif. Pour ce qu’elle y soutient, pour la pratique de l’architecture qu’elle y défend, et peut-être aussi pour sa façon de sublimer cet exercice usé, pétri d’ennui malgré sa brève existence : la visioconférence. Anna Chavepayre a le sens de la mise en scène. Celui du dosage aussi dans les éclats et les silences, qui fait de sa présentation un moment unique de partage d’idées. Quelques jours avant, nous avons pu éprouver le même jaillissement de vitalité lors d’un entretien réalisé pour Archizoom Papers.

Collectif encore, Maison Hourré, Labastide-villefranche, Pyrénées-Atlantiques, 2015 © Michel Bonvin

cc: Vous dites souvent que le savoir de l’architecte doit être ancré dans le corps.

Anna Chavepayre : Ce n’est pas moi qui le dit. C’est toute l’histoire de l’architecture. Ce que je dis par contre, c’est que savoir est un produit frais, et doit être réappris tous les jours. Le pire, serait de croire que l’on sait quelque chose parce qu’on l’a appris une fois. Ce n’est pas ainsi que ça marche. On oublie, et on oublie surtout de réapprendre. Le savoir n’est pas un pur produit intellectuel. C’est quelque chose qui est ancré dans une pratique corporelle. C’est pour cela aussi que les apprentissages sont longs. Il ne suffit pas de lire. Il faut aussi éprouver, expérimenter. En tant qu’architectes, nous sommes plutôt bien lotis à ce sujet. Nous pouvons difficilement construire sans passer par ce mélange de théorie et de pratique. C’est très difficile d’oublier le réel et de travailler à partir d’idées génériques ou même théoriques.

L’autre trait caractéristique de votre pratique est son ancrage territorial. Votre architecture est globale dans son rayonnement mais très locale dans son déploiement. Est-ce un choix éthique et écologique pour vous ?

AC : C’est évidemment un choix de cet ordre. Un architecte a besoin de connaître un territoire, une localité pour y intervenir. Après, c’est sûr, nous ne recevrons pas le Kasper Salin pour le type de projets que nous réalisons ici dans le Béarn. On fait beaucoup de rénovations avec des petits budgets, et surtout, on essaye de faire le moins possible. On essaye de construire pour que les gens d’ici puissent rester dans les villages et que d’autres viennent s’y installer. On ne construit pas pour les touristes. N’allez pas imaginer que nous sommes en train de faire vœux d’humilité. Au contraire. Notre idée de l’architecture est très ambitieuse. Nous ne voulons rien de moins que changer notre société et notre façon de vivre. Le choix de la campagne béarnaise est donc pragmatique : il est plus facile de changer le monde ici, à Labastide Villefranche, que dans une métropole de 12 millions d’habitants.

Collectif encore, Maison Hourré, Labastide-villefranche, Pyrénées-Atlantiques, 2015 © Michel Bonvin

Les grandes villes sont bien remplies, et la liberté d’agir est minimale. Chez nous, c’est le contraire. Il y a de la surface, de l’air. Notre champ d’action est réellement éprouvé comme un énorme espace de jeu, pour réaliser ce changement. À Paris, chaque centimètre carré représente un enjeu de pouvoir et d’argent. Ici les questions de pouvoir et les enjeux économiques ne sont pas aussi grands. On peut donc réfléchir plus longtemps à ce que l’on veut faire, prendre son temps, et même oser s’aventurer dans l’inconnu, faire des choses pour lesquelles on ne sait pas si ça va marcher ou pas. Le Béarn, c’est le nouveau Berlin. À Berlin en 89, c’est le vide et la disponibilité d’espace qui attiraient les nouveaux venus. Et bien ici, c’est un peu la même chose. Du vide, on en a beaucoup, et il rend possible une certaine liberté. Ce qui est moins abondant, ici, c’est les moyens. Le Béarn souffre de cette terrible centralisation, qui fait que quasiment tout est pensé pour les villes. Quand la France a perdu ses colonies, elle a transformé sa propre campagne en colonie. Des colonies dans le sens de l’économie de captation qui s’y exerce. La ville prend ce qu’elle veut et ne donne rien en retour. Ici, chaque année, on enlève une chose. Les transports, la culture, les soins, les écoles, jusqu’à ce qu’il ne reste plus personne. Le Béarn est en train de devenir un énorme délaissé, comme beaucoup d’autres territoires ruraux. Je me demande parfois si ce n’est pas intentionnel, histoire de pouvoir balancer autant de pesticides que possible sans opposition !

La ville est-elle par définition toxique ?

AC : Elle est trop grande et trop artificielle. L’empreinte écologique d’un habitant d’une grande ville est énorme, indépendamment de ses choix de vie, à cause du milieu qu’il occupe. La ville consomme tellement d’énergie pour fonctionner que tout effort pour compenser est perdu d’avance. Même en empruntant les transports en commun, on ne peut jamais vraiment réduire son impact écologique. Les petits Parisiens qui naissent aujourd’hui ont des bilans carbone pires que des camionneurs. Il faut donc transformer la grande ville. Y apporter de la nature, pas juste un décor de nature. Il faut pouvoir manger et produire ce que tu consommes là où tu résides. Il faut abandonner cette idée absurde qui consiste à penser que l’on va produire la nourriture mécaniquement dans des serres verticales.

Collectif encore, Maison Hamra, Hullehällar, Suède, 2017 © Michel Bonvin

Le goût de la tomate vient de la terre et du soleil. Ce ne sont pas les LED et les substrats inertes des cultures hydroponiques qui vont lui donner son goût. Après, à force de manger des tomates qui ont grandi sous des lampes, on finit par trouver ça bon. On dit que le Covid fait perdre le goût mais le mal est bien plus profond. Le goût, nous l’avons déjà perdu à force de ne plus jamais manger de vraies tomates. Après vient la question du monde en tant que représentation. Comment prendre soin de la nature si l’on ne sait plus ce qu’elle est réellement? Pourquoi s’alarmer du fait que 80 % des vertébrés aient disparus quand le seul animal que croisent tes enfants est un pigeon mort ? En somme, ce n’est pas très grave s’il n’y a plus d’oiseaux et d’abeilles, quand tu viens d’un monde d’où les oiseaux, les insectes et les renards et les biches ont été bannis. Comment comprendre que leur disparition est une terrible nouvelle ? C’est pour cela aussi que certains pensent qu’on pourrait un jour habiter sur Mars. Quand tu n’habites pas dans la nature, tu peux difficilement comprendre ce que tu laisses derrière toi en partant vivre sur Mars. Il faut que nos milieux de vie soient bien dégradés, bien appauvris pour que l’on se mette à rêver de coloniser des environnements aussi hostiles.

La nouvelle société à construire est exactement là où je suis, au moment où je vous parle. Mes idées ne sont pas des idées génériques qui s’appliqueraient partout. Chaque maison représente une situation particulière. Et pour bien percevoir et comprendre ce que nous allons construire, il faut être proche. Il faut connaître le climat, les vents, le soleil, les animaux, les gens, chaque petit entrepreneur dans chaque petite commune. Être un bon architecte, c’est être généraliste et faire le lien entre toutes les formes de savoir qui constituent un territoire. C’est quelqu’un qui doit faire le moins possible, et dont tous les actes doivent être choisis, et longuement réfléchis. Avec la pandémie, les habitants des villes sont en train de vivre ce que nous vivons depuis longtemps déjà. L’absence de culture. C’est triste, n’est-ce pas ? Tout le monde semble découvrir que la culture est une nécessité et un droit. La culture c’est des lieux où se rencontrer. L’absence de culture à la campagne est une conséquence de sa colonisation par la ville. Je pense aussi que le vide culturel à la campagne est intentionnel. Privés de culture, nous sommes de bien meilleurs consommateurs. Nous achetons plein de choses et ça stimule la croissance. Pour revenir à l’architecture, créer des lieux de culture à la campagne est au cœur de notre travail. Il y a tellement peu de choses ici que la moindre transformation peut avoir un effet. Un seul restaurant, une seule boulangerie, une salle polyvalente, et tout un village recommence à vivre.

L’intégralité de l’entretien est disponible sur le site de l’Architecture d’Aujourd’hui, dans la rubrique consacrée à Archizoom Papers.

Poush. Le stade décomplexé de l’urbanisme culturel parisien

« Le bar en sous-sol ne trompait personne. Sa devanture opacifiée et surtout son nom ne laissait persister le moindre doute sur le type d’établissement dans lequel nous nous engagions : un bar à filles où quelques hôtesses fatiguées feraient passer des alcools premier prix pour des millésimes. La surprise fut grande d’y découvrir un lieu festif où l’on dansait avec joie. Cette première impression se dissipa pourtant rapidement quand la plupart des filles reprirent place sur leurs tabourets. Puis soudain, comme par magie elles se remirent à danser, toutes ensembles, avec fougue, pour de nouveau s’arrêter quelques secondes plus tard. Ce ballet incompréhensible s’est poursuivi une bonne partie de la soirée. Un éclat de joie collective, auquel succédait de longues périodes d’un calme saturé d’ennui.  Il nous fallut un peu de temps pour comprendre ce qui rythmait ce festoiement saccadé. Une petite lampe au-dessus du bar s’allumait à chaque fois qu’un client s’engageait dans l’escalier. Le temps de le voir descendre, toutes les filles étaient debout pour faire consister, en guise de première impression, un lieu où l’on s’éclate. »


Ce récit rapporté d’une soirée dans un bar niçois n’est pas très différent de ce qu’éprouve quiconque s’aventure à Poush, à Paris. Là aussi, des artistes s’activent que pour donner l’illusion d’un lieu où il se passe quelque chose. Comme les hôtesses, ils savent que l’impression d’un jaillissement créatif repose sur leur aptitude à adopter la bonne posture, au bon moment. Les 80 artistes en résidence sont parfaitement conscients de leur rôle. Ils le sont d’autant plus qu’ils ont payé pour occuper cette place : 400 euros par mois, voire plus pour les emplacements les plus en vue. Le loyer est l’une des nombreuses contreparties à acquitter pour faire partie de cette communauté de beautiful people.  
Poush est le croisement astucieux d’une galerie d’art, d’une agence publicitaire et d’un stand de foire. Le bâtiment ingrat à la Porte Pouchet rejoue l’ambiance des espaces associatifs qui investissent des lieux délaissés. Pas besoin de finitions du moment que l’on peut faire ce que l’on veut. L’intérieur de cet ancien immeuble de bureaux est brut, ses murs usés et l’esprit des occupants positif. Là s’arrête la comparaison avec les véritables friches culturelles, dont la particularité repose sur la mise à disposition gratuite d’espaces inutilisés. Poush n’est pas une friche. Il s’agit d’une entreprise, avec un business plan, une équipe de direction, des collaborateurs en cravate, des communicants performants, et des coachs qui vont booster votre plan de carrière. L’entreprise propose de véritables débouchés dans un langage qui rassure les parents inquiets de l’avenir de leur progéniture à la sortie de l’école d’art. L’artiste en herbe y est accueilli comme dans un concours canin. Il est brossé, mis en valeur et surtout présenté à des professionnels qui lui rendent visite, accompagnés des conseillers de l’entreprise. L’artiste doit se mettre en scène pour les visites. Il a tout intérêt à reconstituer dans l’espace qui lui est attribué l’atmosphère d’un lieu de travail. Comme pour un jury d’école, il doit défendre sa démarche, saisir sa chance. Poush est une agence de promotion qui cherche les bons leviers pour valoriser des démarches créatives, mais sans prendre le risque d’avancer les frais de ce qu’ils cultivent. Ce n’est ni le premier ni le dernier projet qui s’empare de l’espace laissé vacant par le délitement de la fonction de l’art dans nos sociétés.


Il faut une certaine dose de cynisme pour faire passer du coaching de communicant pour une forme d’accompagnement curatorial. De la naïveté aussi. Le degré de fausseté des rapports entre ceux qui présentent et ceux qui s’exposent est le même que celui qui consiste à faire passer l’acte tarifé pour de l’amour. L’imposture n’est pas tant dans l’acte de promouvoir que dans le basculement intégral de l’économie créative dans le champ de la communication. Poush refuse à ses membres un composant essentiel du devenir artiste : la possibilité pour une production d’exister en dehors de son contexte de médiatisation et de marchandisation. En les plaçant dès le début dans une démarche de valorisation communicationnelle, le projet leur enlève d’office la possibilité d’une raison propre dans leur cheminement créatif.  Avec ses airs corporate, Poush bannit cet autisme bénéfique, ce gaspillage vertueux qui fait que l’art murit en dehors de la posture qui le commande et du cadre de promotion qui le transforme en consommable. C’est la principale erreur de ce projet, de penser qu’une démarche créative puisse se passer de cette forme de dépense.
©Liza Journo


Sweet gentrification


Quoi qu’il en soit, le décor de friche convient parfaitement aux promoteurs immobiliers qui y décèlent les avantages d’une gentrification, sans les risques qui vont parfois avec. Poush crée l’illusion bénéfique d’un quartier en mutation, tout en garantissant la restitution des lieux dès que cela sera demandé. L’effet Berlin, sans le risque de voir les artistes chercher à s’installer de manière pérenne et squatter les locaux désaffectés. Ces mêmes promoteurs n’ont-ils pas choisi l’équipe de Poush pour assurer l’activation culturelle du village olympique parisien ?  Ya-t-il plus éphémère et plus faux qu’un village olympique ?
Très loin de la démarche des collectifs d’urbanisme transitoire, impliqués dans la transformation de quartiers par l’activation de collectivités d’habitants, Poush fait semblant et gagne sur tous les tableaux. L’entreprise offre aux politiques et aux promoteurs le décor d’une émulation culturelle, aux artistes l’illusion d’une place, tout en évitant le travail de fond qui risquerait de transformer durablement le quartier. Pour Poush, la Porte Pouchet et ses habitants ne sont qu’un décor. Une mise en scène à traverser pour accéder à l’immeuble. L’arrivée d’acteurs de l’évènementiel sur un terrain occupé jusqu’à présent par des gens d’idées et de convictions ne fait que confirmer la tendance d’une appropriation de certaines démarches émancipatrices. L’art dans l’espace public avait pour fonction de créer du commun. Cette idée banale, dénuée de sa signification politique peut à présent être habillée de toutes les couleurs que l’on souhaite lui faire revêtir. Le terme « commun » longtemps travaillé par la polysémie de son glissement idéologique pouvait signifier successivement : quartier, ville, peuple, humanité, vivant, monde, classe selon les époques et les sociétés qui l’ont brandi comme ultime finalité de l’art. Il vient d’acquérir un nouveau sens, celui de la bonne affaire. Dorénavant quand on entendra dire que l’art a pour vocation de faire du commun, il faudra entendre un bon plan d’investissement réciproque, win-win comme on aime à le dire dans ce monde-là.
Article paru dans le no. 488 de la revue Artpress

L’échec d’un préfet. Sur la manifestation interdite à Paris.




Il fallait y être pour le voir. Dans la très huppée rue de Martyrs, entre les pâtisseries de renom et les traiteurs vegans, des riverains en train d’acheter leur pain à 7 euros pièce, surpris par la course de jeunes manifestants poursuivis de près par des brigades d’intervention mobiles. Plus loin au carrefour de la rue Rodier et de la rue Maubeuge, des CRS gazaient des policiers non protégés. Panique à bord, les ordres se contredisent. Un autre petit cortège de 500 personnes descend en courant la rue des Martyrs. Un gradé s’emballe : dirigez-vous vers la synagogue rue Buffault ! Son subalterne : Oui, mais par où y aller? Le groupe de policiers part en courant dans la direction inverse. Il y avait du désordre dans la manifestation interdite à Paris, ce samedi 15 mai, mais il y en avait aussi dans la police, avec plusieurs départs de cortèges sauvages. J’en ai compté 6 entre 15:00 et 17:00. Il y en a probablement eu beaucoup plus.  La journée aurait pu être un vrai moment de démocratie, avec une grande manifestation unitaire, regroupant cette jeunesse dite indifférente et apolitique. C’aurait pu être une grande manifestation cadrée puisque la responsabilité en était pleinement assumée par ses organisateurs. Au lieu de cela, ce fut une journée de désordre, de frustration pour des milliers de manifestants et de déni démocratique. Ce fut une journée de répression pour une colère justifiée qui aurait dû pouvoir s’exprimer dans un pays qui se dit républicain. Ce fut une journée dangereuse aussi avec des riverains non-sympathisant conspuant les manifestants depuis leur fenêtre. Au-delà de la responsabilité politique d’interdire, ce fut aussi un grand moment de désordre pour la police débordée par la beauté d’une jeunesse qui, parfois pour la première fois, sortait dans la rue. Un tel échec, une telle incapacité ne mérite-t-elle pas une démission?

Entretien avec Patrick Bouchain

A l’occasion de la parution de deux volumes des grands entretiens d’artpress consacrés à l’architecture, nous publions l’intégralité de l’entretien avec Patrick Bouchain réalisé en automne 2020. 

Deux dangers ne cessent de menacer le monde ; l’ordre et le désordre.
Paul Valéry

Christophe Catsaros : En architecture, il y a ceux qui pensent que la discipline a son propre agenda thématique, son propre registre d’élaboration théorique, qu’il soit formel ou tectonique. Et tout à l’opposé, il y a ceux, dont vous faites partie, qui considèrent que l’architecture parle d’autre chose que d’elle-même. 

Patrick Bouchain : L’architecture est la forme de l’organisation d’une société, l’expression d’un mode de vie. Les fouilles archéologiques reposent sur peu de choses : quelques traces de fondations, quelques objets, quelques restes humains, parfois des excréments. Elles peuvent s’appuyer sur des éléments constitutifs de l’architecture, mais c’est souvent très peu par rapport à ce qui a existé. C’est peu, mais c’est suffisant pour remonter l’histoire d’une société, et on n’y arrive pas si mal que ça. La question que je me pose est celle des ruines que nous laisserons derrière nous. Cela est inéluctable puisqu’on ne pourra pas indéfiniment faire table rase. Bientôt, nous n’aurons plus ni l’énergie ni la volonté d’effacer et de réécrire, comme nous le faisons encore actuellement. Alors, comme toute civilisation qui s’éteint, nous laisserons des ruines.
Prenez l’ANRU [Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine], ce projet qui a consisté à rénover et à corriger le logement social hérité du xxe siècle. Le négationnisme architectural qui prévaut aujourd’hui ne pourra pas continuer indéfiniment. Détruire la forme d’un projet social pour soi-disant le mettre à jour est une aberration. Quand on transforme les tours Aillaud à Nanterre en lofts pour riches investisseurs, on détruit quelque chose. Quand on détruit des ensembles de moins de trente ans, on cache ce qu’on a raté, on s’efforce de ne pas laisser de traces dans l’histoire d’un projet de société qui refusait l’existence même des bidonvilles. Aujourd’hui, nous sommes parfaitement réconciliés avec l’idée qu’en Île-de-France, des enfants puissent grandir déscolarisés dans des baraquements de fortune. Il y a, dans cette tendance à corriger certains grands ensembles, une sorte de revanchisme historique. On efface les traces d’une époque et d’une société qui a eu l’aspiration de loger tout le monde. C’est un exemple parmi d’autres de ce qui va forcément s’arrêter. Comme la rénovation bidon des immeubles de bureaux. Ça ne pourra pas se faire indéfiniment. Et donc, puisqu’on ne pourra plus tout détruire, tout rénover, tout effacer, certaines choses vont tomber en ruine. Qu’est-ce qui restera de notre époque, de son organisation sociale et de sa politique ? C’est là que se situe l’architecture : dans le rapport de force très politique entre un modèle de société et un autre. L’architecture, c’est ce qui contient, mais aussi ce qui est contenu. C’est en quelque sorte la trace d’une société, et le support qui la rend possible.

CC : C’est faire porter une énorme responsabilité aux architectes.

PB : Oui et non, car les architectes ne sont pas les seuls à produire l’architecture. C’est aussi la société qui la produit, avec son économie, avec l’imaginaire de ses habitants, qui rêvent tantôt d’un immeuble en ville pour faire ses courses à pied, tantôt d’un pavillon avec un jardin. Si l’architecture est la traduction de l’état donné d’une société, elle témoigne aussi de ses aspirations, et j’aime à penser qu’il est encore possible d’en produire une qui soit démocratique. Celle que nous avons fait jusqu’à présent était plutôt républicaine, coercitive, militaro-industrielle, mais pas encore démocratique, où chaque chose serait faite par et pour la personne ou le groupe qui en aurait l’usage. 
,Quelles seraient les modalités de l’action politique, aujourd’hui ? Le sens des luttes s’étant érodé avec l’avènement de la socialité médiatisée, quel serait le meilleur mode d’action politique en 2020 ? Peut-on encore s’organiser en groupe pour vivre harmonieusement ? 
Où trouver cet angle politique, qui ne serait ni la ligne combative d’un rapport de force, ni l’entre-soi des tiers-lieux ? Comment construire l’espace commun pour vivre ensemble, ailleurs que dans les supports conçus à cet effet ? Où trouver des ressources libres de droits pour construire du commun ? La solution ne se trouve pas dans les tiers-lieux, les exceptions culturelles et tous ces projets vertueux qui obéissent trop souvent à un raisonnement de privilèges et d’exceptions. C’est comme les gens qui veulent aller sur Mars. Dans le marasme généralisé, nous voulons faire acte de notre bonheur. La solution ne viendra pas de là. Ce qu’il faut élaborer, c’est une solution pour tous, qui soit tout à la fois un dépassement des modèles de luttes surannées, et des séparatismes vertueux. Cette solution serait de renouer avec la confiance. Nous vivons dans une société de défiance. Ce n’est pas normal d’avoir peur de l’Autre en démocratie. Le manque de confiance ne peut pas continuer de nous priver de la liberté sur laquelle elle repose et sans laquelle elle n’est rien. C’est comme si tout y était mais que rien n’advenait, faute d’un seul ingrédient : la confiance. 

CC : La confiance, c’est la foi ?

PB:La foi est une projection dans l’avenir. La confiance, elle, s’exerce au moment même où elle s’énonce. Pour commencer, il faudrait essayer de comprendre les raisons pour lesquelles nous ne faisons plus confiance. Certains craignent que s’ils se mettaient à faire confiance, ce serait l’anarchie. Mais là, on est en pleine contradiction. On se pense organisés en société, mais au moindre problème, le système s’effondre, et la méfiance reprend le dessus. Je pense qu’il faut faire le contraire et faire confiance, non pas à l’Autre dans l’absolu, mais à ce qui nous fait tenir ensemble. Il faut surmonter la peur de la désorganisation en se disant qu’elle n’est pas dramatique. Le système peut très bien affronter l’entropie sans pour autant s’effondrer. 
En ce moment, on dit souvent « Prends soin de toi ». Cela me fait penser à la notion de « souci de soi » et d’art de vivre chez Michel Foucault. Quel est ce souci qui permet de vivre, et qui fait qu’il n’y a rien de plus beau que la vie ? Il n’est certainement pas à trouver dans les modèles d’organisation coercitifs qu’on maintient. Le souci de la vie est une disposition qu’il faudrait réinventer et réinjecter massivement dans la société. 

CC : Vous croyez en la représentation politique et au rôle des élus. Vous avez souvent conçu vos projets en étroite collaboration avec des élus.   

PB : Si l’absence de confiance est un écueil, elle n’est pas le seul. Il y a aussi l’absence de délégation. Ce que certains appellent la crise de la représentation. Représenter ne doit pas vouloir dire se couper de celui qui vous a élu. On doit pouvoir désigner parmi nous un représentant, sans que l’acte de désignation s’accompagne d’une perte de responsabilité. Là aussi, la solution passe par un repositionnement. Il ne s’agit pas de tout refonder, mais de se remettre à penser la représentativité comme un acte permanent qui ne retire pas le pouvoir à celui qui délègue. 

CC : Un ami accordéoniste mathématicien me racontait un incident vécu dans sa jeunesse. Il jouait dans un bal dans le Cantal, quand soudain arriva Giscard avec une équipe de France 3. Il serra des mains, parla fort, but de la gentiane et glissa 50 francs dans la poche arrière de mon ami. C’est alors que le chef opérateur annonça que la prise n’était pas bonne. Mécaniquement et sans prévenir, Giscard remit la main dans la poche de l’accordéoniste et reprit le billet pour refaire la prise de vue. Il y a l’amour et il y a la pornographie, c’est-à-dire l’amour singé devant les caméras.

 PB : Oui, la cohésion sociale et l’amour entre deux personnes opèrent selon des règles assez similaires. Dans l’amour, on exige la stabilité, or s’il n’y avait pas de rupture, d’accidents, ça serait la mort. L’amour repose sur le ressac, le rythme de la succession du désir et du rejet. Il faut du désaccord pour qu’il y ait accord. C’est comme en musique, il faut de la dissonance pour que ça sonne juste. L’accord permanent, ça n’existe pas. C’est comme le printemps permanent ou l’idée d’une température stable à 23°C dans les logements. Qui a inventé une connerie pareille ?! Ce qui est propice à la vie n’est ni inerte, ni invariable. L’invariabilité, que ce soit pour une odeur, une lumière ou un son, c’est la mort. L’amour permanent, c’est la mort. Quant à la jalousie, elle n’advient que quand l’amour s’en va. Quand il y a amour, il n’y a pas de jalousie, il y a un amour variable. Un amour qui donne envie de vérifier tout le temps s’il est toujours là. C’est le sens de la mise à l’épreuve de l’amour. La stabilité absolue, ce serait comme interdire de faire l’amour sous prétexte qu’il existe des maladies sexuellement transmissibles. Et c’est un peu ce qui s’est passé depuis les années 1980. La peur a gagné du terrain. La pornographie et la place qu’elle occupe aujourd’hui dans l’imaginaire s’est amplifiée avec la peur de l’Autre qui s’est peu à peu insinuée avec l’arrivée du SIDA.

CC : L’effet du SIDA sur la société ne devrait-il pas nous prévenir sur les effets secondaires psychologiques bien plus massifs de la pandémie actuelle ?  Le fait qu’on s’installe dans une société du contrôle permanent doit-il nous inquiéter?

PB : Regardez autour de vous: nous sommes sur une voie rapide reprise à la circulation automobile, des gendarmes montés sur des chevaux passent pour contrôler une population confinée, et nous avons rédigé nous-mêmes notre autorisation pour sortir dans la rue. N’est-ce pas formidable ?
Le pouvoir coercitif n’est pas toujours là où nous l’imaginons. Pierre Clastres a raison de penser que la société se constitue contre l’État. L’ordre n’est pas forcément ce qui émane arbitrairement de l’État. Il existe aussi un ordre qui s’élabore contre l’État. Dans certaines sociétés primitives, le chef n’est pas là pour exercer son autorité mais pour éviter le conflit ; il est là comme modérateur afin que les conflits ne débouchent pas sur une autodestruction du groupe. Il n’est pas dans un rapport de force avec la société, mais fait preuve d’amour pour ceux qu’il représente. En comparant ce chef primitif au nôtre, la déduction est vite faite : l’État que nous avons en face ne fait preuve ni d’amour, ni d’une quelconque puissance. Il est totalement impuissant et dépourvu d’amour. D’ailleurs, s’exprime tous les jours ce qu’il décrit lui-même comme son impuissance à agir. L’ouverture et le renversement de cette puissance qui n’en est plus une peuvent permettre l’émergence d’une nouvelle sensibilité politique. 

CC : Notre époque est obsédée à la fois par la fin et par la durabilité. Quand on cherche des modèles de société qui ont duré, on ne peut s’empêcher de penser à cette période qui précède l’avènement des grandes civilisations antiques, et qui se caractérise par sa durée et des modes organisationnels moins conflictuels, plus intégrés à leurs environnements. La solution serait-elle une sortie de l’Histoire, pas dans le sens néolibéral, mais plutôt dans celui d’une harmonie retrouvée entre l’humanité et son milieu ?

PB : On se demande parfois ce que les hommes préhistoriques allaient chercher dans les grottes. Pourquoi faisaient-ils des dessins dans les endroits les moins accessibles ? Une explication se trouve dans l’acoustique : ces hommes ont choisi des cavités pour leur façon très particulière de résonner. Aussi, on retrouve souvent des pieds et des mains d’enfants dessinés sur les parois. Ce ne sont pas des rites sacrificiels qui les attiraient au fond des grottes. Je pense qu’ils cherchaient autre chose. Ils emmenaient les enfants au plus profond de la terre pour aller au plus près de leur origine. L’humanité transmettait un savoir en emmenant les plus jeunes là où elle situait son origine symbolique. Le plus loin possible, pour comprendre. Pendant 25 000 ans, nous avons eu les mêmes dessins, les mêmes rites, les mêmes techniques aux quatre coins du monde. Le monde animal, le sexe féminin et la procréation. Les mêmes systèmes de subsistance aussi. Cette permanence n’est pas le fait de leur manque d’imagination. C’était plutôt le fruit d’une sagesse. Un travail permanent pour comprendre le monde dans lequel ils étaient.
Nous, tout à l’opposé, nous croyons que c’est en empilant les savoirs qu’on comprendra mieux les choses. Sauf que plus on empile les savoirs, plus on les isole les uns des autres, et moins on les comprend. Un monde rempli de savoirs et vide de compréhension. Quand est-ce que les choses ont basculé ? Est-ce il y a 300 ans, avec l’avènement d’une industrie fondée sur les énergies denses, ou alors il y a 75 ans, avec l’utilisation de la bombe atomique et l’hypothèse de notre pulvérisation instantanée ? Quel que soit le moment qu’on choisit, il faut se dire que tout cela n’est qu’un petit évènement qui peut parfaitement disparaître pour laisser la place à autre chose, sans pour autant que ce soit la fin. La disparition de cette culture exponentielle, c’est-à-dire non durable, pourrait marquer le début d’autre chose. La fin d’une imbécilité et le début d’une nouvelle ère durable. Il ne faut pas oublier qu’il y a 75 ans, les cinq pays les plus développés au monde, les plus savants, se sont débrouillés pour massacrer 60 millions de personnes, dont 6 millions de juifs. Ces détenteurs d’un savoir ont brûlé l’Europe et ont anéanti 60 millions d’êtres vivants. Le savoir ne protège pas contre ce genre de connerie. Si la fin de la guerre a été une nécessité, c’est aussi par nécessité que nous sortirons de la crise climatique. 
Il va forcément y avoir une nécessité qui nous permettra de nous regrouper, mieux armés, plus disposés à comprendre la situation afin d’agir. C’est pour ça que je pense qu’il faut descendre vers ce qui s’apparenterait à une matrice, un socle élémentaire, comme l’amour. Ce socle élémentaire nous permettra de comprendre une situation qu’on ne voit pas, qu’on ne comprend pas.

CC : Quand je parle de votre démarche à des étudiants, j’ai habituellement deux types de réactions : ceux qui disent «allons-y !» et ceux qui disent « oui, mais qu’arrive-t-il si ça tombe dans de mauvaises mains ? » 

PB : C’est toujours une affaire de confiance. C’est un jugement a priori et moi je revendique le droit de faire et d’être jugé a posteriori. Avant de se demander « si ça tombe dans de mauvaises mains », il faut essayer. Entre les mains des promoteurs, l’architecture et l’urbanisme sont dans de très mauvaises mains. Accepter aujourd’hui que la puissance publique confie en partenariat public-privé la fabrique de la ville à des gens du BTP, c’est être en de très mauvaises mains. On ne peut pas tomber entre de plus mauvaises mains. Et que les architectes y prennent part et cautionnent ce modèle pour faire la Ville, c’est scandaleux. Construire à Abou Dhabi ou en Chine n’importe comment en faisant des plans pour des villes de plusieurs millions d’habitants, on ne peut pas tomber entre de plus mauvaises mains.
Donc puisqu’on accepte que ça tombe dans d’aussi mauvaises mains, acceptons toutes les mauvaises mains. Ayons le sens démocratique qui consiste à porter un jugement a posteriori. Qui de mieux qu’un habitant pour juger l’architecture qu’on lui destine ? Qui de mieux qu’un enfant pour juger la ville qu’on lui offre ? Laissons-nous donc tomber dans les mauvaises mains enfantines, dans les mauvaises mains féminines, dans les mauvaises mains de gens venus d’ailleurs, qui pourraient avec leur regard distant porter un jugement critique sur ce qu’on leur offre. Tant qu’il n’y a pas ça, je ne peux pas accepter cette critique. Il n’y a pas pire que le jugement a priori. Le jugement a priori est le jugement de la dé-responsabilisation. Le jugement à posteriori, c’est prendre le risque. La vie est une chose risquée, il faut prendre le risque et créer le rapport de force dans cette prise de risque, pour qu’advienne, peut-être, un rééquilibrage. 
Quand il n’y aura plus de courant, qu’allons-nous faire des tours ? Qui sont ceux qui ont affirmé que les tours étaient écologiques ? Aucune tour n’est réversible. Pour la première fois dans l’histoire, nous avons fait une architecture non réversible. Même les églises, les châteaux sont réversibles. On peut toujours démonter les fenêtres et monter habiter au 50e étage à pied. Peut-être que ça sera très bon pour la santé, la vie de montagnard en ville. Jamais la fabrique urbaine n’était tombée en de si mauvaises mains, que celles qui sont aux commandes aujourd’hui. Même au xix e siècle, ce n’était pas pire. La ville du xix e siècle était encore produite sur le mode de l’art de bâtir, elle était encore l’expression d’un savoir-faire collectif qui réunissait le maçon, le ferronnier et l’architecte. L’ouvrage était encore l’expression d’un savoir multiple, non dessiné, non coercitif. Il y avait une sorte d’exercice général. On n’a jamais vu un désordre pareil. Moi je suis pour le désordre, mais là ce qu’on vit, c’est un désordre disharmonieux. Ce qu’il nous faut, c’est un désordre harmonieux. 

CC : La modernité est-elle fondamentalement aliénante ?  

PB : La modernité qui prétend qu’il n’y a pas d’avant, celle de la table rase, l’est immanquablement. L’idée n’est pas de tout rejeter en bloc, ni de faire table rase de ce qui a été produit dans un esprit de renouveau. Ce qu’il faut, c’est constater qu’elle s’est trompée dans certains de ces choix. Il faut corriger cette modernité totalitaire qui a cru pouvoir tout inventer à partir de rien. Ne pas laisser cette mentalité s’enclencher en mode automatique avec l’avènement de l’intelligence artificielle. En fin de compte, il faudrait pouvoir dire qu’il y a des choses qui doivent disparaître, mais qu’il nous reste toujours un socle commun. L’humanité est sur un socle commun, qui est solide.

CC : Vous avez construit en bois, en toile. Que restera-t-il de ce que vous avez mis en place ? Est-ce que c’est en voie de patrimonialisation ? 

PB : La valeur patrimoniale des choses est dans la mémoire, pas dans l’objet. Regardez ce qui arrive à ceux qui pensaient construire pérenne dans la seconde moitié du xx e siècle. Tout cela est en train de disparaître sous les pelleteuses, alors qu’il ne s’est même pas écoulé un siècle. 
Je préfère adopter l’attitude contraire et me dire que ce qui compte, c’est l’acte de faire plus que la chose faite. C’est pour ça que j’ai travaillé très tôt dans l’existant, considérant que l’existant ne pouvait pas être indéfiniment conservé tel qu’il était. Il faut que l’existant se transforme, et pour le transformer, il faut l’habiter, et c’est en l’habitant qu’on le projette dans le futur. Ce que je propose, c’est une façon de soumettre le patrimoine aux générations futures.  

CC : C’est un enseignement plus qu’une production que vous choisissez de léguer.

PB : Des projets comme le Lieu unique ou la Condition publique sont des réponses à ceux qui affirmaient que la vision architecturale ne peut pas se déployer dans des contextes aussi bâtis. De nombreux architectes considéraient l’existant comme un obstacle à leur créativité. J’ai plutôt choisi de m’installer dans cet existant, et ce faisant, j’ai pu produire des choses peut-être plus expérimentales que si j’avais construit ex nihilo. Ce n’est pas une appréhension de l’existant qui consisterait à restaurer un édifice dans sa forme originelle. C’est un existant tourné vers le futur. Le contraire de la table rase. 
L’éphémère a lui aussi été un de mes arguments pour produire. « Laissez-moi expérimenter, et si ça ne marche pas, vous pourrez toujours démonter. » La rencontre de l’éphémère et de l’existant a souvent rendu possible une ré-appropriation patrimoniale, l’éphémère devenant un élément de l’existant. Toute l’architecture vernaculaire fonctionne ainsi. Après chaque saison de pluies, après chaque ouragan, il faut réparer. L’architecture n’est pas immuable. Si certains de mes projets ont été entretenus, c’est surtout parce qu’ils ont rencontré un usage, des gens qui en avaient besoin et qui se les sont appropriés. En architecture comme en art, la fragilité est une invitation à prendre soin. C’est parce que la situation est fragile que l’œuvre arrive, c’est parce que la position de l’artiste est fragile qu’il a quelque chose à dire. Il faut cette exposition au danger pour qu’une œuvre advienne.

En Grèce, Facebook censure le mouvement de soutien à un prisonnier gréviste de la faim.


À Athènes, le soutien aux ex-membres du “17 Novembre” a longtemps été perçu comme une cause à la limite de l’acceptable, susceptible de froisser l’ami américain. Cette réserve semble avoir été levée hier avec une première grande manifestation en soutien à un membre de l’organisation révolutionnaire, en grève de la faim depuis plusieurs semaines. Pourtant le sujet est loin d’être consensuel. Pendant ses trente années d’existence, l’organisation 17N a exécuté une bonne vingtaine d’individus, et pas n’importe qui: le chef de poste de la CIA à Athènes, les attachés militaires britanniques et turques, des officiers de l’US Navy, des ex-tortionnaires du régime des colonels, un sergent de l’US Air Force, un armateur et un industriel. Ces assassinats médiatiques ont bénéficié à l’époque d’une certaine approbation, hissant l’organisation clandestine au rang de « vengeurs masqués » d’un pays meurtri par un demi-siècle d’ingérence anglo-américaine.  Le tout venant qui clamait « ils ont bien fait » sur la terrasse d’un café, n’avait rien d’un militant. À ces assassinats ciblés qui bénéficient de l’assentiment populaire sont venus s’ajouter d’autres, plus difficiles à défendre: ceux d’un éditeur, d’un jeune élu du parti conservateur, des chauffeurs des cibles militaires et d’un étudiant qui a eu la malchance de passer au mauvais endroit, au mauvais moment. Cette dernière bavure a accéléré leur chute et le démantèlement de l’organisation. La manifestation en soutien au 17N hier à Athènes, c’est un peu comme si les Allemands avaient manifesté par milliers pour défendre les activistes de la bande Baader-Meinhof. L’enjeu est de taille, puisque la plupart des membres de l’organisation s’approchent des durées d’incarcération (entre 19 et 22 ans)  qui leur permettent de demander leur libération conditionnelle. La grève de la faim que mène Koufontinas concerne précisément son transfert, à quelques mois de cette échéance, d’une prison agricole où il purgeait tranquillement la fin de sa peine, vers un établissement de haute sécurité. Une façon de lui signifier que le caractère exceptionnel de son action passée n’est pas compatible avec le régime d’aménagement des peines. 
Plus inquiétant, Facebook a choisi d’appliquer à ce sujet son règlement lié aux contenus radicaux ainsi qu’au soutien aux organisations terroristes. Le fait que le chef de l’opposition parlementaire grecque  Alexis Tsipras ait relayé la demande du condamné à ne pas être transféré, n’y a rien changé. Plusieurs publications photo journalistiques relayant cette mobilisation ont été supprimées. Le dernier bilan de santé annonçait le prisonnier Koufontinas entre la vie et la mort. 

L’intégration par le contraste. Sur Group8




C’est Achim Geissinger qui m’a fait découvrir Group8, en me proposant en avril 2013 d’écrire un article sur le centre logistique du CICR à Genève pour la revue Deutsche Bauzeitung. Inventif et à certains égards radical, le centre faisait preuve d’un travail innovant en matière de forme et d’enveloppe. Ayant en tête ce qui prévaut en France, où la variation formelle entre les immeubles d’un même front de rue peut frôler l’hystérie, j’ai été agréablement surpris de découvrir une authentique disposition à l’expérimentation, capable de s’accorder avec l’ethos constructif suisse et son goût de la sobriété.
Le centre logistique du CICR est situé dans une des rares portions ingrates du territoire genevois, la zone industrielle de Meyrin, aux abords de l’aéroport. Le programme regroupe l’infrastructure d’un centre de stockage, d’un département administratif et d’un centre d’archivage. Le tout doit pouvoir se transformer en un rien de temps en QG de gestion de crise. L’agencement d’un immeuble de bureaux et d’un centre logistique est rendu possible par le traitement unitaire du bâtiment, recouvert par une toile blanche tendue. Leur proposition combine la simplicité à l’audace formelle. On peut y voir un lien avec une certaine économie de moyens très japonaise, ou avec un sens de l’expressivité non dépourvue d’efficacité qui caractérise les débuts d’Herzog et De Meuron.
Halle logistique du CICR, Satigny, Genève
©Régis Golay
La toile tendue s’impose comme un élément formel fort, sans pour autant se plaquer arbitrairement sur le programme. La rencontre de la forme et de la fonction se fait organiquement et le revêtement constitue un élément clé du fonctionnement du bâtiment, avec toute une série de détails qui permettent à la bâche de s’ajuster au programme.
Le centre logistique du CICR permet de tirer quelques grandes lignes: si les réalisations de Group8 se démarquent par des effets d’écriture ou de conception, elles ne sont pas pour autant en rupture avec leur environnement, ni avec la société qui les produit. Rien n’illustre mieux leur position particulière que certains de leurs projets dont l’intégration est obtenue par le contraste. Un intégration qui ne se contente pas d’aligner, de fusionner, de faire dialoguer les ouvertures, mais qui se sert de tout un arsenal d’effets et d’attributs qui travaillent l’opposition, la dissonance et le déséquilibre. Plus qu’un effet de style, l’intégration par le contraste serait un moyen de parvenir à des environnements urbains complexes et stimulants. Une attitude qui trouve dans le contexte genevois, celui d’un environnement bâti qualitatif mais hyper-normé, un terrain fertile pour l’expérimentation.



Form follows fonction

L’audace formelle de Group8 tranche donc avec l’hyper-normativité constructive et typologique imposée par la prudence du marché immobilier. Seuls certains projets iconiques s’autorisent une certaine marge d’expérimentation et le majorité des nouvelles constructions doivent se plier à des normes et des standards qui laissent peu de marge à l’innovation.
En 2015, Group8 a confirmé sa disposition à sortir des chemins balisés avec la crèche Origami.
Crèche Origami, Genève,
©Régis Golay
L’équipement, pris en étau entre deux immeubles de bureaux, a été pensé comme une intervention paysagère à l’échelle du quartier. Face à l’écrasante verticalité des façades, la crèche se déploie horizontalement dans un jeu de bandes qui ondulent et se détachent du sol pour y revenir tout en douceur. Le programme standard d’une crèche trouve sa place dans l’alternance entre des parties creuses et des parties pleines. Les parties pleines donnent lieu aux espaces couverts et les intérieurs de la crèche, tandis que les parties creuses créent des espaces ouverts destinés aux jeux en extérieur. La proposition a ceci d’intrigant qu’elle fait entrer dans un dispositif formel strict la complexité d’un équipement aux nombreux impératifs. L’usage du bois pour la structure reste dissimulé, évitant au projets les lieux communs sur la prétendue virtuosité du matériau. Si le toit a été végétalisé, ce n’est pas pour cocher la case dans le profil environnemental du bâtiment, mais parce que le toit forme la partie la plus en vue, depuis les fenêtres des immeubles adjacents. La végétation contribue au dialogue formel de la crèche avec son environnement.
Tout en étant parfaitement de son époque, l’organisation spatiale de la crèche évoque l’héritage structuraliste. Herman Hertzberger, qui enseigna à Genève sans jamais rien y construire, s’y serait reconnu. Son organisation en bandes et surtout sa façon de faire entrer le programme dans une structure répétitive préétablie s’inscrit dans l’héritage d’une école de pensée qui a cherché à intégrer la dimension sociale de l’équipement dans la forme du bâti. On voit ici comment une crèche agit comme un contrepoint égalitaire face au monde hiérarchisé des érections très corporates qui l’entourent. Group8 semble ne pas en avoir fini avec cette irrévérence qui distingue les premières réalisations de bureaux.




L’autre crèche et la tour

Quelques années plus tard, une autre crèche, celle du campus de l’EPFL, permet de mesurer à quel point Group8 ne cherche pas à développer un style univoque en matière de langage formel. Au lieu de reconduire des formules réussies, ils en développent de nouvelles. La différence entre les deux crèches montre aussi que le travail sur la forme n’est pas une fin en soi, mais plutôt une façon de négocier avec le contexte environnant ; il est plus un outil d’intégration qu’un moyen d’expression qu’ils déclineraient invariablement dans tous leurs projets.
L’expérimentation permet de penser et d’agencer la fonction d’un bâtiment de manière spécifique au site. Dans le cas de la crèche de l’EPFL, le principe structurant est celui de plateaux rectangulaires superposés et de tailles différentes. Le fait que les plateaux soient inégaux génère des débordements, des espaces résiduels qui tantôt agissent comme un auvent, tantôt procurent des espaces extérieurs dans les étages.
Garderie de l’EPFL, Ecublens.
©Walter Mair

La structuration horizontale du bâtiment renforce l’impression d’une superposition de plateaux autonomes. Si pour la crèche Origami la fonction entre dans une forme préétablie, ici les programmes s’empilent sans nécessairement chercher à le faire correspondre au gabarit de l’étage inférieur. La forme finale du bâtiment découle de l’assemblage des parties du programme. L’organisation par plateaux de la crèche est finalement renforcée par la structuration horizontale des façades. À cet effet, contribue l’usage du béton strié verticalement par l’empreinte de planches de coffrages. Cette fois-ci, c’est un élément du langage brutaliste qui est convoqué et qui permet à la crèche d’être en dialogue avec les surfaces en béton du bâtiment historique de Jakob Zweifel.

Le même recours à un béton expressif caractérise la tour C1, un immeuble de logements dans le nouvel éco-quartier des Vergers, à Meyrin, à quelques centaines de mètres de la frontière et du CERN. Derrière une façade austère, structurée en bandes d’épaisseurs variables, se déploie une grande diversité typologique qui combine différents usages, professionnels ou résidentiels, différents types de logements (LUP, PPE), et surtout des agencements variés avec certains appartements traversants et d’autres en duplex.
Le plan du bâtiment repose sur une distorsion du rectangle habituel des tours d’habitation. Les deux côtés les plus longs sont concaves, formant un angle obtus. Les côtés latéraux sont convexes. Outre de donner au bâtiment sa forme en nœud papillon, cette flexion augmente les possibilités de varier l’agencement des appartements, le bâtiment étant deux fois moins large dans la partie centrale que sur les côtés.
L’abandon de l’orthogonalité au profit d’une forme atypique renforce le caractère spécifique de la tour C1.
Tour C1, Meyrin, Genève,
©Walter Mair
À la fois non exubérante et dynamique, elle remplit son rôle de tête de pont d’un ensemble de bâtiments qui marquent l’entrée dans l’agglomération genevoise. Au lieu de l’habituelle indétermination des entrées de ville, faites de zones d’activités inqualifiables et d’ensembles d’habitation à faible densité, la tour C1 propose un vis-à-vis contrasté entre un bâtiment compact et des champs cultivés. Cette confrontation mérite d’être considérée comme une composition paysagère dynamique, c’est-à-dire comme une opposition d’éléments contrastés : la verticalité du bâti confrontée à l’horizontalité des champs, le très plein de la tour au vide des terrains cultivés.
Si la crèche de l’EPFL et la tour C1 ont en commun certains traits d’écriture, et notamment une structuration horizontale des paliers, elles partagent surtout une certaine disposition à interagir avec leur contexte. Ce dernier est principalement bâti dans le cas de la crèche, et paysager dans le cas de la tour. Dans les deux cas, il s’agit de produire une architecture non générique, essentiellement déterminée par le lieu dans lequel elle s’insère.



L’escalier d’une école

Si l’escalier, pensé comme un espace partagé, fait un retour timide dans les immeubles de bureaux, il en a longtemps été banni par le culte voué aux circulations verticales mécaniques. Les écoles, qu’elles soient élémentaires ou de de troisième degré, restent encore aujourd’hui une des rares occasions pour les architectes de travailler sur les vertus spatiales, et à certains égards, sociales du grand escalier ouvert.
C’est précisément ce qui a été envisagé pour la Haute école de santé (HEdS), le tout dernier concours remporté par Group8. Le caractère public de l’escalier à gradins sera accentué par une ouverture zénithale sur toute la longueur, qui l’inondera de lumière et transposera à l’intérieur la sensation de l’espace extérieur.
L’école étant située dans un parc, cette interpénétration entre le dedans et le dehors se prolonge dans la façon dont le bâtiment s’imbrique dans l’espace ouvert du jardin. Au lieu d’un volume compact qui opposerait sa rigidité au caractère arboré du parc, le projet propose un volume articulé qui négocie de façon moins rigide son intégration. Cette façon binaire de faire travailler ensemble des éléments hétérogènes (le bâti et le végétal) s’applique aussi aux choix des matériaux. Le rez-de-chaussée sera en béton, l’étage en bois.
Haute école de santé HEdS, Genève,
© Thomas Sponti
Le bois sera utilisé pour ses vertus constructives et son aptitude à donner une meilleure lisibilité à l’identité tectonique du bâtiment. La structure exprime sa composition à la manière des temples japonais qui, en tant que tels, sont une leçon d’assemblage à quiconque prend soin de les observer attentivement.


La pratique de Group8 repose sur une perception élargie du contexte. Une définition qui ne le réduit pas au seul lieu et environnement immédiat d’un bâtiment, mais qui s’ouvre à l’imaginaire commun d’où émerge l’architecture et l’horizon tout autant fantasmé vers lequel elle tend.
Il y aurait un contexte fait de références, de représentations, de séquences de films, d’images antérieures de la ville et de projections à venir, et dont Group8 parvient à se servir afin de créer.
C’est l’usage de ce contexte entendu, capable d’extraire la forme à venir de la pluralité éclectique du présent et du passé, qui leur donne leur place dans le paysage architectural genevois.
Tout à l’opposé des pratiques architecturales suivistes qui s’identifient aux normes esthétiques de la cité au point de s’y enfermer, Group8 porte le regard à l’horizon. Comme leur tour qui, depuis le seuil de la ville, va chercher son dehors, le bureau se nourrit d’influences et de pratiques d’autres lieux et d’autres époques. Il fait preuve d’une ouverture que certains qualifieraient d’étrangère à l’esprit genevois, mais qui, de plus en plus, s’impose comme la seule identité de la cité: celle d’une métropole trans-frontalière capable de se réinventer tout en restant fidèle à elle-même.





L’article fait partie du dernier Quart consacré à Group8.

Rénover le patrimoine moderne. Entretien avec Philippe Meier.

Christophe Catsaros : En quoi consiste votre intervention sur ce bâtiment de François Maurice, une réalisation emblématique de la modernité genevoise de la seconde moitié du XXe siècle ?
Philippe Meier : Le principal défaut de ce très bel immeuble administratif construit entre 1965 et 1967 est son bilan thermique. Il ne dispose pas de stores, et son vitrage, quoique double, a plus de cinquante ans. Notre intervention consiste à refaire à neuf cette peau en introduisant de la technologie dans le produit verrier de remplacement, à savoir des verres «électrochromes» qui bloquent les infrarouges et se teintent en fonction de la charge thermique qui s’exerce sur la façade. L’objectif est d’optimiser le potentiel énergétique du bâtiment sans avoir, comme le prescrit la norme, à devoir ajouter des stores, ce qui le dénaturerait complètement. L’opération consiste à déposer les anciennes menuiseries, puis à remonter de nouveaux profils que l’on refait à l’identique, pour y intégrer ces nouveaux verres.

Est-ce que ces nouveaux verres changent l’apparence du bâtiment ? 
Oui, les jours de fort ensoleillement, la façade va s’obscurcir. C’est la seule chose qui va changer. Sinon, la climatisation va être intégralement refaite avec un système plus performant, moins énergivore. Le bâtiment ne peut pas se passer complètement de climatisation, mais c’est le compromis qui a dû être trouvé afin de préserver sa façade avec l’accord des services du patrimoine et de l’énergie.

rénovation de l’enveloppe d’un immeuble administratif, genève, 2019 – 2021
© Johannes Marburg

Cette restauration s’inscrit-elle  dans un projet plus large de sauvegarde du patrimoine développé récemment par le canton?
En effet, elle s’inscrit dans l’esprit du travail mené à la FAS, section Genève, pour répertorier et protéger le patrimoine moderne de la ville. Il s’agit d’un projet éditorial consacré aux architectes genevois, que nous menons depuis le début des années 2000. L’idée était d’arriver à temps afin d’interviewer les architectes de leur vivant. Nous avons eu la chance de consacrer des cahiers à certains des principaux architectes qui ont édifié l’image moderne de la ville : François Maurice, André Gaillard, Jean-Marc Lamunière, ou Marc-Joseph Saugey. Notre effort de valorisation ne fait pas l’unanimité. Certains défendent l’idée d’un développement qui ne s’encombrerait pas de l’héritage moderne du territoire. D’autres aussi pensent que, comme ces bâtiments sont des gouffres énergétiques, on ferait mieux de s’en débarrasser.Nous défendons le contraire. Nous sommes convaincus que certaines de ces réalisations possèdent de très grandes qualités, qu’il suffit d’optimiser par une restauration intelligente. Nous l’avons prouvé à plusieurs reprises grâce à de nombreuses restaurations au cours desquelles il a été possible d’optimiser le comportement thermique sans pour autant défigurer un bâtiment. Ça coûte plus cher, mais c’est possible, et le résultat vaut l’effort. C’est un engagement culturel.

Est-ce qu’une ville qui s’obstine à préserver son patrimoine récent ne risque pas de se retrouver figée dans un instantané de son histoire, un peu comme Paris s’est arrêté dans son image de capitale du XIXe siècle, en sacralisant la période haussmannienne ?
 Je suis le premier à dire qu’il faut faire des choix. Le bâtiment dont on parle fait partie des plus beaux exemples de ce qu’on a pu concevoir dans ces années-là. C’est une vraie question historique et écologique de savoir s’il faut le démolir. On ne prône pas une préservation systématique de tous les bâtiments de cette période. Nous pensons que cela doit se faire dans certains cas. Dans le cas de l’immeuble de la rue d’Italie, outre des questions de patrimoine architectural, il y avait une dimension symbolique. En se posant la question de la préservation de son bien immobilier, le maître d’ouvrage, qui est un groupe bancaire, s’est rendu compte que son bâtiment était aussi un emblème de son identité d’entreprise. Je trouve cela intéressant de mettre en relation la dimension emblématique d’une entreprise avec la culture du bâti qui lui a donné lieu d’être.Est-ce qu’il y a finalement une contradiction entre le devenir métropolitain de Genève et sa préservation ?

Extrait de Bruno Marchand, François Maurice Architecte, InFolio, Gollion, 2009

Qu’en est-il de l’idée, partagée à la fin du XXe siècle, d’une ville finie, qui ne devait plus se développer par manque d’espace ?
À Genève, il y a un lieu qui concentre une partie des réponses à cette question, c’est le secteur Praille-Acacias-Vernets. Le PAV est en quelque sorte le projet qui permet de concilier les deux approches divergentes : celle d’un développement sur le tracé du Ceva, notamment des zones industrielles qu’il traverse, et celle d’une ville qui doit freiner son développement pour ne pas perdre les caractéristiques morphologiques et dimensionnelles qui en font ce qu’elle est. Le PAV n’est pas une périphérie ni une extension comme on les faisait au XIXe siècle. C’est une forme hybride. Et là aussi, le patrimoine industriel soulève des questions de préservation. Garder, détruire, reconstruire par-dessus ? L’orientation finale n’est pas encore entièrement décidée, et c’est ce qui fait tout l’intérêt du projet.
Revenons au bâtiment de la rue d’Italie. Qu’est-ce qui en fait un bâtiment digne de préservation ? 
François Maurice a réalisé plusieurs bâtiments qui s’inspirent du modèle américain, généralement plus proche de l’écriture d’un SOM que d’un Mies van der Rohe. Ce que je trouve remarquable dans celui-là, c’est sa façon d’évoquer le début américain de Mies, et notamment ses premières interventions sur la côte du lac Michigan, avec ses jeux de portiques, de structure apparente très brute et de retrait de la façade. À cela s’ajoute un travail sur les proportions, et notamment la division en quatre modules du vitrage qui est très caractéristique du maître allemand. Historiquement, il est certes un peu tardif, mais c’est un des rares bâtiments à regrouper toutes ces qualités. Il mérite indéniablement le soin que l’on met à le préserver.

Entretien réalisé pour 612, le cahier suisse d’Archistorm.

Une tour genevoise




Entre la maison Latapie, la première réalisation qui fit parler d’eux en 1993, et le projet de la cité du Grand Parc, le plus ambitieux des projets de rénovation / extension d’un ensemble de logements collectifs, Lacaton et Vassal sont parvenus à garder intacts certains fondamentaux de leur approche constructive : une facture sobre, une architecture au service de l’usager, l’idée que l’abondance spatiale puisse être autre chose qu’un privilège et un gage de spéculation immobilière. Étant de ceux qui choisissent leurs projets en fonction de leur ethos constructif, ils n’ont à ce jour rien proposé qui trahisse l’esprit de leur première maison-serre bordelaise. 
C’est peut-être en raison de cette cohérence infaillible que la déclinaison genevoise de leur travail a constitué un enjeu de taille. Comment leur sobriété néo-brutaliste allait-elle se conjuguer avec le projet urbain genevois, caractérisé par une pression immobilière et foncière non négligeable, et une idée très précise du confort ? Du Lacaton et Vassal loué entre 2000 et 3000 francs, est-ce toujours du Lacaton et Vassal ? Le projet d’une tour d’habitation à Chêne-Bourg, un quartier en pleine expansion situé à la périphérie de Genève, présentait donc le risque de voir basculer leur sobriété et leur simplicité dans ce qui relève du style et de l’expression architecturale avec des appartements – des lofts de style brut – devenus une plus-value esthétique, un peu comme une chaise standard de Jean Prouvé peut aujourd’hui se vendre 15 000 dollars dans les galeries de design new-yorkaises. 
Trois éléments ont permis d’éviter cet écueil : le site, le concept formel et la facture du bâtiment, ainsi que le choix du partenaire local. Le premier élément qui sauve leur tour d’habitation n’est autre que le site et le projet urbain dans lequel il doit s’insérer. Si la tour n’est pas une reconversion à proprement parler, le projet urbain qui lui donne lieu d’être l’est indéniablement. Genève vit depuis plus d’un an au rythme du CEVA, une liaison ferroviaire transfrontalière devenue le levier d’une série d’opérations de densification / requalification. Le projet du CEVA et le développement qui accompagne le déploiement de ses gares est la variante lémanique de la reconversion urbaine à partir d’une boucle ferroviaire, à cette différence près qu’ici, les nouveaux usages doivent s’accommoder de l’activité qu’ils sont censés remplacer. Faute de place pour délocaliser, les Genevois, comme les Bâlois d’ailleurs, doivent garder à l’intérieur du nouveau périmètre de la ville une partie des entrepôts, des lieux d’activité et de tous ces équipements que le développement urbain relègue généralement vers une périphérie toujours plus lointaine. L’aspect mixte de Chêne-Bourg, ce quartier proche de la frontière, n’est pas une étape transitoire, ou alors il s’agit d’une transition à long terme. Les nouveaux immeubles d’habitations cohabitent avec les immeubles des années 70, des bureaux sans charme, des espaces de stockage, dans un écosystème qui évoque bien plus un quartier périphérique que la prospérité d’une des villes les plus chères au monde. En s’y promenant, on peut difficilement ne pas voir dans ce type de reconversion additive la traduction urbaine de l’architecture prothétique de Lacaton et Vassal.
© Lucas Camponovo
Le deuxième aspect qui permet à la tour de ne pas trahir l’ethos de ces concepteurs réside dans sa stratégie formelle, ou pour le dire plus crûment, dans son absence de stratégie. La tour n’est que la traduction du gabarit maximal autorisé, occupé de la manière la plus systématique qui soit. Aucune astuce, aucun effet de design ne vient altérer le strict épuisement des volumétries maximales pouvant être appliquées. Une approche maximaliste qui a séduit la maîtrise d’œuvre, les CCF, désireux d’optimiser leur investissement. À cela s’ajoute une facture très commune, avec des faux plafonds à l’intérieur et des profilés en aluminium en façade.    
Le dernier élément qui sauve le projet et la contribution de Nomos, un bureau d’architectes genevois dont le travail n’est pas sans affinités avec l’esprit de Lacaton et Vassal. Et pour cause, ce bureau scindé en deux branches entre Madrid et Genève expérimente sur les mêmes terrains : celui d’une architecture pauvre, mais riche dans son aptitude à restituer à l’usager un contrôle dont il n’a pas l’habitude de jouir. Nomos connaissait bien les seuils à respecter pour permettre à Lacaton et Vassal de construire sans se trahir. Ils ont joué le rôle de partenaire local, capable de traduire leur sensibilité dans l’idiome très particulier du contexte immobilier genevois. Cela n’a été possible que parce que Nomos se posait depuis déjà un bon moment les mêmes questions. 
À Madrid, ils ont inséré des cellules d’habitation en bois dans un volume industriel, créant ainsi des jardins d’hiver dans la partie résiduelle entre la paroi de l’habitation et l’ancienne paroi du bâtiment.
Nomos à Madrid.
Dans le cadre d’un autre projet, non loin de la tour Opale, Nomos réalise un espace d’activité évolutif dans une structure mixte en bois et béton. Un projet simple, presque low tech et dont ni l’usage du bois, ni l’évolutivité, n’entrent dans la rhétorique de greenwashing à laquelle on l’assimile souvent. Ici, le bois est tout simplement le matériau le plus adéquat pour ce qui doit être mis en place. 
Finalement, dans le quartier genevois de Vieusseux, ils rénovent actuellement une tour de quinze étages des frères Honegger, en transformant les petits balcons en jardins d’hiver. Le remplacement du parapet en béton par une paroi vitrée apporte de la lumière sans pour autant augmenter la superficie légale de l’appartement, la pièce supplémentaire n’étant pas chauffée. Cette opération en site occupé conjugue rénovation énergétique et extension de domaine habitable. Lorsqu’on les écoute en parler, on comprend que cette intervention dans une coopérative ouvrière est presque plus proche de l’esprit de la tour Bois-le-Prêtre que ne l’est la tour Opale. La nature coopérative de l’immeuble a permis d’entreprendre les travaux de rénovation en concertation avec les habitants, qui ont pu choisir et valider des prototypes. Là encore, on serait tenté de penser que la « méthode » Lacaton et Vassal gagne en pertinence en croisant une composante typiquement suisse de l’habitat collectif : l’esprit de ses coopératives d’habitants.

Article paru dans 612, le cahier suisse d’Archistorm

Sainte-Sophie, millefeuille millénaire

Les yeux ne se peuvent arrêter longtemps & considérer un endroit, sans être aussitôt attirés par la Beauté des autres. Les spectateurs sont dans un transport, & dans une agitation continuelle qui procède du doute de ce qu’ils y doivent le plus admirer. Leur esprit suit le mouvement de leurs yeux, & après s’être tourné de tous côtés il demeure en quelque sorte en suspension. En voilà assez sur ce sujet.

Description de Sainte Sophie, Procope de Césarée, vers 550. 

Procope de Césarée n’est pas architecte et son ouvrage Sur les monuments (Περὶ Κτισμάτων), panégyrique des grands chantiers de l’empereur Justinien, n’a pas la teneur d’un traité d’architecture. Pourtant sa description dithyrambique de Sainte Sophie rend compte, peu après son inauguration, d‘une qualité qui caractérisera cette bâtisse emblématique pour les siècles à venir : son éclectisme.
Aujourd’hui encore, comment trouver l’apaisement face à un tel ravissement des sens ? Comment atteindre la quiétude afin de prier dans ce clair-obscur savamment orchestré, où coexistent des mosaïques byzantines, des chérubins et les noms de prophètes soigneusement calligraphiés, le tout ordonné par l’aléatoire des diverses missions archéologiques qui s’y sont succédées ? Pour transformer Sainte-Sophie en lieu de culte, il a fallu installer des rideaux, des tapis et des paravents, afin de retrouver une atmosphère propice à la prière. Malgré l’effort d’aménagement, le caractère hautement éclectique du lieu demeure ; il est même, à certains égards, renforcé par la quête forcément vaine du croyant d’un message clair dans ce haut lieu de la polysémie culturelle.  
Bien avant que le père de la nation turque n’ordonne, dans un élan progressiste et séculier, la transformation de la mosquée en musée, Sainte Sophie était déjà la somme éclectique des deux principales civilisations qui ont gouverné la ville, depuis sa création. C’est ainsi qu’elle était perçue aux 16e et 17e siècles, quand se rendre à Constantinople prenait plusieurs semaines et constituait l’étape la plus avancée du Grand Tour, ou encore au 19e siècle, quand les frères Fossati, mandatés pour restaurer et consolider l’édifice, vont égaliser les minarets et révéler au passage les mosaïques de la galerie. 
La décision du président Erdogan de reconvertir Sainte Sophie en Mosquée s’inscrit dans une série de transformations symboliques et politique, constructives et archéologiques, qui depuis le 6e siècle de notre ère, ont forgé l’identité du monument. Choisir pour Sainte Sophie un substantif — basilique, mosquée ou musée — ne peut qu’être réducteur puisque l’identité du lieu se trouve précisément dans son aptitude de basculer de l’un à l’autre, c’est-à-dire à faire preuve de résilience et d’adaptabilité. 
On rapporte que l’acte de transformation initial de Sainte Sophie en Mosquée, en 1453, acte qui en préserve le nom, s’accompagne d’un récit d’appropriation symbolique qui élève la réparation au rang de fondation. La naissance de Mahomet correspond à peu de chose près à la première destruction de la coupole de la basilique, suite à une série de tremblements de terre  en 553, 557 et 558. Selon ce récit mythique, c’est la naissance de Mahomet qui aurait généré la faille dans la coupole, et c’est, dit-on, grâce à sa salive mélangée à du sable de la Mecque qu’elle a pu être réparée, en prévision de sa future affectation. Cette réparation mythique se révèle d’une grande importance pour quiconque souhaite placer la valeur de l’édifice non pas dans une identité figée, celle des 900 ans où elle fut basilique, ou des 500 années où elle fut mosquée, mais dans son aptitude à glisser d’une civilisation à l’autre. L’appropriation Ottomane, se prête à une telle interprétation. Elle peut à juste titre être considérée comme salvatrice, et sinon respectueuse de l’état antérieur, au moins capable d’en épargner les principaux attributs. L’iconoclasme qui qualifie le nouveau culte qui s’y instaure au 15e siècle n’empêche pas la préservation d’une bonne partie des mosaïques, recouvertes de plâtre au fil des siècles, et redécouvertes minutieusement par des missions archéologiques à partir du milieu du 19e siècle. Plus important, la culture Ottomane et son modèle de gouvernance par millet se caractérise par une disposition à l’autonomie administratives des communautés religieuses non musulmanes. Le culte chrétien persiste dans le nouvel Empire, et la société Ottomane se construit, de façon pragmatique, dans le brassage des cultures et des langues qui précédaient la conquête. Les Ottomans ne pouvaient pas faire autrement pour administrer des territoires, comme les Balkans où ils étaient minoritaires. Reste que cet Islam tolérant, qui accueille les Juifs persécutés d’Espagne, et qui laisse les Grecs et Arméniens prospérer au point d’incarner au 19e siècle la bourgeoisie des principaux centres urbains, cet Islam qui érige en principe fondamental le droit à l’autogestion des communautés, mériterait une place dans le tableau du commun culturel européen. On ne peut pas dire que ce soit le cas.
L’intégration de l’éclectisme Ottoman dans le grand récit de l’Europe serait pourtant une façon d’ancrer le multi-culturalisme dans l’histoire du continent. Ce serait surtout un geste signifiant pour construire du commun, sur un plan pédagogique, culturel et politique avec les 16 millions de Musulmans vivant dans les différents pays de l’Union européenne.  Au lieu de cela, c’est le récit de la « forteresse chrétienne » qui semble revenir en force. Le geste des Islamistes au pouvoir en Turquie est-il autre chose qu’une réaction au refus de l’Europe de considérer la Turquie comme faisant partie de son héritage partagé ? En voilà assez sur ce sujet. 

Sainte Sophie “reconvertie” en basilique sur un billet de banque grec du début du 20e siècle.

Sainte Sophie, la transformation figée

Il y a dans l’image diachronique du monument, dans la forme même du bâti, quelque chose qui raconte sa transformation et l’élève au rang de qualité. L’acte essentiel de cette transformation qui pourrait valoir pour un archétype de principe de reconversion, n’est autre que l’adjonction des minarets, réalisée, en plusieurs étapes. Les quatre tours qui englobent la basilique dans un parallélépipède virtuel, sont des ajouts externes et à certains égards des attributs manifestes de la reconversion. Ils cadrent la basilique, la contiennent et la restituent dans sa dimension iconique. Prothèses manifestes, les minarets constituent un geste quasi postmoderne, celui d’une captation par l’ajout d’un cadre permanent. Ce qui est moins manifeste, ce sont les innombrables actes de réparation qui s’y accomplissent au fil des siècles et qui expliquent la longévité du monument. Au 16e siècle, l’érections des minarets s’accompagne de l’adjonction de contreforts massifs, qui vont se révéler essentiels pour la résistance de l’édifice aux nombreux tremblements de terre de cette région sismique. Plus de seize secousses majeures depuis sa création n’en sont pas venues à bout. Cette longévité est certes le fait de ses qualités constructives, mais aussi et surtout de son entretien perpétuel et quasi obsessionnel au fil des siècles, tant par les Byzantins que par les Ottomans. 
En satisfaisant une demande de la frange la plus radicale de son électorat, Erdogan s’attaque à l’héritage séculier de la Turquie moderne, telle qu’il fut dessiné par Atatürk il y a bientôt un siècle. Il participe ainsi à un renforcement du religieux qui s’observe dans la plupart des sociétés à fortes inégalités sociales. La monté en puissance de l’islamisme politique en Turquie est du même ordre que le renforcement du nationalisme hindouiste ou que l’expansionnisme évangélique (et que son épiphénomène, le trumpisme). Sauf que dans le cas d’Erdogan, ce geste politique a aussi une conséquence involontaire. En reliant l’expansion néo-ottomane à un monument symbole de polysémie culturelle, en refaisant de Sainte Sophie l’objet d’une conquête, il crée les conditions d’une contestation de la légitimité de ses aspirations. Qu’est ce qui aujourd’hui contesterait le droit de la Turquie de disposer de cet héritage, si ce n’est l’acte d’Erdogan lui-même ? Son geste remet en scène une prédation oubliée de tous, dans la seule intention de raviver une polarisation. Erdogan invoque des ennemis et des menaces fantomatiques, avec le fol espoir de les voir peut-être sortir du caveau. Le journal Orthodox Times titrait, quelques jours après cette prière inaugurale, sur la mort mystérieuse (suite à une crise cardiaque) du muezzin qui avait officié la cérémonie symbolique. La pensée magique se délecte de ces occultes échos, de ces correspondances inexpliquées, d’autant plus précieuses qu’elles émanent du camp adverse. 
La reconversion en mosquée a pour ultime conséquence de maintenir Sainte Sophie dans une position à la fois centrale et tragique de monument tiraillé, contesté. Elle suspend et perpétue indéfiniment un acte, la prise, qui habituellement ne dure qu’un instant, celui d’une conquête ou d’une révolution. Qu’elle puisse être le centre à la fois des mondes grec et turc échappe probablement à la sensibilité de la plupart des croyants, Musulmans ou Chrétiens qui, cantonnés dans leur foi, louent ou maudissent la reconversion en lieu de culte. Et pourtant leur obstination, leur ressentiment et leur satisfaction, sont constitutives de l’attrait symbolique de l’édifice, peut-être même plus que toutes les beautés qu’on peut y admirer, que tous les selfies (voilés ou pas) qui y ont été faits, dans sa brève affectation muséale. La transformation en mosquée n’a rien d’un outrage. Elle ne fait en définitive qu’ajouter une couche à l’épais millefeuille millénaire que l’on appelle Sainte Sophie. Elle n’en viendra pas à bout, bien au contraire elle ne peut que l’enrichir.

Article paru dans le numéro 483-484 d’artpress