Les organisateurs de la 14e documenta devaient bien s’attendre à des réactions en prenant la décision de délocaliser à Athènes, pendant une partie de sa durée, la grande exposition d’art contemporain à teneur critique et politique, organisée à Kassel tous les cinq ans depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Réactions à Kassel tout d’abord, de la part de ceux qui pensent la documenta comme la cash cow de la petite ville du Land de Hesse. Réactions à Athènes de ceux qui dénoncent un acte de domination culturelle.
La Grèce vit mal la tutelle budgétaire germanique et réagit viscéralement à tout ce qui ressemble de près ou de loin à une « leçon allemande ». Créée en 1955 pour rééduquer culturellement le peuple allemand après douze ans d’abrutissement nazi, la documenta serait-elle exportée pour donner aussi une leçon aux Grecs ?
Sans surprise, l’arrivée de la documenta a laissé indifférente une bonne partie des médias grecs. Elle a même suscité, dans certains milieux artistiques revendicatifs, des réactions relevant autant de l’esprit de contradiction que d’une véritable critique structurée. Une « contre-biennale » se tient parallèlement sur le thème « En attendant les Barbares ». Dans l’optique de ses concepteurs, l’Allemagne ferait preuve de néocolonialisme en parachutant un dispositif prestigieux, mais hors contexte, dans une ville exsangue et, à certains égards, humiliée. Paradoxalement, la question des « colonialismes culturels » est à ce point au cœur de la documenta que l’on pourrait considérer la contre-biennale comme un side event de cette dernière.
A Athènes comme à Kassel, la documenta est disséminée sur une dizaine de sites. Le principal lieu d’accueil de l’événement n’est autre que le musée d’art contemporain, dans une ancienne usine de l’architecte Zenetos défigurée par une restauration douteuse, inauguré mais jamais vraiment ouvert au public, faute de moyens.
La critique adressée par le collectif récalcitrant Heart & Sword Division aurait peut-être une part de légitimité si la documenta n’était pas ce qu’elle est : une manifestation ouverte, plus mondiale qu’allemande, authentiquement critique, qui n’a pas attendu son escapade athénienne pour être absolument déterritorialisée. Le contexte athénien ne fait qu’intensifier des dispositions qui faisaient déjà partie de l’identité de l’événement quinquennal, depuis sa création.
Le fait est que la grande métropole méditerranéenne, touchée à la fois par un poison et son remède, c’est-à-dire le dogme néolibéral de l’enrichissement facile et l’austérité budgétaire censée y pallier, constitue un bon terreau pour l’exposition et ses aspirations politiques et critiques.
La dimension politique des questions de genre, aujourd’hui tout à fait redondantes dans le contexte tolérant et émancipé du nord de l’Europe, revêt ici, dans le sud aux relents parfois homophobes, sa véritable dimension revendicative et iconoclaste.
La pièce The greek way mettant en scène les célèbres portraits d’Hitler en chevalier teutonique sur lesquels sont griffonnés des noms d’homosexuels exterminés par le régime, n’a pas manqué de provoquer des réactions !
Ce n’est pas un hasard non plus si l’un des 14 co-commissaires, Paul Preciado, qui fut Beatriz il y a encore quelques années, y vit depuis deux ans. Athènes est une ville en tractations, où les jeux ne sont pas faits et les situations sont encore réversibles.
Gentrification suspendue
L’exemple le plus flagrant de cette fluidité n’est autre que le centre-ville, engagé fermement sur la voie de la gentrification au début des années 2000 et que la crise de 2008 a plongé dans un état inédit pour une capitale occidentale. Une gentrification figée où quelques lofts luxueux côtoient des squats d’artistes et des dortoirs de migrants.
Le centre a gardé sa vitalité, les migrants y ont trouvé aussi leur place et la gentrification s’est tout simplement arrêtée au moment où allait commencer la purge. Celle qu’ont connu le Soho londonien ou le Marais parisien et tous ces quartiers créatifs qui après un bref moment d’euphorie se transforment en ghettos pour riches.
A Athènes, les spéculateurs immobiliers n’ont pas eu gain de cause. Le résultat est une ville foisonnante, à l’économie anémique mais ouverte au changement et à la contestation comme aucune autre métropole européenne. Une des pièces produites pour cette session n’est autre qu’un bâtiment vide abandonné, acheté par la documenta pour être maintenu sans limitation de durée dans son état actuel. Monument durable d’un présent passager, l’immeuble de Maria Eichhorn ne doit accueillir rien de plus que ce qu’il contient déjà : le vide.
Au regard de tout cela, la documenta pouvait elle faire autre chose que de venir à Athènes ? C’est à ce point que l’on réalise peut-être que le partage de la documenta n’est pas seulement un don des Allemands aux Grecs, mais aussi un souffle de vitalité des Balkans au nord de l’Europe, avide de situations critiques et d’enjeux ouverts. Adam Szymczyk, le directeur artistique de la documenta, donne plusieurs clés pour comprendre l’esprit dans lequel s’est fait ce partage : il s’agit pour lui d’établir un rapport symétrique entre deux pôles engagés de fait dans un rapport asymétrique.
Les deux chapitres de la 14e édition proposent aux artistes de travailler soit sur des diptyques, soit de reconduire les mêmes travaux à Kassel et Athènes. Cela veut aussi dire que personne ne peut vraiment juger cette documenta avant l’ouverture de l’événement à Kassel, prévue en juin.
L’art contemporain, en quête de sang nouveau, oscillant entre l’insignifiance du «tout a été dit» et de la fièvre spéculative, trouve au Sud les indicateurs de l’époque qui est la nôtre. Athènes, plus balkanique que jamais, est ce laboratoire culturel et social qui permet de faire émerger des positions et des propos restituant les déséquilibres qui constituent notre actualité. La leçon d’Athènes, sous-titre de cette documenta, est celle d’une ville qui persiste malgré l’effondrement des instances qui la faisaient tourner. Leçon d’une ville confrontée à une sévère décroissance, qui s’avère finalement résiliente.
Si l’échec du modèle néolibéral dans cette partie de l’Europe n’a pas débouché sur la chose attendue, à savoir l’avènement d’une voie alternative durable, elle aura au moins permis à certaines forces et certains acteurs de continuer d’agir, et de contribuer ainsi à l’effervescence politique de la ville. La documenta ne pouvait que faire sienne une telle situation.
La 14e Documenta se tient du 8 avril au 17 juillet à Athènes et du 10 juin au 17 septembre à Kassel.