La pomme empoisonnée : Disney aux portes de Paris




La prolifération récente d’ensembles néo-traditionalistes est-elle une conséquence de l’opération de conquête entamée il y a près de 40 ans avec l’implantation de l’empire Disney en Ile-de-France ? Plus grave, ce Gesamtkunstwerk du capitalisme tardif serait-il l’ultime manifestation du ressentiment américain à l’égard de la ville européenne ?



Il y a d’abord cette image : Jacques Chirac, le visage empreint de cette gaité un peu idiote qui le caractérisait, reçoit un présent des mains de Michael Eisner, directeur général de la Walt Disney Company. Le celluloïd encadré offert au président représente un autre don : celui de la pomme empoisonnée proposée à blanche neige par la sorcière.
Immortalisée en 1987 lors de la signature, cette mise en abime a longtemps symbolisé le caractère douteux de la transaction. L’État français investissait quatre fois plus que la Walt Disney Company pour avoir le privilège d’accueillir sur son territoire le vaisseau amiral du divertissement familial américain. Trente ans plus tard, au regard de l’évolution du projet métropolitain parisien et de la prolifération des ensembles néo-traditionnalistes en Île de France, une autre lecture de cette scène est devenue possible.
Jacques Chirac et Michael Eisner, directeur général de la Walt Disney Company en 1987.


Episode 1 : où le « savoir-faire » colonial trouve une nouvelle utilité en métropole.

Marne-la-Vallée et son secteur Est, Val d’Europe, ne sont pas nés au moment de la signature de la convention entre l’État et la société américaine. L’intention d’en faire un pôle urbain date du début des années 1960, quand Paul Delouvrier lance le projet des villes nouvelles. Ce plan magistral doit doter la capitale d’un anneau de cinq villes satellites de 500 000 habitants chacune à moins de 35 km de la capitale. Avant de devenir l’arrière-plan d’un parc d’attraction, Marne-la-Vallée est donc l’une de ces cinq villes. Delouvrier n’était plus en fonction lorsque fut prise la décision de créer le parc, mais il a bien eu la « vision » du grand projet d’extension multipolaire de Paris. Urbaniste, résistant, ce haut fonctionnaire de la IVe république planifie les cinq villes comme le ferait un conquistador — en hélicoptère (plutôt qu’à cheval), aux côtés du général de Gaulle qui veut « mettre de l’ordre dans tout ça ». Entendez : l’extension anarchique de la banlieue.
Il a fallu attendre Samia Henni et son bouleversant travail sur les camps de regroupement algérien pour qu’on se souvienne qu’avant d’être le chef d’orchestre de l’agrandissement de Paris, Paul Delouvrier fut délégué général du gouvernement en Algérie. Il fut aussi l’orchestrateur des déplacement massifs de civils pendant la guerre. Des déplacements visant à vider certains territoires de leurs habitants afin d’assécher l’approvisionnement de la résistance algérienne. La fin de la guerre et le rapatriement des Français d’Algérie le verra se convertir à d’autres entreprises de planification vouées à rompre avec les cités dortoirs pour construire de véritables cités pourvues de services et d’emplois. Il s’agit d’en finir avec les déplacements toujours plus longs entre les quartiers résidentiels et les lieux d’activité. Les villes nouvelles prévoient autant d’emplois que d’habitants. Si ce quota n’a pas toujours été respecté, il donne une idée de l’attrait qu’a pu représenter la pomme de Michael Eisner. Marne-la-Vallée allait pouvoir devenir la seule des cinq villes nouvelles parisiennes à atteindre enfin et pleinement cet objectif d’activité.
Serris © Eric Tabuchi et Nelly Monnier


Episode 2 : où les aspirations des planificateurs de la République vont croiser les ambitions des jeunes loups de Wall Street

Les années 1980 sont celles de la contre-attaque du camp conservateur. On ne mesure peut-être pas combien l’expansion de l’empire américain et son débarquement en Île de France relève d’un acte idéologique. Il s’agit non plus de coloniser la production et l’économie, mais bel et bien l’imaginaire et le quotidien. Les années1980 incarnent ce moment de l’histoire mondiale où les Etats-Unis l’emportent sur leurs adversaires en mettant la main sur leurs désirs. Top Gun et les publicités Levis ont été aussi déterminantes dans la victoire contre le bloc de l’Est que l’installation en Europe des missiles Pershing en 1983. Le débarquement de Disney participe de ces opérations qui ancrent durablement les valeurs états-uniennes dans l’imaginaire européen. Le patron de Disney n’est plus un simple conteur d’histoires. Il est reçu à Matignon comme un chef d’État. Son empire fonctionne, à peu de chose près, comme une entreprise coloniale au plus fort du commerce triangulaire. Le parc à thème est l’avant-poste d’où rayonnera le nouveau modèle de développement.
De quoi l’urbanisme d’Eurodisney est-il dès lors le signe ? En 1988, dans un rare élan de créativité, la Walt Disney Company réunit un collège d’architectes pour réfléchir à l’architecture du projet : Graves, Stern, Gehry, Tigerman, Grumbach, Venturi et Scott Brown. Certains d’entre eux concevront les hôtels du parc à thème. Le concours alors organisé est un véritable manifeste postmoderne. L’entreprise américaine ne peut pas se louper sur ce coup. Si elle confie à ses propres équipes de designers l’hôtel qui surplombe l’entrée du parc, elle sollicite aussi plusieurs grands noms de l’architecture états-unienne et européenne. Certains, comme Hans Hollein, auront même l’audace de penser que cette commande pouvait faire l’objet d’une réponse critique. Hollein a proposé un hôtel en forme de porte-avions, suggérant ainsi que le capitalisme peut parfois s’accorder avec une auto-analyse critique. Gehry, avec sa propre variante de la main street, fera de son mieux pour donner une certaine cohérence à la nouvelle colonie américaine. Les projets européens les plus conceptuels (Koolhaas, Rossi, Nouvel, Portzamparc) ne seront pas réalisés.
Pour autant le parc n’est dépourvu d’intentions architecturales. Michael Eisner, tout réformateur qu’il se veut, ne trahit pas le concept initial du plan de Walt Disney. On retrouve à Paris le même mélange incongru fait d‘imaginaire pionnier américain et d’une Europe fantasmée, sorte de lointain souvenir de celui qui l’a parcourue en tant qu’ambulancier pendant la Première Guerre mondiale. L’Europe déformée par Disney cristallise peut-être également le ressentiment inhérent à la perception américaine du vieux continent. La vision déformée est aussi celle des émigrés qui débarquent à Ellis Island avec l’espoir d’un nouveau monde et le désir inavoué de laisser derrière eux les sociétés dont ils se sont coupés. L’Œdipe appliqué au territoire : tuer le pays d’origine et s’accoupler avec la terre d’accueil. Rien d’autre, si ce n’est ce désir refoulé, n’explique peut-être la violence avec laquelle les escadrons américains détruisirent des joyaux de l’urbanisme européen dans leur effort légitime pour vaincre le nazisme pendant la Seconde Guerre mondiale. En l’occurrence, c’est aux équipes de Walt Disney et à leur effort de guerre cinématographique que l’on doit le plus virulent des plaidoyers pour les bombardements aériens contre les villes ennemies . Le nouveau monde en veut inconsciemment à l’ancien et ne manque pas une occasion de s’en prendre à sa prétendue supériorité.
La Bombe Disney a été créé et utilisée à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Son
fonctionnement s’inspire du film Victory Through Air Power


Les parcs à thème de Walt Disney refont dès lors la ville comme s’ils l’avaient auparavant rayée de la carte. Ils sont le décor qui nait quand toute forme d’urbanité a été préalablement effacée. Ils rejouent ainsi la conquête de l’Ouest ou, après le massacre des indigènes, vient le temps de l’édification. Les colons créent leur ville en bois traversée d’une large rue rectiligne : la main street. Plus qu’un campement et pas encore une ville. Là, entre le saloon, l’église, le bureau de poste et le commerce général, la vie reprend ses droits. La main street de Disneyland est de ces actes d’urbanisme colonial dont on ne mesure pas assez la virulence. Un acte d’acculturation dissimulé dans la joie infantile ; un traitement de choc, sous anesthésie générale. Elle n’est pas juste un recommencement sur n’importe quelle ruine. Elle est un recommencement sur le corps tout juste refroidi de l’archétype honni : la ville européenne.
Walt Disney. Victory Through Air Power. 1943. Affiche du film.




Episode 3 : où le « faux ancien » du monde de Disney colonise l’ensemble de l’Île de France, jusqu’aux portes de Paris

Le style réactionnaire des adeptes du new urbanism a perdu quelque peu de sa radicalité. Personne ne cherche à étayer le choix du classicisme en se référant aux maitres penseurs du mouvement. Personne ne dégaine l’arme de l’idéologie pour défendre le modèle controversé. Plus besoin non plus de mobiliser des architectes comme Les frères Krier ou Ricardo Bofill pour construire, comme à Cergy, des variantes gratinées de la ville néoclassique.
Non, l’heure est à la généralisation du pastiche médiocre. La ville générée par algorithme indexé sur le mauvais goût des clients et le manque d’audace des promoteurs. Il faut donner au client ce qu’il attend, et puisqu’il a été abreuvé d’insignifiance dès le plus jeune âge, il ne peut que souhaiter le pire. Les ensembles à corniches et colonnades de Val d’Europe ont fait des émules. Les premiers ensembles aux allures de décors pittoresques des années 1990 en ont appelé d’autres. On en retrouve d’abord dans les Hauts-de-Seine, puis un peu partout. Clamart, Chatenay Malabry, Le Plessis Robinson, Les Puteaux, le Blanc Mesnil et même Saint-Ouen. On ne compte plus les villes qui basculent dans ce néo-traditionalisme décomplexé. L’idée qu’un quartier puisse être la mauvaise copie d’un stéréotype ne choque plus. Le quartier à thème devient le mode par défaut d’un urbanisme spéculatif misant sur l’absence de culture des bâtisseurs et l’indifférence des acquéreurs.
Au début des années 2000, on se moquait de Tianducheng, la réplique chinoise de Paris. Aujourd’hui, les principaux groupes de promoteurs proposent des ensembles similaires dans leurs catalogues de vente. On peut choisir un quartier contemporain ou néo-traditionnel, comme autrefois on pouvait choisir une maison provençale ou moderne.
L’incohérence ne réside pas dans le choix de l’ancien, mais dans l’idée qu’il puisse se réduire à un habillage. La tromperie réside dans la tentative forcément ratée de camoufler le parking sous le bâtiment, la structure préfabriquée sous la corniche en béton, l’antenne 5G dans la cheminée, le système de vidéosurveillance dans un lampadaire et les malfaçons sous les couches de peinture. La tromperie est dans le fait de reconduire un mode de vie périurbain dans un décor de cœur de ville, mais sans aucune des qualités réelles de la ville. Le crime est enfin dans la régression d’une société qui préfère l’illusion d’un décor mal dressé à l’imperfection du réel. Au lieu de corriger les erreurs des grands ensembles, on les recouvre d’une épaisse couche d’illusion réactionnaire.
Dans ce nouveau paysage simulé, Paris n’est plus qu’une coquille vide. Un décor à selfies dont la fonction n’est autre que de servir d’archétype aux villes pastiches qui la cernent, qui déclinent ses atmosphères comme autant de restaurants d’autoroutes. Un parc à thème au cœur d’un bassin de 10,7 millions d’habitants. Une ville disneyfiée.
Article paru en mai 2023 dans le numéro 510 de la revue Artpress

Le plus bel immeuble de Genève

On ne saurait dire avec certitude si l’immeuble de la rue Beauregard est le plus beau de Genève. Ce que l’on peut dire sans trop de risque de se tromper, c’est que le destin de cette belle bâtisse du XVIIIe siècle est étroitement lié à l’histoire de Corpus. La dernière rénovation d’un appartement dans ce chef-d’œuvre du néoclassicisme genevois n’est en effet que le dernier acte d’une série d’interventions qui se perdent dans l’histoire de l’agence.
Pas moins de neuf interventions entre 1997 et aujourd’hui font de l’agence les dépositaires d’une précieuse connaissance de l’ensemble classé. Chaque intervention, qu’il s’agisse de réparer une toiture, de refaire une façade, d’installer un ascenseur ou d’aménager les caves voûtées, a été l’occasion de fouiller dans les archives, d’en dénicher de nouvelles et de retravailler le cadre administratif strict qui conditionne l’intervention sur le bâtiment.

Projet après projet, Corpus a appris à connaître ses murs, tout comme un archéologue connaît d’avance ce qu’il cherche. Ils ont appris à voir ce qui n’est pas nécessairement référencé dans la documentation existante, à anticiper les couches d’aménagement dissimulés. Si ce lien étroit entre les architectes et leur objet d’étude peut s’apparenter à de l’artisanat, il instruit surtout une autre manière de faire de l’architecture.
Un architecte qui serait à l’acte de construire ce que le médecin traitant est à la médecine. Une pratique ajustée, attentive à l’existant, capable de s’effacer derrière ce qu’elle configure. Une architecture de la connaissance profonde des choses, et de l’expérimentation pour ajuster les solutions et matériaux standards du XXIe siècle au bâti à préserver, transformer ou restaurer.

Principales interventions sur l’ensemble Beauregard
• 1997 / Beauregard 8 : aménagement combles et sur-combles, réfection toiture et ajout ascenseur
• 2002 / Beauregard 2 – 4 : ajout ascenseur
• 2009 / Beauregard 8 : rénovation appartement rez-de-chaussée
• 2011 / Beauregard 8 : création de la galerie d’art Espace Muraille dans le socle des anciennes fortifications (niveaux -1 et -2)
• 2013 / Beauregard 2 : aménagement combles et sur-combles, réfection toiture
• 2015 / Beauregard 2 : rénovation appartement 2e étage
• 2017 / Beauregard 2 : rénovation appartement rez-de-chaussée et sous-sol (niv. -1)
• 2019 / Beauregard 2 – 4 : réfection façades
• En cours / Beauregard 6 : ajout ascenseur

Ce projet et son importance dans l’histoire du bureau est révélateur d’une époque où la transformation n’est plus pensée comme un acte secondaire, mais comme la forme d’architecture la plus aboutie, la plus légitime. Là où la construction neuve est de plus en plus standardisée, conditionnée par les nouveaux outils de coordination et de formatage numérique, le travail sur l’ancien devient le terrain de déploiement d’une architecture plus ajustée, portée par une compréhension multifactorielle de l’objet à reconstruire. C’est aussi le lieu où une véritable sensibilité environnementale peut s’exprimer dans la capacité à maintenir plutôt qu’à remplacer ce qui peut l’être. Pour toutes ces raisons, l’acte de construire dans l’existant peut légitimement prétendre incarner l’activité architecturale dans sa forme la plus aboutie. Une documentation plus fournie sur l’immeuble Beauregard est disponible sur le site du bureau CORPUS.

Ce texte fait partie du hors série 44 de l’Architecture d’Aujourd’hui consacré à CORPUS Architecture Urbanisme, un bureau d’architectes genevois fondé en 1986 par Roland Richard Martin, dirigé aujourd’hui par Alden Miranda, Benjamin Vial, Gavin Taylor, Pierre Olivier François et Viorel Ionita.

Lettre ouverte à Emmanuel Macron

Il vous est probablement impossible de saisir la vérité de ce qui se produit ces jours-ci en France. Permettez-moi de vous éclairer sur un point très particulier : les effets de votre extrême fermeté sur la jeunesse. Cette génération — dite génération COVID — que l’on disait sacrifiée, que l’on a confinée, sortie d’une pandémie pour la plonger dans l’angoisse d’une guerre mondiale, obligée de suivre des cours à distance dans des chambres de 9m2, cette génération que l’on croyait perdue dans les méandres du numérique, indisposée à la vie, celle à qui on ne propose de dialoguer qu’avec des moteurs de recherche et des intelligences artificielles, cette génération que l’on croyait dépressive, molle, dont la socialité se déploie principalement à travers les écrans que nous leur avons mis entre les mains dès le plus jeune âge, eh bien cette génération apprend à vivre.

Entendez bien. Dans les assemblées générales, dans la rue, les manifestations, à l’université, dans les écoles d’architectes occupées, dans les facultés transformées en quartier généraux d’une insurrection. Ils se réunissent par milliers. Que dis-je ? Par millions chaque semaine pour crier leur colère ; ils débordent d’inventivité pour dessiner votre caricature et celles de vos collaborateurs ; ils chantent et dansent et croient pouvoir renverser un président dont les méthodes et les décisions leur paraissent iniques. Semaine après semaine, ils construisent leur propre identité collective. Nous pensions ce genre de sursaut perdu à jamais, mais vous l’avez rendu possible.Vous rendez-vous compte de l’importance de la situation ? Aurez-vous le courage d’aller jusqu’au bout et de couronner leurs espoirs d’une victoire, même symbolique ? Aurez-vous la tragique sagesse de vous effacer pour leur donner raison, même s’ils ont tort selon vos critères ?
Ce n’est plus une question d’arguments et de contre-arguments, de récit de droite contre vision de gauche. Tout cela est bien peu de chose face à ce qui est en train de s’accomplir, et qui n’est rien de moins que la formulation d’un possible pour la génération à venir. D’une poursuite de la vie en dehors des dispositifs virtuels. Aurez-vous la clairvoyance de faire un pas en arrière pour permettre à ces jeunes de poursuivre leur gigantesque pas en avant ? Ces jeunes ne referont peut-être pas le monde. Tout au plus l’empêcheront-ils de sombrer dans l’insignifiance et le désespoir auquel nous l’avions voué. Ayez le sens du sacrifice à la hauteur de ce qui est en train de se produire. Pour nous tous.

Le Neues Museum de Berlin, un musée palimpseste

David Chipperfield remporte le pritzker, l’occasion de ressortir un article publié en 2009 dans la revue française d’a, à l’occasion de l’ouverture du Neues Museum à Berlin, le projet qui l’a certainement confirmé dans son profil de moderniste à forte inclinaison classique.

Le Neues Museum fait partie d’un vaste projet de restauration et de réaménagement de l’île aux musées au cœur de Berlin. L’équipe de David Chipperfield livre un bâtiment d’une grande complexité, notamment dans sa façon de conserver les traces de l’histoire. Ce musée, destiné à accueillir des collections égyptiennes et préhistoriques, est à l’image de la ville : un édifice palimpseste, où se superposent les strates d’un passé tourmenté.

Réalisé entre 1841 et 1859 par Friedrich August Stüler, l’ensemble néoclassique fut sévèrement endommagé pendant les bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Une aile entière ainsi que la toiture ont disparu sous les bombes. La structure est restée en l’état jusqu’au début des travaux de restauration, à la fin des années quatre-vingt-dix. Objet d’âpres négociations entre l’équipe des architectes et les conservateurs du musée, le chantier va durer dix ans. Pourtant, la fusion de l’ancien et du nouveau n’a rien d’un compromis. Le désaccord ne porte pas sur le choix entre conserver et rénover. La proposition architecturale défend avec la même ardeur les deux actions. Elle maintient l’état de ruine et reconstruit ce qui doit l’être pour que l’ensemble puisse à nouveau fonctionner.

Intégrer, différencier

Les adjonctions rétablissent, sans mimétisme, les parties manquantes. Loin de toute reconstitution, la partie refaite traduit le néoclassicisme dans un langage moderne.
Comme dans le cas des restaurations archéologiques, les nouveaux matériaux permettent l’intégration tout en s’efforçant de différencier le nouveau de l’ancien. L’emploi de béton brut poli et d’un ciment blanc mélangé à des éclats de marbre confère aux parties refaites une certaine pâleur, qui permet de les identifier. Les conservateurs auraient préféré que l’on puisse distinguer clairement le nouveau de l’ancien. Ce n’est pas toujours le cas, puisque des portions entières du bâtiment ont été reconstruites avec des briques identiques à celles d’origine mais provenant d’un autre site. Le choix de laisser la brique apparente renforce leur intégration. Certaines parties reconstruites ont la patine des sections laissées en état de ruine. Ainsi, même en s’inspirant des conventions en vigueur dans les aménagements archéologiques, celles-ci ne sont pas appliquées systématiquement. L’homogénéité de l’ensemble des salles est donc renforcée malgré leurs grandes différences de style et de traitement. Certaines sont parfaitement préservées, d’autres entièrement refaites. Entre ces deux extrêmes se déploie tout un nuancier des degrés de conservation du bâtiment.
Le maintien de l’état de ruine évoque une certaine gravité funéraire, un rappel de la destruction massive de la ville durant la guerre. Le Neues Museum s’obstine à garder les stigmates de son histoire. Il l’assume au lieu d’essayer de la contourner par une restauration à l’identique.
Face au poids de l’histoire, et dans le contexte de réunification de la capitale allemande, plusieurs tendances s’affrontent en termes de valorisation du patrimoine. Certains défendent la reconstruction des bâtiments emblématiques disparus. À quelques centaines de mètres, une restauration très différente est en cours : à la place de l’ancien Palais de la République, emblème de la RDA démoli en 2008, la Ville et la Région ressuscitent le Stadtschloss, un château baroque du XVIIIe siècle endommagé en 1945, puis rasé par les communistes qui y voyaient un symbole de soumission du peuple à l’autorité royale. Ces deux chantiers sont aux antipodes l’un de l’autre. Au façadisme amnésique du Stadtschloss qui espère gommer les traces du XXe siècle, le Neues Museum répond par une minutieuse exposition des strates successives de l’histoire du bâtiment. Sa restauration incarne une plaie réparée mais non effacée, tout le contraire d’un décor recomposé.
Dans l’univers lisse et orthogonal de Chipperfield, cette réalisation occupe une place unique. Foncièrement hybride dans sa façon de joindre structurellement l’ancien et le nouveau, elle rend lisibles certaines qualités de son architecture, notamment sa légèreté et son caractère ajusté. L’ouvrage témoigne d’une grande subtilité en ce qui concerne les matériaux. Des intérieurs en briques faites main aux marbres sablés de la rampe d’escalier, les surfaces du nouveau musée semblent destinées aussi bien au toucher qu’à la vue.

Symbolique funéraire

La gravité n’est pas seulement ici un rappel de la destruction de 1945. Elle constitue une déconstruction de la fonction de musée, dévoilant son étrange rapport avec la mort. La modernité, tout en essayant de libérer le musée de sa dimension chtonienne, n’a pas complètement renoncé à cet aspect. De la Nouvelle Galerie de Mies van der Rohe, légère et écrasante à la fois, à la pyramide que Pei place au cœur du Louvre, les exemples de symboliques funéraires dans les musées du XXe siècle ne manquent pas.
L’intelligence de Chipperfield est de laisser apparaître subtilement de telles significations, comme lorsqu’il évoque Piranèse par son utilisation de la brique. Le point culminant de ce discret rappel de la mort est certainement l’escalier principal : les murs dénudés ainsi que la porte monumentale condamnée, mise en évidence par la blancheur de l’escalier, évoquent les sépultures royales découvertes par Schliemann sur l’Acropole de Mycènes. C’est comme si le désossement d’une structure néoclassique en venait à révéler la part funèbre inhérente au style monumental du XIXe siècle. Sans l’ornementation, l’édifice s’expose pour ce qu’il est : un cénotaphe des formes, des valeurs et des symboles de l’Histoire.

La livraison du Neues Museum, dont la restauration aura coûté 200 millions d’euros, coïncide avec le début d’un autre chantier pour l’équipe de David Chipperfield : celui de la James Simon Gallery. Tout en longueur, un monolithe transparent bordé d’un escalier va donner corps à l’entrée principale de l’ensemble des musées. La James Simon Gallery permettra de libérer les bâtiments historiques des tâches logistiques liées à l’accueil des foules. L’auditorium, les commerces, les restaurants, la billetterie et les vestiaires y trouveront leur place. Comme pour le Louvre de Pei et le British Museum de Foster, ces travaux d’envergure ambitionnent la création d’un méga musée capable d’accueillir 4 millions de visiteurs par an. Éminemment moderne au sein d’un complexe néoclassique, l’édifice rejoue l’opposition entre ancien et nouveau. Contrairement au Neues Museum où l’ancien a eu gain de cause, pour la James Simon Gallery, le nouveau risque de remporter la bataille.

In Memoriam Georges Abou Jaoude

J’ai reçu de Pierre Frey ce texte en hommage à l’un de ses anciens collègues décédé il y a un an. Je le publie tel qu’il m’a été envoyé.

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In Memoriam Georges Abou Jaoude, architecte, informaticien et professeur, décédé à Beyrouth il y une année jour pour jour.
Ce matin-là, le palindrome de la date du 22.02.2022, n’aura sans doute pas échappé à un homme qui avait consacré son temps et son talent à une discipline fondée sur des zéro et des un. Ce jour-là, même si sa santé était atteinte, il ne semblait pas a priori, avoir de raison de s’attendre à ce qu’il fût le dernier.
Georges Abou Jaoude a terminé ses études d’architecture à l’EPFL en 1984. Il été l’assistant du professeur Charles Rapin, à une époque où l’informatique était encore subordonnée au département de mathématiques. Ce laboratoire dont l’enseignement et la recherche étaient orientés vers l’intégration et l’implantation de concepts de haut niveau dans les langages de programmation, constituait un environnement particulièrement exigeant où il évoluait à son aise. Il a été nommé professeur extraordinaire à l’EPFL en 1992.

Ce chercheur était un enseignant-né, son ami et collègue au sein de l’école d’architecture de l’EPFL, Arduino Cantafora se souvient d’un homme qui « a réussi à transmettre à des volées très nombreuses d’étudiants le plaisir d’apprendre à bien gérer l’instrument informatique. (…) Quand il touchait son clavier, il avait la légèreté d’un papillon qui connaît très bien son trajet à accomplir. Il m’a toujours donné l’impression d’être un danseur extrêmement raffiné. Sa disponibilité humaine était aussi très grande, magnifique ». Par ailleurs, la valeur scientifique intrinsèque de la démarche de Georges Abou Jaoude et sa fantaisie ont fait de lui un partenaire recherché pour des collaborations transversales.

Comme chacun d’entre nous, Georges avait ses fragilités, le professeur René Vittone en avait perçu la nature et peut-être identifié l’origine, il disait de son collègue, « il est un enfant de guerre, il parie chaque jour sa propre vie. Il ne peut pas s’en empêcher ». Les parieurs mettent tout en jeu, Georges a fini par perdre. Sa carrière s’est terminée en août 2018 par une retraite anticipée. Pour une haute école, la santé de ses enseignants constitue le capital décisif ; l’Ecole Polytechnique fédérale de Lausanne n’a su ni détecter ni prévenir ce qui était de nature à mettre ce capital en péril.

Pierre Frey, historien de l’art, Prof. honoraire

Les déserts ne sont pas vides.

Si Samia Henni, auteure de l’incontournable Architecture de la contre-révolution, s’est sentie obligée de titrer son dernier ouvrage de ce rappel, c’est parce que l’impérialisme colonial repose largement sur cette fausse déclaration: les déserts seraient vides. C’est parce que le désert est prétendument vide que l’on se prend à rêver d’une nation juive ethniquement homogène en Palestine, c’est parce qu’il est prétendument dépourvu de vie que l’on proclame sa conquête et l’exploitation effrénée de ses ressources minérales. C’est parce qu’il est décrit comme dépeuplé que l’on y teste des armes nucléaires que l’on n’oserait jamais tester chez soi, et c’est parce qu’il est jugé impropre à la vie que l’on y planifie toutes formes d’expériences concentrationnaires, du Sahara au Xinjiang, en passant par le Néguev et le Wyoming. Enfin, c’est parce qu’ils qualifient l’Amazonie de «désert vert» que certains se permettent de planifier sa transformation en un vaste territoire de culture intensive. La plupart de ces crimes, qu’ils soient environnementaux ou génocidaires, reposent sur la même distorsion auto-réalisatrice qui consiste à considérer un territoire comme vide et donc ouvert à la conquête. Dans l’imaginaire colonial, le désert est un territoire sans vie, sans culture et sans autre intérêt que celui d’accueillir l’intervention bienveillante qui le mettra au service du monde civilisé.

L’intégralité de cet article est disponible sur le site des revues de la SIA : espazium.ch

La maison Latapie est à vendre

La réalisation emblématique d’Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal est à vendre. Monsieur et madame Latapie, retraités de la SNCF, vendent la maison qu’ils ont fait construire en 1993 et qui a été le point de départ d’une série de projets emblématiques du duo d’architectes auréolé du Pritzker Prize en 2021.

La maison à Floirac, dans la banlieue de Bordeaux, contient l’ADN de la démarche Lacaton et Vassal : ajouter à une maison moderniste et fonctionnelle un volume équivalent translucide, abrité et non chauffé. Le jardin d’hiver comme principe structurant de l’espace domestique. Le couple Latapie peut aujourd’hui témoigner de la qualité de vie rendue possible par ce type de dédoublement. Ils y ont vécu heureux, et souhaitent désormais permettre à d’autres d’en profiter. Tous deux retraités, ils se retirent à la campagne, dans le Gers. Pour ce faire, ils ont soigneusement rénové leur maison. Ils ont remplacé le polycarbonate terni, enlevé tout le bardage extérieur en Eternit amianté des années 1990, et livrent une maison rénovée et saine.

Lors d’une visite organisée par le centre d’architecture arc en rêve en décembre 2022, certains ont été surpris de voir à quel point l’intérieur avait peu changé depuis la visite de presse organisée en octobre 2002, à l’occasion de l’exposition consacrée au duo d’architectes. La maison garde la même pertinence qu’elle avait au moment de sa création : celle d’un espace hédoniste et frugal. On pourrait même s’amuser à discerner dans ses choix fondamentaux ce qui en fait aujourd’hui une réalisation beaucoup plus en phase avec les préoccupations de notre temps. La maison Latapie était un ovni moderniste en 1993 – elle est aujourd’hui une des pièces fondamentales d’une modernité en quête de frugalité.

Monsieur Latapie évoque avec modestie le choix qui fut le leur de s’adresser à des architectes pour réaliser leur maison. Les doutes sur le coût global ont été rapidement levés par la réponse architecturale économe d’Anne Lacaton et Jean Philippe Vassal. Leur maison, en cours d’inscription à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques, vaut beaucoup plus que ce qu’elle a coûté à l’époque de sa construction. Le coût du terrain est à cet égard bien plus déterminant qu’une quelconque volonté de profiter de la plus-value architecturale. La maison Latapie reste un achat très abordable pour quiconque souhaite acquérir une résidence familiale à Bordeaux.

©Emmanuelle Maura

les superpositions urbaines de Marc Mimram


Inspiré par la densité des villes japonaises, Marc Mimram a réalisé à Meudon un centre sportif d’un nouveau type : un lieu de vie qui contraste radicalement avec l’absence d’identité de certains équipements sportifs. Sa superposition d’un terrain de foot et d’une patinoire ne craint pas les effets de proximité avec l’habitat qui l’entoure. Au contraire, il la scénarise pour créer une polarité. Au lieu de déplacer ou de dissimuler, le projet se sert du télescopage des fonctions pour construire l’identité du lieu.

Christophe Catsaros : Commençons par un détail technique : ce que vous appelez les diapasons. C’est l’endroit où ce qui relève de l’apparence du bâtiment, je n’ose pas dire de l’ornement, rencontre ce qui relève de sa structure. Ce télescopage d’une qualité formelle et d’une fonction structurelle est caractéristique de votre travail.

Marc Mimram: Vous avez employé un mot qui était interdit dans l’architecture moderne : l’ornement. Isoler l’ornement n’a pas de sens pour nous, les choses se présentent un peu différemment. Une façon de comprendre ce que nous faisons serait de dire que nous exprimons activement la pluralité de la raison. À partir de ce constat s’ouvrent des champs structurels, constructifs et formels. Ce qui s’élabore n’est jamais pure inventivité. C’est souvent une interprétation de certaines conditions initiales qui sont prédéfinies. Ce que j’entends par conditions initiales, c’est comme en chimie, l’état d’un système étudié avant d’y intervenir. Cela comprend les données programmatiques et le résultat souhaité. Ce que l’on va produire va découler de ces différents paramètres du projet.
Dans le cas de Meudon, vous avez la structure porteuse de la façade, à savoir un poteau qui doit servir aussi de raidisseur de façade, et qui doit aussi devenir l’élément de clôture du stade de foot au premier étage.
Vous avez donc la fonction structurelle principale, celle du poteau, la fonction secondaire qui est celle du raidisseur de façade et la fonction tertiaire qui est celle de la clôture. Tout cela va fusionner en une seule solution constructive. Il s’agit de trouver le principe unique qui permettra de résoudre ces trois exigences.
Quand je dis que le télescopage entre ces trois fonctions doit être ouvert, cela peut aller jusqu’à la fusion totale. Pour le projet d’AgroParisTech, la fusion est allé jusqu’à la suppression de la grille de façade au profit de la structure. Nous avons complètement supprimé l’une des trois composantes les menuiseries pour garder uniquement la structure porteuse. La structure principale porte le vitrage. Je ne suis pas sûr que nous le referons, mais c’est ce que nous avons fait.
Pour revenir à Meudon, il faut aussi comprendre que l’aspect formel n’est pas aléatoire. Il est, au même titre que l’aspect structurel, une des conditions initiales. Dès le départ, nous avions en tête l’effet de certains équipements urbains japonais, qui sont tournés vers le ciel. Non pas un bâtiment qui monte en hauteur, mais un bâtiment qui regarde vers le haut. Pensez aux terrains de Golf intégrés à l’architecture des quartiers résidentiels de Tokyo.À Meudon, cela prend la forme d’un élément élancé qui bifurque, qui mute de ses deux premières fonctions vers sa troisième. Techniquement parlant, la chose n’est pas si simple. La partie supérieure de ce diapason a tendance à tourner sur elle-même. Pour qu’il tienne, il faut qu’il soit encastré sur la dalle qui est le sol du terrain de foot.
On part de la demande, on arrive à une solution technique et cette solution technique définit à son tour une forme et une géométrie. J’aime penser que la juxtaposition de génératrices crée une surface, comme en mathématiques. C’est ce que nous avons fait à Meudon, où nous avons réussi à créer une enveloppe virtuelle à partir de ce raisonnement spatial et structurel.

Photo : Erieta Attali

Parlons un peu de la théâtralité de cette structure. J’ai l’impression qu’il y a une scénarisation dans la façon dont elle structure ce nouveau quartier. J’entends par scénarisation ce qui, par l’expressivité et l’intensité, rend les choses plus habitées, plus intenses. C’est l’idée de mettre en scène les tensions, même mécaniques, qui définissent une structure. Au lieu de se contenter d’accomplir une tâche, il s’agit de faire et simultanément de montrer ce que l’on accomplit. Par exemple, s’il y a un effet de levier à un endroit précis, la structure peut rendre cela explicite, ou simplement accomplir sa mission sans le dévoiler à l’usager.

Marc Mimram: C’est tout à fait notre culture. Se servir de la question structurelle, c’est d’abord la dépasser, mais aussi rendre explicites certains aspects de ce que la structure accomplit. Exactement comme un pont peut montrer le cheminement des efforts, un bâtiment peut donner à voir comment il se comporte avec la lumière, avec le son, avec les flux matériels ou immatériels qui le traversent. Mais cela peut aller très loin, par exemple, pour la soudure, nous n’utilisons jamais les profils du commerce, car ils ont les bords arrondis et nous essayons plutôt de tendre les choses et tenir compte de la manière dont le profil sera appréhendé. Nous voulons que le bord du profil soudé soit tendu, ce qui n’est pas le cas des profils fermés. C’est un détail, mais il mène directement à la structure globale.
Guillaume André : C’est comme utiliser une contrainte structurelle ou la façon dont elle est assemblée pour en faire un élément du discours architectural. Dans le cas de la patinoire, les poutres s’affinent et la structure se complexifie du côté de la façade. Cela peut sembler être un choix purement formel; il y a pourtant une raison. Celle de libérer la façade. Une poutre invariable aurait impacté le mur-rideau. La dispersion et l’affinement de la structure à cet endroit, renforce l’horizontalité du panorama de la paroie vitrée.
Marc Mimram: La coupe révèle que la structure est asymétrique. Cette asymétrie accompagne et accentue la captation de la lumière par la façade vitrée qui longe le tramway. L’encastrement est décomposé dans une approche similaire à ce qui est fait à l’extérieur.  Le choix formel et technique est toujours justifié.  Ce qui varie, c’est l’interprétation qui en sera faite. Visuellement, ce système produit un drapé continu. En réalité, il est façonné à partir d’éléments discontinus.  Cette transition du discontinu au continu est un aspect essentiel de la structure. 

Guillaume André On a l’impression d’avoir affaire à un objet sériel, mais ce n’est pas le cas puisque chaque élément varie en fonction de trois génératrices: le point d’inflexion en façade, la rive et le haut du pare ballon. Cet effet de similitude d’éléments qui varient est une constante dans notre travail.  C’est une succession de diapasons réglés par la géométrie de ces trois génératrices, et qui constitue l’enveloppe.  

Il y a une expressivité de l’ingénierie qui est assez rare dans le paysage de la construction français.

Marc Mimram: Plutôt que de surjouer l’expression du tout par rapport aux parties, ce qui conduit à des compositions très classiques, cette expression des forces consiste à considérer le bâtiment comme un équilibre stabilisé. Si l’on considère le bâtiment comme l’addition des différentes parties qui le composent, en l’occurrence la patinoire, le court, les salles de fitness et de squash, alors cette expression permet de faire tenir l’ensemble.

On pourrait appliquer cet adage, celui de l’équilibre stabilisé, à l’expressivité technique, dans le sens d’un équilibre de force ou de tension qui serait au bord de la rupture, et qui pourtant tient parfaitement. Compris ainsi, l’équilibre stabilisé serait l’esprit de l’expressivité constructive de nombre de vos projets. Chercher le point où un élément cède et travailler sur cette frontière. On a parfois l’impression que vous travaillez sur cette crête, celle de la fragilité d’une structure, tout en restant, bien sûr, du bon côté de la force. Comme la maison Lemoine à Bordeaux, et sa façon d’évoquer l’instabilité tout en étant parfaitement stable. C’est aussi un bâtiment qui fusionne finement sa fonction iconique, celle d’exprimer la densité, avec sa fonction programmatique, son image urbaine et ce qui s’y passe.

Marc Mimram: Lorsque nous construisons, nous sommes nécessairement dans l’expression d’un rapport gravitationnel. Il y a deux façons de voir l’ingénierie : soit comme une façon de calculer, ce qui ne m’intéresse pas, soit comme une façon de projeter. C’est une écriture qui ne montre pas trop de muscles, mais qui vous fait savoir qu’elle en a.

Guillaume André: C’est un élément qui donne une unité à la hauteur du bâtiment malgré la disparité des équipements qui le composent. Ce système, qui va du sol au ciel, et qui relie le port à faux aux éléments de façade, donne une unité, sans forcément cacher la diversité programmatique.

Marc Mimram: Une des réussites de ce système est sa simplicité apparente, et sa façon d’être en réalité très complexe. C’est un système qui interagit avec les sorties de secours, avec les immeubles en vis à vis et avec le tramway. Il s’adresse à des entités très variées tout en parvenant à maintenir une certaine cohérence propre.

photo: Erieta Attali

Ce qui est intéressant dans ce projet, c’est qu’un attribut dont on cherche habituellement à minimiser l’impact visuel, soit mis en avant.

Marc Mimram: La raison des choses doit prévaloir dans ce jeu qui consiste à montrer des comportements ou des attributs techniques. Sinon, on tombe dans la vulgarité. Comme dans le cas du bardage néo-Eiffel du pont autoroutier du Petit Clamart. Ce mariage équilibré entre architecture et ingénierie, entre la raison d’être des choses et leur forme finale, est un art du dosage. On se demande parfois si la raison pour laquelle il est si rare, n’est pas plutôt que les architectes ne veulent pas ou ne savent pas le faire.

L’expérimentation comporte toujours un risque. Tout le monde n’est pas prêt à prendre le risque de sortir des solutions standard.

Marc Mimram: C’est vrai pour la nature expérimentale de notre travail. Parfois, je regarde en arrière et je me demande ce qui nous a poussés à emprunter des chemins inexplorés comme nous l’avons fait. Comme avec l’utilisation structurelle du BFUP que nous avons faite pour le toit de la gare de Montpellier. 18 m de portée et 5 cm d’épaisseur. Je me demande parfois comment nous avons pu être autorisés à construire quelque chose d’aussi audacieux. L’intérêt de cette utilisation du BFUP est sa très faible porosité. Il n’y a pas besoin d’autre étanchéité. Et comme nous sommes dans une gare, il n’y a pas d’isolation thermique. Tout est fait avec une seule couche, un seul matériau.

Le projet résulte d’un travail d’agencement quasi-algorithmique. Un générateur de combinaison pour optimiser l’emboîtement des pièces qui composent le centre. 

Marc Mimram: la structure est pensée comme un outil d’agglomération d’éléments programmatiques. Nous nous sommes inspirés des parquets où se superpose le tracé de plusieurs terrains de jeu. À partir de cette image de complexité, nous avons imaginé un principe d’emboîtement en volume.  Ce télescopage dit aussi quelque chose d’un nouvel esprit qui se dessine dans les pratiques sportives, plus individualisées, moins standardisées, et plus à même de contourner les règles pour inventer de nouvelles variantes. Tout le monde peut réinventer les règles.  L’idée a été de s’inspirer de cet esprit d’irrévérence créative vis-à-vis de la norme pour repenser la place du sport dans la ville. Ce projet de générateur d’assemblages part du principe qu’il faudrait faire des maisons du sport comme on a fait autrefois des maisons de la culture. Des lieux ouverts à tous et à toutes sortes de pratiques.À partir d’une structure modulaire, il existe une multiplicité d’affectations spatiales possibles. Des pratiques différenciées et adaptables, mais surtout des vides; des espaces interstitiels qui n’entrent pas forcément dans l’écosystème normé du centre sportif. Un club de bridge, un club de photographie amateur, une salle de projection, etc.…C’est une flexibilité qui va dans les deux sens. L’allocation spatiale peut définir la structure générale, et inversement une structure prédéfinie peut instruire telle ou telle autre configuration. Ainsi perçue, la structure est libératrice.  On peut superposer des choses qui ne s’alignent pas nécessairement. Cela montre à quel point la structure peut être génératrice non seulement d’une écriture architecturale mais aussi d’espaces particuliers. 
C’est un principe que nous avions expérimenté dans un autre contexte, pour un immeuble de bureaux, au-dessus du faisceau ferroviaire de la gare d’Austerlitz. Il s’agit d’un bâtiment pont de 17 000 m2 avec une portée de 60 mètres entre la halle Freyssinet et la grande bibliothèque. Ce qui est inhabituel dans ce projet, c’est qu’au lieu de placer le bâtiment sur un élément de franchissement, nous avons fait de la structure du bâtiment elle-même, l’élément de franchissement.  Ce raisonnement permet d’imbriquer les différents niveaux, tantôt en les posant, tantôt en les suspendant. 

L’entretien avec Marc Mimram et Guillaume André est tiré de l’ouvrage publié aux éditions Archibooks.

La préfète et les loups. Un règlement de compte de Noël

En mai 2021, j’ai eu l’occasion de visiter, avec Patrick Bouchain, la maison de Pierre Lajus, en sa présence. C’est là qu’a grandi Marie Lajus, préfète au cœur d’une polémique en France : elle vient en effet d’être révoquée après s’être opposée à un projet d’incubateur défendu par des élus locaux de la macronie. Au-delà du caractère scandaleux de l’éviction d’un haut fonctionnaire qui veille à l’application rigoureuse de la loi, nous voudrions ici considérer l’affaire d’un point de vue purement architectural. Quel rapport Marie Lajus entretient-elle avec l’architecture et quel est l’ADN du projet qui lui a coûté son poste ?

Marie Lajus a grandi dans l’une des plus belles maisons modernes de Bordeaux. Une maison à ossature bois sans ostentation mais construite avec beaucoup d’intelligence, par son père, qui figure parmi les pionniers de l’innovation dans la construction bois des années 1970. Pierre Lajus est un bâtisseur qui a œuvré à produire de l’habitat qualitatif pour le plus grand nombre. Utilisant la malléabilité tectonique du bois, il a conçu un habitat modulaire moderniste peu onéreux. Sa maison est à l’image de ses aspirations et Marie Lajus est issue de la fratrie des cinq enfants qui ont grandi dans cette maison. À Patrick Bouchain qui l’a interrogée, elle a eu l’honnêteté et la tendresse de décrire sa maison telle qu’elle l’a vécue. Lumineuse, simple dans sa facture, modulaire, capable de s’étendre au fur et à mesure que la famille s’agrandit, et surtout adaptable, permettant à ses membres une mobilité interne. Elle a aussi eu la franchise de critiquer son ouverture, laquelle empiétait parfois sur l’intimité des jeunes membres de la grande famille qui y résidait. Le ton est donné : Marie Lajus ne fait pas dans la nuance et la demi-teinte. Son avis objectif sur la maison familiale est à l’image de la préfète qu’elle fut. Rigoureuse, exigeante et animée d’un sens inébranlable du bien commun. Marie n’est pas devenue architecte comme son père. Elle a choisi de défendre l’intérêt commun en entrant dans la police. Après un passage à Berkeley, et un parcours sans faute dans l’administration, elle est nommée préfète d’Indre et Loire. 
Lorsque lui est soumis le projet d’un incubateur pour entreprises orientées vers la physique quantique, la biologie de synthèse et l’intelligence artificielle, elle a rappelé l’évidence : l’incompatibilité du projet avec le plan d’urbanisme et le caractère protégé du Château Louise de La Vallière. Selon elle, le projet a peu de chance d’aboutir. 
Or, les initiateurs du projet tablent sur une modification du PLU qu’elle n’est pas près de valider. Le bras de fer est engagé. 

La suite de cet article portait sur le modèle entrepreneurial et sur la qualité architecturale du projet au cœur de la controverse. Je l’ai supprimée après que son initiateur ait menacé de me poursuivre en justice, la considérant comme à charge et diffamatoire.

Quel sera le matériau de l’ère du rééquilibrage environnemental?

L’histoire de l’architecture comporte des moments charnières ; des réalisations qui entrent dans l’histoire comme autant de tournants et qui conditionnent l’évolution globale de la construction d’un point de vue formel, économique et structurel. Les passionnés d’architecture comme les architectes eux-mêmes semblent apprécier ces repères, qui permettent de penser la globalité du point de vue de quelques réalisations incontournable. Le récit de la modernité architecturale, aussi objectif soit-il, n’échappe pas à ce déterminisme au carrefour de l’histoire de l’art, du goût d’une époque, de ses hantises et de ses besoins. Il existe quelques repères modernes qui servent de support à la fresque linéaire du panorama de la construction du XXe siècle. Avec le temps, ces réalisations finissent par incarner bien plus que des moments d’innovation. Elles deviennent, par une sorte de glissement métonymique, les symboles d’un changement de cap, et peut-être même de l’époque dans son ensemble.

La maison Dom-Ino

La maison Dom-Ino est un exemple caractéristique de ce type de repère. Imaginée au début de la Première Guerre mondiale, elle s’expose comme un principe visant à reconstruire rapidement des maisons détruites par la guerre. Un modèle constructif pour se prémunir contre le pire. L’histoire a donné raison à Le Corbusier. La guerre a été terrible, suivie d’une seconde confrontation encore plus terrible et généralisée, qui a nécessité un gigantesque effort de reconstruction reposant essentiellement sur les vertus constructives du béton.
Si le modèle corbuséen fait le pari d’une telle évolution, il ne peut contenir, au moment de sa formulation, tous les éléments qui contribuent à sa réussite. Le récit simplifié de la modernité se satisfait de cette causalité évidente faite d’un modèle et de son adoption quasi planétaire. En tant que récit, il met l’accent sur les aspects formels, la malléabilité, la facilité d’exécution, l’abondance de la matière première, toutes ces vertus étant érigées au rang de qualités structurantes pour le projet moderne. Si le béton a réussi à incarner la modernité architecturale, au point d’en devenir la matérialisation, ce n’est pas seulement par sa manière de donner corps au programme moderne. L’histoire de l’architecture du XXe siècle s’arrête trop souvent à ce récit idéalisé, de la rencontre entre un programme et un matériau. Elle s’engage rarement sur la voie de l’analyse critique multi-factorielle qui lui permettrait de comprendre sa propre évolution.

Couverture de l’ouvrage édité en 1937 par l’Architecture d’Aujourd’hui : Des canons, des munitions ? Merci ! Des Logis… SVP, Le Corbusier.

Faute d’avoir engagé ce travail, la doxa moderniste a longtemps entretenu une compréhension objective des formes architecturales et urbaines qu’elle engendrait. Cette modernité un peu trop indulgente avec ses propres contradictions, cultivait l’idée d’un aboutissement de l’architecture, conviction corroborée par le constat qu’elle s’appliquait de manière similaire aux économies de marché et aux sociétés collectivistes. Le moderne se voulait universel et se targuait de pouvoir s’appliquer de la même manière aux quatre coins du monde. Les variations d’adaptation, qu’elles soient climatiques, culturelles ou topologiques, ne changeaient pas ses fondamentaux. Cette modernité a pu à juste titre se projeter comme la phase ultime du développement de l’humanité. La croyance dans l’aboutissement de la modernité persiste encore dans le principe d’une architecture générique, ou dans l’idée d’une architecture non référentielle soutenue par Olgiati. Il s’agit d’une chimère grise pour l’essentiel, c’est-à-dire faite en béton. Avec le recul, ce qui relevait du style dans le programme moderne apparaît assez nettement. Elle fut de nature idéologique pour les instigateurs qui en tiraient profit et de l’ordre du conditionnement imposé pour ceux à qui elle s’appliquait. On apprenait à vivre une vie moderne, comme on apprend à exécuter une danse ou à jouer d’un instrument. À ce jeu, on peut être pionnier ou suiveur, dresseur ou chien savant. Cette foi inconditionnelle dans les vertus du fonctionnalisme a duré jusqu’à la première fissure de l’édifice conceptuel qui coïncide avec les premiers échecs en grandeur réelle de l’urbanisme moderne.

Pruitt–Igoe à Saint Louis.

Le fracas de la démolition des bâtiments de Pruitt Igoe à Saint-Louis dans le Missouri au milieu des années 1970 a sonné le glas de cette innocence moderne.
Cette première faille, mais aussi les efforts pour y remédier, fussent-il structuralistes, brutalistes ou postmodernes, ont montré que la modernité architecturale n’échappe pas aux déterminismes sociaux, économiques et esthétiques. C’est la rencontre d’une technicité, d’un programme sociétal, d’un imaginaire collectif et d’une industrie qui lui a permis de se couler dans un moule qu’elle imaginait définitif ; celui d’un coffrage en béton. Si le métal et le verre ont également eu leur mot à dire dans le conditionnement de l’idiome moderne, c’est le béton, tel qu’idéalisé par Le Corbusier avec son système Dom-Ino, qui a tenu la place de système constructif de référence tout au long du XXe siècle. Dans ce récit, le béton rendait possible un urbanisme plus réactif, un habitat plus sain et des constructions plus adaptées à leur fonction.  Devenu synonyme de progrès, d’hygiène, et de stabilité statique, ce matériau en est venu à signifier la rationalité. Quant aux tentatives de penser la modernité sous d’autres formes, si l’histoire ne les a pas oubliées, l’ampleur de la domination du béton les a simplement marginalisées. Les expressionnistes et la brique, les libertaires et le gonflable, ainsi que les quelques expérimentateurs en bois ont contribué au scénario d’un monde qui aurait pu advenir mais n’a jamais quitté le registre de l’utopie ou de l’expérimentation. Face à ces variations minoritaires, le béton a érigé à perte de vue ses bâtiments rationnels et ordonnés. La ville née de la rencontre entre le consumérisme et la mécanisation était générique et immuable, supposée parfaite dans sa façon de répondre aux besoins de la famille moderne. Jusqu’à ce qu’on se rende compte qu’il lui manquait ce supplément d’âme qui rend la ville supportable.

Le béton et sa véritable raison d’être

Il a fallu d’autres failles, semblables à celle de Pruitt-Igoe, pour y voir clair. Sarcelles, la Grande Borne, Les Poètes à Pierrette, Le Mirail à Toulouse et les tours des quartiers nord de Marseille. La désagrégation d’un modèle de société a révélé la part de négatif qui s’était glissée discrètement dans la formule magique ; le poison caché dans le ciment. Ce que la modernité avait versé avec enthousiasme dans le coffrage de la reconstruction devait beaucoup plus à l’effort de guerre qu’à un quelconque idéal de vivre ensemble. L’effort de guerre allemand pour fortifier les côtes européennes contre le débarquement attendu, mais surtout le traumatisme de la destruction des villes dans l’effort pour vaincre les puissances de l’Axe. L’ampleur de cet événement et ses répercussions sur le cours de l’histoire ne sont pas suffisamment appréciées. Entre 1939 et 1945, des quartiers et des villes entières ont été rayés de la carte. Des villes historiques comme Varsovie et Cologne, des métropoles industrielles denses comme Tokyo, Londres et Berlin, et même des villes qui se croyaient à l’abri des bombes, comme Dresde, ont été détruites. Le caractère traumatique de cet épisode historique se révèle dans le peu de place qu’il occupe dans l’histoire de l’architecture, voire dans l’histoire tout court. La commémoration des bombardements reste vive dans quelques cas qui ont marqué les esprits, comme Hiroshima ou Rotterdam. Partout ailleurs, le souvenir des bombes a été discrètement écarté de la mémoire collective. Qui se souvient du bombardement de La Chapelle à Paris, ou du bombardement de Hambourg, qui a tué presque autant de civils que celui de Nagasaki ?

Dugway proving ground était un centre d’essais d’armes chimiques et biologiques de haute sécurité situé dans l’Utah, aux États-Unis. En 1943, des répliques de maisons allemandes et japonaises y ont été construites, puis détruites intentionnellement afin de perfectionner les méthodes de bombardement incendiaire. L’armée américaine a employé des architectes émigrés allemands comme Erich Mendelsohn pour créer des copies aussi fidèles que possible des bâtiments résidentiels des quartiers ouvriers allemands. L’objectif principal était de systématiser un phénomène qui n’avait été observé qu’occasionnellement jusqu’alors : des tempêtes de feu capables de ravager la totalité d’une grande ville.

Loin de toute revendication mémorielle, cette destruction mérite une plus grande attention. Elle a joué un rôle déterminant dans le déroulement du XXe siècle et dans l’évolution de ses formes architecturales et urbaines. La vulnérabilité des villes denses aux charpentes inflammables a été une occasion inespérée pour les idéologues du béton de mettre en avant leur modèle constructif et organisationnel. Les villes de la reconstruction n’étaient pas censées brûler ou se briser à la moindre déflagration. Le désir de créer un habitat à l’abri des bombardements incendiaires est la moins apparente des raisons qui ont lancé les camions-toupie à la conquête des villes du monde entier. D’autres facteurs ont contribué à ce que ce modèle devienne dominant : la facilité d’approvisionnement, dans certains cas, la reconversion à des fins civiles d’une industrie du béton structurée par l’effort de guerre. Sans le mur de l’Atlantique, la reconstruction aurait-elle été aussi massivement en béton ? La peur de revivre l’armageddon des tempêtes de feu qu’ont connu l’Allemagne et le Japon reste la raison la plus certaine et la moins connue du destin bétonné de la modernité.

D’une guerre à l’autre

Du système Dom-Ino de 1914 pour reconstruire la Flandre meurtrie, à l’éclatement de la trame urbaine moderniste pour éviter la propagation du feu de bâtiment en bâtiment, la modernité semble devoir autant à la destruction qu’à l’inventivité de ses pionniers. Aussi, pour comprendre quelle sera la prochaine révolution architecturale, est-il utile d’étudier attentivement la conjoncture actuelle et plus particulièrement les modalités d’effondrement de notre propre modèle dominant. Si la prédominance du béton au cours de la seconde moitié du 20e siècle est dû à l’angoisse inspirée par une tragédie refoulée, il se pourrait que le prochain changement dans l’évolution des techniques de construction soit à son tour motivé par la prévention d’une catastrophe annoncée. Pour les générations qui ont connu la Seconde Guerre mondiale, la catastrophe était la guerre mécanisée et la destruction dont elle était capable. La nôtre repose sur les perturbations du climat qui pourraient prendre des proportions telles que l’environnement qui nous est aujourd’hui favorable cesserait de l’être. L’ampleur et le type de menace sont différents, mais la façon dont elle façonne les mentalités n’est pas sans rapport. L’ éco-anxiété des jeunes du troisième millénaire ressemble au pacifisme radical des jeunes à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. À la faveur de cette analogie, on peut penser que la réponse globale de nos sociétés sera, comme dans les années 1950, l’adoption de formes d’habitat capables de nous protéger de la catastrophe. Le retour massif au bois, considéré comme matériau de construction privilégié, irait dans ce sens.  Il ne s’agirait plus d’utiliser le bois accessoirement, comme bardage ou comme attribut ornemental, mais de laisser le bois dicter les règles du jeu en imposant son propre rythme. Ce bois n’aurait plus besoin d’imiter le comportement d’autres matériaux pour prouver qu’il peut servir. Il n’aurait plus besoin d’être aussi solide ou aussi léger que le métal, ou aussi résistant au feu que le béton. Il pourrait être ce qu’il est, et redéfinir les normes, les critères et les priorités en fonction de ses propres qualités. Ce bois imposerait une approche holistique capable de penser ensemble la production, l’utilisation et la reconversion d’un matériau. Il s’agirait de construire en fonction de la quantité de matière disponible dans un territoire. L’identité constructive de chaque région découlerait de cet équilibre entre ce qui y pousse et ce que l’on peut en faire. Cette limitation, qui fait hurler les promoteurs immobiliers, serait un garde-fou contre les excès spéculatifs qui se multiplient partout dans le monde. En Chine, la spéculation immobilière a généré 100 millions d’appartements vendus mais laissés vides par leurs acheteurs. En Espagne, la quantité de bâti inoccupé produit au moment de la crise de 2008 équivaut à la superficie du canton de Vaud. Une prévalence progressive du bois local dans la construction rendrait impossible ce genre de dérives, essentiellement dues à la promesse de développement illimité inhérente au béton. Le bois rend possible un développement ajusté à la capacité de renouvellement durable de la ressource sylvestre. Si ce type de changement sociétal semble aujourd’hui hors de portée, il n’est pas impossible que, comme en 1945, la destruction fasse bouger les lignes et avec elles le champ des possibles. Plus nous nous enfonçons dans la crise climatique, plus ses conséquences poussent des pans entiers de la société à une radicalité qu’elle peut difficilement accepter aujourd’hui. Faire du bois un régulateur global du développement avant l’effondrement de notre écosystème serait un moyen de provoquer le changement avant que la catastrophe ne se produise.  Il s’agirait dans ce cas de prévenir au lieu de guérir.

L’assemblage très architectonique des structures bois

Avant le XXe siècle et les grands bouleversements de la modernité, c’est la pierre qui a incarné en Occident le “bien construit”. C’était la pierre de taille, stable et durable, qui était la parfaite métonymie de l’architecture. La modernité a réussi à substituer le béton à cette pierre idéalisée, faisant porter au nouveau matériau la promesse d’un habitat plus hygiénique et d’une ville plus en accord avec les défis de l’époque mécanique. 
Si l’architecture venait à nouveau à changer de référentiel, quelles seraient les qualités symboliques qui porteraient cette mutation ? Le bois durable et ajustable pourrait-il remplacer le béton devenu un peu trop polluant et invasif pour occuper à lui seul la fonction de matériau-archétype de l’architecture en général ?  Comment la construction en bois en viendrait-elle à signifier l’architecture dans sa globalité ?  Quelles seraient les arguments et les images archétypales de cette imbrication d’une époque et d’un matériau réinventé ? Il est fort probable que les assemblages bois/bois, longtemps relégués au rang de bizarreries japonisantes, trouveraient leur place dans cette échelle de valeurs qui donne à l’architecture ses références, ses moyens de penser et concevoir. Il est également probable que l’excellence du charpentier (ou de son avatar mécanique), capable de visualiser en négatif la forme exacte qui manque pour imbriquer deux éléments distincts, en vienne à signifier l’intelligence tectonique dans ce qu’elle peut avoir d’absolu. L’art de l’ajustement, de l’assemblage bien pensé, redeviendrait “l’art de bâtir” par excellence. L’architecture changerait alors de caractérisation.  Elle serait moins solide, générique, moulée, entière, compacte, immuable, mécanique et d’un seul tenant. Elle deviendrait plus légère, intelligente, articulée, démontable, robotique ou manuelle, mais surtout locale et ajustée. L’architecture cesserait progressivement d’être évaluée à l’aune de la superficie de ses réalisations pour se mesurer à l’intelligence de ses assemblages et à l’inventivité de ses structures. L’excellence architecturale changerait à nouveau de critères, entraînant l’époque sur la voie d’une expressivité tectonique et d’une nouvelle alliance de l’ingénierie et de l’architecture.

Principaux ouvrages mentionnés:
Architecture Non-Référentielle. Valerio Olgiati, Markus Breitschmid, Cosa mentale, 2021
Jörn Düwel, A Blessing in Disguise: War and Town Planning in Europe 1940-1945, DOW publishers
Sven Lindqvist, Une histoire du bombardement, Paris, La Découverte, coll. « Sciences humaines », 2012
W.G.Sebald, De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, Babel, 2014
Matthew Soules, Icebergs, Zombies, and the Ultra Thin: Architecture and Capitalism in the Twenty-First Century, Princeton Architectural Press, 2021

Ce texte est la préface du 3e cahier de l’IBOIS édité aux editions de l’EPFL.