Retour à Tohoku – Tadashi Ono

En 2012, Tadashi Ono, photographe paysagiste et enseignant à l’Ecole nationale supérieure de la photographie d’Arles, publiait dans Tracés no 5-6/2012 une série d’images documentant les dégâts causés par le tsunami qui venait de frapper les côtes japonaises. Le raz-de-marée s’était alors engouffré par endroits plusieurs kilomètres à l’intérieur des terres. 600 km de côtes avaient été frappés, causant la destruction partielle ou totale d’un nombre considérable d’agglomérations et de zones portuaires. Le tsunami a surtout causé la disparition de plus de 18 000 personnes, ainsi que la destruction du système de refroidissement de la centrale nucléaire de Fukushima avec les conséquences que l’on connaît. La gravité du bilan humain est amplifiée si l’on considère que la catastrophe a frappé une société organisée pour y faire face, parée de systèmes d’alertes opérationnels, et d’un niveau de préparation de la protection civile inégalé dans le monde.

Les traces sur l’ouvrage en construction témoignent de l’évolution des digues sur pratiquement un siècle : 1933-1960-2011.

Aujourd’hui, Tadashi Ono revient sur les lieux de la catastrophe et rend compte des travaux en cours qui ont été réalisés pour protéger les régions côtières les plus exposées. Des murs impressionnants ont été érigés pour palier une éventuelle nouvelle vague meurtrière.

L’apparence dystopique, quasi irréelle de ces ouvrages doit être, elle aussi, contextualisée. S’ils paraissent sortis d’un film de science-fiction, ils ne sont pas pour autant superflus, compte tenu de l’ampleur et de la fréquence des séismes qui frappent l’archipel. S’inscrivant dans une stratégie existante de digues et de murs contre les raz-de-marée dans certaines régions côtières, ils témoignent d’une approche techniciste et interventionniste, complémentaire d’une conception d’aménagement préventive, reposant sur le déplacement des habitations exposées vers des zones plus en hauteur.

Au lieu d’appliquer la seule prudence millénaire qui déconseillait l’occupation durable de certaines zones côtières, le Japon moderne opte pour une opposition frontale aux éléments, appuyée par des moyens techniques conséquents: des gigantesques murs, toujours plus élevés, qui protègent la côte en supprimant littéralement la mer de la vie des habitants.

La différence entre les deux approches, vivre en harmonie avec le danger ou s’y opposer en espérant l’abolir par un ouvrage de génie civil, pourrait passer pour une opposition archétypale entre l’ancienne sagesse et la foi illusoire dans le pouvoir de la technique du monde moderne.

Aux dires de Tadashi Ono, l’une des raisons pour lesquelles les habitants des côtes ont péri en grand nombre serait précisement d’avoir trop fait confiance au système de digues et de murs érigés pour les protéger. Quand l’alerte a été donnée pour évacuer les côtes et gagner les hauteurs, une grande partie de la population ne s’est pas déplacée, persuadée que les digues allaient la protéger.

Cette réalité confère aux images de Tadashi Ono la dimension tragique d’une leçon non assimilée et d’une erreur qui, fatalement, sera un jour reconduite. Les murs toujours plus élevés n’attendent que la vague qui sera assez grande pour les submerger.

Des images supplémentaires de cette série sont disponibles sur https://www.espazium.ch/retour–tohoku

L’inconscient architectural de la ville est cinématographique

Après l’exposition monographique sur Hannes Meyer, le plus révolutionnaire des directeurs du Bauhaus, la Cub, fondation conçue pour accompagner la création d’une institution dédiée à la culture du bâti au sein du pôle muséal lausannois, inaugure son deuxième projet d’envergure : ECRANS URBAINS, un panorama de films sur la ville, le paysage et l’architecture. Cinq jours dans six salles différentes, une trentaine de films dont une majorité projetés pour la première fois en Suisse, des rencontres avec les réalisateurs, des débats et une installation au f’ar : avec ECRANS URBAINS la Romandie se dote d’un évènement inédit, autour d’un genre documentaire habituellement classé, pour faire simple, sous la bannière «film d’architecture».
Ce rendez-vous vient-il combler un quelconque besoin ? Ce qui est certain, c’est que des évènements du même type font leur apparition depuis quelques années, un peu partout en Europe : Rotterdam, Lisbonne, Copenhague, pour n’en citer que les plus importants.
Au-delà d’un certain effet de mode qui contribue à la montée en puissance du phénomène, J’aimerais proposer deux explications afin d’éclairer cette convergence entre le cinéma et l’architecture.

Blade Runner, 1982

La première raison serait que l’expérience cinématographique, collective (et donc forcément politique), convient dans sa structure à un questionnement sur la culture du bâti. Il y a une certaine cohérence formelle au fait de se poser des questions sur la ville, sa forme et ses représentations, dans le cadre d’une expérience collective dans un espace donné. A l’heure du règne sans partage du nouvel individualisme numérique, regarder un film dans une salle constitue quasiment un acte de résistance. A cette « communion » par le cinéma s’ajoute un deuxième aspect qui rend fécond la rencontre entre cinéma et architecture. Le cinéma, pour avoir été et pour être toujours le plus malléable et le plus accessible des supports de notre inconscient collectif, nous parle, parfois à son insu, des villes et de notre façon de les occuper.

Le cinéma est le rêve diurne du milieu dans lequel s’inscrit la communauté. Il permet de saisir à un instant donné l’esprit d’une époque, ses idées, son ethos, ses représentations, son rapport à la cité édifiée, ou encore celle en train de l’être. Le champ qui s’ouvre, une fois cela établi, est infini. On peut considérer la cinématographie mondiale, depuis sa création, comme une source intarissable pour alimenter une sociologie de l’urbain. On peut, tels des archéologues du 3e millénaire, scruter des courtes séquences dans des films improbables, à l’affut de telle façade à jamais disparue, d’un bâtiment mythique en chantier, ou d’un intérieur que l’on croyait à jamais perdu mais qui se retrouve, comme par miracle, saisi sur la pellicule. On peut surtout laisser les films nous raconter comment le bâti structure les rapports sociaux, comment telle forme de ville correspond à telle société, etc… Le cinéma raconte le 20e siècle comme la littérature a pu raconter le 19e. En cela le croisement de la théorie architecturale et de la théorie cinématographique dessine un nouveau champ de la connaissance.

Regarder Blade Runner en archéologue des années 1980, scrutant les signaux annonciateurs de notre ethos écologique et de notre condition numérique, dans une façon de représenter l’homme du futur (le réplicant persécuté) et son milieu (la mégalopole dystopique) est tout à la fois un travail savant et un gai savoir ouvert à tous.
Le 27 février au Capitole, nous ferons un peu des deux.

Ecrans Urbains : ville, architecture et paysage au cinéma

« Les mutations des villes », thème du panorama de films d’architecture organisé par la CUB à la Cinémathèque suisse.

S’associant à la CUB, la nouvelle fondation romande pour la culture du bâti, la revue Tracés et la Cinémathèque suisse contribuent à l’élaboration d’un nouveau rendez-vous cinématographique qui aura lieu du 27 février au 4 mars.
Dans le prolongement des projections du cycle L’architecture à l’écran, la Cinémathèque suisse accueille Ecrans Urbains, un événement qui explore les liens entre la ville, l’architecture, le paysage et le cinéma. Ecrans Urbains propose des projections, des rencontres, des débats et des installations, afin d’aborder le thème de la ville sous un angle innovant et original, s’adressant tant à des professionnels qu’à un large public.
Premier événement culturel de ce type en Suisse, Ecrans Urbains a pour thème « Les mutations des villes ». Organisé dans plusieurs salles et lieux d’exposition (Casino de Montbenon, Vidy, Zinéma, F’AR, Capitole), ce panorama donnera à voir, par le biais de films de fiction et de documentaires, le phénomène urbain dans sa complexité spatiale, sociale, constructive et historique. Des débats et des rencontres avec les cinéastes s’efforceront de saisir les jeux de stratifications, de glissements et de débordements qui témoignent de la ville dans son évolution. Cet événement va également aller à la rencontre de ces métropoles mondialisées au développement exponentiel. Villes de flux, de l’apparat, de l’informe et de l’imaginaire, villes tentaculaires, obsédantes. Villes en guerre, meurtries, en déclin ou renaissantes. Villes d’échanges, villes ouvertes ou murées contre des ennemis réels et imaginaires. Villes scindées, dupliquées, oubliées et réinventées. Villes bâties aux dépens du paysage et villes devenues elles-mêmes paysages. Villes qui reconduisent des inégalités sociales que l’on croyait dépassées, mais aussi, pour certaines d’entre elles, qui luttent contre les dystopies écologiques qu’elles constituent. Ces parcours filmiques mèneront finalement
à la question de l’espace public, réel et symbolique. Un espace abusivement privatisé, mais aussi bien réapproprié lors de soulèvements, ou encore délaissé dans les métropoles en déclin. Dans ces conditions, comment imaginer, concevoir et habiter la ville du troisième millénaire ?
Comment se projeter dans cette autre cité immatérielle que constituent les réseaux sociaux et les applications intelligentes qui structurent le fonctionnement des villes ? Autant de questions qui se posent également aux cités de l’arc lémanique, engagées depuis une quinzaine d’années dans un nouvel élan de développement qui s’efforce de répondre à la croissance économique et démographique de la région, tout en la conjuguant avec des impératifs paysagers et écologiques. La soirée d’ouverture se tiendra au Capitole le 27 Février avec une projection exceptionnelle de Blade Runner de Ridley Scott.

Programme Complet: ECRANS URBAINS