L’intégration par le contraste. Sur Group8




C’est Achim Geissinger qui m’a fait découvrir Group8, en me proposant en avril 2013 d’écrire un article sur le centre logistique du CICR à Genève pour la revue Deutsche Bauzeitung. Inventif et à certains égards radical, le centre faisait preuve d’un travail innovant en matière de forme et d’enveloppe. Ayant en tête ce qui prévaut en France, où la variation formelle entre les immeubles d’un même front de rue peut frôler l’hystérie, j’ai été agréablement surpris de découvrir une authentique disposition à l’expérimentation, capable de s’accorder avec l’ethos constructif suisse et son goût de la sobriété.
Le centre logistique du CICR est situé dans une des rares portions ingrates du territoire genevois, la zone industrielle de Meyrin, aux abords de l’aéroport. Le programme regroupe l’infrastructure d’un centre de stockage, d’un département administratif et d’un centre d’archivage. Le tout doit pouvoir se transformer en un rien de temps en QG de gestion de crise. L’agencement d’un immeuble de bureaux et d’un centre logistique est rendu possible par le traitement unitaire du bâtiment, recouvert par une toile blanche tendue. Leur proposition combine la simplicité à l’audace formelle. On peut y voir un lien avec une certaine économie de moyens très japonaise, ou avec un sens de l’expressivité non dépourvue d’efficacité qui caractérise les débuts d’Herzog et De Meuron.
Halle logistique du CICR, Satigny, Genève
©Régis Golay
La toile tendue s’impose comme un élément formel fort, sans pour autant se plaquer arbitrairement sur le programme. La rencontre de la forme et de la fonction se fait organiquement et le revêtement constitue un élément clé du fonctionnement du bâtiment, avec toute une série de détails qui permettent à la bâche de s’ajuster au programme.
Le centre logistique du CICR permet de tirer quelques grandes lignes: si les réalisations de Group8 se démarquent par des effets d’écriture ou de conception, elles ne sont pas pour autant en rupture avec leur environnement, ni avec la société qui les produit. Rien n’illustre mieux leur position particulière que certains de leurs projets dont l’intégration est obtenue par le contraste. Un intégration qui ne se contente pas d’aligner, de fusionner, de faire dialoguer les ouvertures, mais qui se sert de tout un arsenal d’effets et d’attributs qui travaillent l’opposition, la dissonance et le déséquilibre. Plus qu’un effet de style, l’intégration par le contraste serait un moyen de parvenir à des environnements urbains complexes et stimulants. Une attitude qui trouve dans le contexte genevois, celui d’un environnement bâti qualitatif mais hyper-normé, un terrain fertile pour l’expérimentation.



Form follows fonction

L’audace formelle de Group8 tranche donc avec l’hyper-normativité constructive et typologique imposée par la prudence du marché immobilier. Seuls certains projets iconiques s’autorisent une certaine marge d’expérimentation et le majorité des nouvelles constructions doivent se plier à des normes et des standards qui laissent peu de marge à l’innovation.
En 2015, Group8 a confirmé sa disposition à sortir des chemins balisés avec la crèche Origami.
Crèche Origami, Genève,
©Régis Golay
L’équipement, pris en étau entre deux immeubles de bureaux, a été pensé comme une intervention paysagère à l’échelle du quartier. Face à l’écrasante verticalité des façades, la crèche se déploie horizontalement dans un jeu de bandes qui ondulent et se détachent du sol pour y revenir tout en douceur. Le programme standard d’une crèche trouve sa place dans l’alternance entre des parties creuses et des parties pleines. Les parties pleines donnent lieu aux espaces couverts et les intérieurs de la crèche, tandis que les parties creuses créent des espaces ouverts destinés aux jeux en extérieur. La proposition a ceci d’intrigant qu’elle fait entrer dans un dispositif formel strict la complexité d’un équipement aux nombreux impératifs. L’usage du bois pour la structure reste dissimulé, évitant au projets les lieux communs sur la prétendue virtuosité du matériau. Si le toit a été végétalisé, ce n’est pas pour cocher la case dans le profil environnemental du bâtiment, mais parce que le toit forme la partie la plus en vue, depuis les fenêtres des immeubles adjacents. La végétation contribue au dialogue formel de la crèche avec son environnement.
Tout en étant parfaitement de son époque, l’organisation spatiale de la crèche évoque l’héritage structuraliste. Herman Hertzberger, qui enseigna à Genève sans jamais rien y construire, s’y serait reconnu. Son organisation en bandes et surtout sa façon de faire entrer le programme dans une structure répétitive préétablie s’inscrit dans l’héritage d’une école de pensée qui a cherché à intégrer la dimension sociale de l’équipement dans la forme du bâti. On voit ici comment une crèche agit comme un contrepoint égalitaire face au monde hiérarchisé des érections très corporates qui l’entourent. Group8 semble ne pas en avoir fini avec cette irrévérence qui distingue les premières réalisations de bureaux.




L’autre crèche et la tour

Quelques années plus tard, une autre crèche, celle du campus de l’EPFL, permet de mesurer à quel point Group8 ne cherche pas à développer un style univoque en matière de langage formel. Au lieu de reconduire des formules réussies, ils en développent de nouvelles. La différence entre les deux crèches montre aussi que le travail sur la forme n’est pas une fin en soi, mais plutôt une façon de négocier avec le contexte environnant ; il est plus un outil d’intégration qu’un moyen d’expression qu’ils déclineraient invariablement dans tous leurs projets.
L’expérimentation permet de penser et d’agencer la fonction d’un bâtiment de manière spécifique au site. Dans le cas de la crèche de l’EPFL, le principe structurant est celui de plateaux rectangulaires superposés et de tailles différentes. Le fait que les plateaux soient inégaux génère des débordements, des espaces résiduels qui tantôt agissent comme un auvent, tantôt procurent des espaces extérieurs dans les étages.
Garderie de l’EPFL, Ecublens.
©Walter Mair

La structuration horizontale du bâtiment renforce l’impression d’une superposition de plateaux autonomes. Si pour la crèche Origami la fonction entre dans une forme préétablie, ici les programmes s’empilent sans nécessairement chercher à le faire correspondre au gabarit de l’étage inférieur. La forme finale du bâtiment découle de l’assemblage des parties du programme. L’organisation par plateaux de la crèche est finalement renforcée par la structuration horizontale des façades. À cet effet, contribue l’usage du béton strié verticalement par l’empreinte de planches de coffrages. Cette fois-ci, c’est un élément du langage brutaliste qui est convoqué et qui permet à la crèche d’être en dialogue avec les surfaces en béton du bâtiment historique de Jakob Zweifel.

Le même recours à un béton expressif caractérise la tour C1, un immeuble de logements dans le nouvel éco-quartier des Vergers, à Meyrin, à quelques centaines de mètres de la frontière et du CERN. Derrière une façade austère, structurée en bandes d’épaisseurs variables, se déploie une grande diversité typologique qui combine différents usages, professionnels ou résidentiels, différents types de logements (LUP, PPE), et surtout des agencements variés avec certains appartements traversants et d’autres en duplex.
Le plan du bâtiment repose sur une distorsion du rectangle habituel des tours d’habitation. Les deux côtés les plus longs sont concaves, formant un angle obtus. Les côtés latéraux sont convexes. Outre de donner au bâtiment sa forme en nœud papillon, cette flexion augmente les possibilités de varier l’agencement des appartements, le bâtiment étant deux fois moins large dans la partie centrale que sur les côtés.
L’abandon de l’orthogonalité au profit d’une forme atypique renforce le caractère spécifique de la tour C1.
Tour C1, Meyrin, Genève,
©Walter Mair
À la fois non exubérante et dynamique, elle remplit son rôle de tête de pont d’un ensemble de bâtiments qui marquent l’entrée dans l’agglomération genevoise. Au lieu de l’habituelle indétermination des entrées de ville, faites de zones d’activités inqualifiables et d’ensembles d’habitation à faible densité, la tour C1 propose un vis-à-vis contrasté entre un bâtiment compact et des champs cultivés. Cette confrontation mérite d’être considérée comme une composition paysagère dynamique, c’est-à-dire comme une opposition d’éléments contrastés : la verticalité du bâti confrontée à l’horizontalité des champs, le très plein de la tour au vide des terrains cultivés.
Si la crèche de l’EPFL et la tour C1 ont en commun certains traits d’écriture, et notamment une structuration horizontale des paliers, elles partagent surtout une certaine disposition à interagir avec leur contexte. Ce dernier est principalement bâti dans le cas de la crèche, et paysager dans le cas de la tour. Dans les deux cas, il s’agit de produire une architecture non générique, essentiellement déterminée par le lieu dans lequel elle s’insère.



L’escalier d’une école

Si l’escalier, pensé comme un espace partagé, fait un retour timide dans les immeubles de bureaux, il en a longtemps été banni par le culte voué aux circulations verticales mécaniques. Les écoles, qu’elles soient élémentaires ou de de troisième degré, restent encore aujourd’hui une des rares occasions pour les architectes de travailler sur les vertus spatiales, et à certains égards, sociales du grand escalier ouvert.
C’est précisément ce qui a été envisagé pour la Haute école de santé (HEdS), le tout dernier concours remporté par Group8. Le caractère public de l’escalier à gradins sera accentué par une ouverture zénithale sur toute la longueur, qui l’inondera de lumière et transposera à l’intérieur la sensation de l’espace extérieur.
L’école étant située dans un parc, cette interpénétration entre le dedans et le dehors se prolonge dans la façon dont le bâtiment s’imbrique dans l’espace ouvert du jardin. Au lieu d’un volume compact qui opposerait sa rigidité au caractère arboré du parc, le projet propose un volume articulé qui négocie de façon moins rigide son intégration. Cette façon binaire de faire travailler ensemble des éléments hétérogènes (le bâti et le végétal) s’applique aussi aux choix des matériaux. Le rez-de-chaussée sera en béton, l’étage en bois.
Haute école de santé HEdS, Genève,
© Thomas Sponti
Le bois sera utilisé pour ses vertus constructives et son aptitude à donner une meilleure lisibilité à l’identité tectonique du bâtiment. La structure exprime sa composition à la manière des temples japonais qui, en tant que tels, sont une leçon d’assemblage à quiconque prend soin de les observer attentivement.


La pratique de Group8 repose sur une perception élargie du contexte. Une définition qui ne le réduit pas au seul lieu et environnement immédiat d’un bâtiment, mais qui s’ouvre à l’imaginaire commun d’où émerge l’architecture et l’horizon tout autant fantasmé vers lequel elle tend.
Il y aurait un contexte fait de références, de représentations, de séquences de films, d’images antérieures de la ville et de projections à venir, et dont Group8 parvient à se servir afin de créer.
C’est l’usage de ce contexte entendu, capable d’extraire la forme à venir de la pluralité éclectique du présent et du passé, qui leur donne leur place dans le paysage architectural genevois.
Tout à l’opposé des pratiques architecturales suivistes qui s’identifient aux normes esthétiques de la cité au point de s’y enfermer, Group8 porte le regard à l’horizon. Comme leur tour qui, depuis le seuil de la ville, va chercher son dehors, le bureau se nourrit d’influences et de pratiques d’autres lieux et d’autres époques. Il fait preuve d’une ouverture que certains qualifieraient d’étrangère à l’esprit genevois, mais qui, de plus en plus, s’impose comme la seule identité de la cité: celle d’une métropole trans-frontalière capable de se réinventer tout en restant fidèle à elle-même.





L’article fait partie du dernier Quart consacré à Group8.

Rénover le patrimoine moderne. Entretien avec Philippe Meier.

Christophe Catsaros : En quoi consiste votre intervention sur ce bâtiment de François Maurice, une réalisation emblématique de la modernité genevoise de la seconde moitié du XXe siècle ?
Philippe Meier : Le principal défaut de ce très bel immeuble administratif construit entre 1965 et 1967 est son bilan thermique. Il ne dispose pas de stores, et son vitrage, quoique double, a plus de cinquante ans. Notre intervention consiste à refaire à neuf cette peau en introduisant de la technologie dans le produit verrier de remplacement, à savoir des verres «électrochromes» qui bloquent les infrarouges et se teintent en fonction de la charge thermique qui s’exerce sur la façade. L’objectif est d’optimiser le potentiel énergétique du bâtiment sans avoir, comme le prescrit la norme, à devoir ajouter des stores, ce qui le dénaturerait complètement. L’opération consiste à déposer les anciennes menuiseries, puis à remonter de nouveaux profils que l’on refait à l’identique, pour y intégrer ces nouveaux verres.

Est-ce que ces nouveaux verres changent l’apparence du bâtiment ? 
Oui, les jours de fort ensoleillement, la façade va s’obscurcir. C’est la seule chose qui va changer. Sinon, la climatisation va être intégralement refaite avec un système plus performant, moins énergivore. Le bâtiment ne peut pas se passer complètement de climatisation, mais c’est le compromis qui a dû être trouvé afin de préserver sa façade avec l’accord des services du patrimoine et de l’énergie.

rénovation de l’enveloppe d’un immeuble administratif, genève, 2019 – 2021
© Johannes Marburg

Cette restauration s’inscrit-elle  dans un projet plus large de sauvegarde du patrimoine développé récemment par le canton?
En effet, elle s’inscrit dans l’esprit du travail mené à la FAS, section Genève, pour répertorier et protéger le patrimoine moderne de la ville. Il s’agit d’un projet éditorial consacré aux architectes genevois, que nous menons depuis le début des années 2000. L’idée était d’arriver à temps afin d’interviewer les architectes de leur vivant. Nous avons eu la chance de consacrer des cahiers à certains des principaux architectes qui ont édifié l’image moderne de la ville : François Maurice, André Gaillard, Jean-Marc Lamunière, ou Marc-Joseph Saugey. Notre effort de valorisation ne fait pas l’unanimité. Certains défendent l’idée d’un développement qui ne s’encombrerait pas de l’héritage moderne du territoire. D’autres aussi pensent que, comme ces bâtiments sont des gouffres énergétiques, on ferait mieux de s’en débarrasser.Nous défendons le contraire. Nous sommes convaincus que certaines de ces réalisations possèdent de très grandes qualités, qu’il suffit d’optimiser par une restauration intelligente. Nous l’avons prouvé à plusieurs reprises grâce à de nombreuses restaurations au cours desquelles il a été possible d’optimiser le comportement thermique sans pour autant défigurer un bâtiment. Ça coûte plus cher, mais c’est possible, et le résultat vaut l’effort. C’est un engagement culturel.

Est-ce qu’une ville qui s’obstine à préserver son patrimoine récent ne risque pas de se retrouver figée dans un instantané de son histoire, un peu comme Paris s’est arrêté dans son image de capitale du XIXe siècle, en sacralisant la période haussmannienne ?
 Je suis le premier à dire qu’il faut faire des choix. Le bâtiment dont on parle fait partie des plus beaux exemples de ce qu’on a pu concevoir dans ces années-là. C’est une vraie question historique et écologique de savoir s’il faut le démolir. On ne prône pas une préservation systématique de tous les bâtiments de cette période. Nous pensons que cela doit se faire dans certains cas. Dans le cas de l’immeuble de la rue d’Italie, outre des questions de patrimoine architectural, il y avait une dimension symbolique. En se posant la question de la préservation de son bien immobilier, le maître d’ouvrage, qui est un groupe bancaire, s’est rendu compte que son bâtiment était aussi un emblème de son identité d’entreprise. Je trouve cela intéressant de mettre en relation la dimension emblématique d’une entreprise avec la culture du bâti qui lui a donné lieu d’être.Est-ce qu’il y a finalement une contradiction entre le devenir métropolitain de Genève et sa préservation ?

Extrait de Bruno Marchand, François Maurice Architecte, InFolio, Gollion, 2009

Qu’en est-il de l’idée, partagée à la fin du XXe siècle, d’une ville finie, qui ne devait plus se développer par manque d’espace ?
À Genève, il y a un lieu qui concentre une partie des réponses à cette question, c’est le secteur Praille-Acacias-Vernets. Le PAV est en quelque sorte le projet qui permet de concilier les deux approches divergentes : celle d’un développement sur le tracé du Ceva, notamment des zones industrielles qu’il traverse, et celle d’une ville qui doit freiner son développement pour ne pas perdre les caractéristiques morphologiques et dimensionnelles qui en font ce qu’elle est. Le PAV n’est pas une périphérie ni une extension comme on les faisait au XIXe siècle. C’est une forme hybride. Et là aussi, le patrimoine industriel soulève des questions de préservation. Garder, détruire, reconstruire par-dessus ? L’orientation finale n’est pas encore entièrement décidée, et c’est ce qui fait tout l’intérêt du projet.
Revenons au bâtiment de la rue d’Italie. Qu’est-ce qui en fait un bâtiment digne de préservation ? 
François Maurice a réalisé plusieurs bâtiments qui s’inspirent du modèle américain, généralement plus proche de l’écriture d’un SOM que d’un Mies van der Rohe. Ce que je trouve remarquable dans celui-là, c’est sa façon d’évoquer le début américain de Mies, et notamment ses premières interventions sur la côte du lac Michigan, avec ses jeux de portiques, de structure apparente très brute et de retrait de la façade. À cela s’ajoute un travail sur les proportions, et notamment la division en quatre modules du vitrage qui est très caractéristique du maître allemand. Historiquement, il est certes un peu tardif, mais c’est un des rares bâtiments à regrouper toutes ces qualités. Il mérite indéniablement le soin que l’on met à le préserver.

Entretien réalisé pour 612, le cahier suisse d’Archistorm.

Une tour genevoise




Entre la maison Latapie, la première réalisation qui fit parler d’eux en 1993, et le projet de la cité du Grand Parc, le plus ambitieux des projets de rénovation / extension d’un ensemble de logements collectifs, Lacaton et Vassal sont parvenus à garder intacts certains fondamentaux de leur approche constructive : une facture sobre, une architecture au service de l’usager, l’idée que l’abondance spatiale puisse être autre chose qu’un privilège et un gage de spéculation immobilière. Étant de ceux qui choisissent leurs projets en fonction de leur ethos constructif, ils n’ont à ce jour rien proposé qui trahisse l’esprit de leur première maison-serre bordelaise. 
C’est peut-être en raison de cette cohérence infaillible que la déclinaison genevoise de leur travail a constitué un enjeu de taille. Comment leur sobriété néo-brutaliste allait-elle se conjuguer avec le projet urbain genevois, caractérisé par une pression immobilière et foncière non négligeable, et une idée très précise du confort ? Du Lacaton et Vassal loué entre 2000 et 3000 francs, est-ce toujours du Lacaton et Vassal ? Le projet d’une tour d’habitation à Chêne-Bourg, un quartier en pleine expansion situé à la périphérie de Genève, présentait donc le risque de voir basculer leur sobriété et leur simplicité dans ce qui relève du style et de l’expression architecturale avec des appartements – des lofts de style brut – devenus une plus-value esthétique, un peu comme une chaise standard de Jean Prouvé peut aujourd’hui se vendre 15 000 dollars dans les galeries de design new-yorkaises. 
Trois éléments ont permis d’éviter cet écueil : le site, le concept formel et la facture du bâtiment, ainsi que le choix du partenaire local. Le premier élément qui sauve leur tour d’habitation n’est autre que le site et le projet urbain dans lequel il doit s’insérer. Si la tour n’est pas une reconversion à proprement parler, le projet urbain qui lui donne lieu d’être l’est indéniablement. Genève vit depuis plus d’un an au rythme du CEVA, une liaison ferroviaire transfrontalière devenue le levier d’une série d’opérations de densification / requalification. Le projet du CEVA et le développement qui accompagne le déploiement de ses gares est la variante lémanique de la reconversion urbaine à partir d’une boucle ferroviaire, à cette différence près qu’ici, les nouveaux usages doivent s’accommoder de l’activité qu’ils sont censés remplacer. Faute de place pour délocaliser, les Genevois, comme les Bâlois d’ailleurs, doivent garder à l’intérieur du nouveau périmètre de la ville une partie des entrepôts, des lieux d’activité et de tous ces équipements que le développement urbain relègue généralement vers une périphérie toujours plus lointaine. L’aspect mixte de Chêne-Bourg, ce quartier proche de la frontière, n’est pas une étape transitoire, ou alors il s’agit d’une transition à long terme. Les nouveaux immeubles d’habitations cohabitent avec les immeubles des années 70, des bureaux sans charme, des espaces de stockage, dans un écosystème qui évoque bien plus un quartier périphérique que la prospérité d’une des villes les plus chères au monde. En s’y promenant, on peut difficilement ne pas voir dans ce type de reconversion additive la traduction urbaine de l’architecture prothétique de Lacaton et Vassal.
© Lucas Camponovo
Le deuxième aspect qui permet à la tour de ne pas trahir l’ethos de ces concepteurs réside dans sa stratégie formelle, ou pour le dire plus crûment, dans son absence de stratégie. La tour n’est que la traduction du gabarit maximal autorisé, occupé de la manière la plus systématique qui soit. Aucune astuce, aucun effet de design ne vient altérer le strict épuisement des volumétries maximales pouvant être appliquées. Une approche maximaliste qui a séduit la maîtrise d’œuvre, les CCF, désireux d’optimiser leur investissement. À cela s’ajoute une facture très commune, avec des faux plafonds à l’intérieur et des profilés en aluminium en façade.    
Le dernier élément qui sauve le projet et la contribution de Nomos, un bureau d’architectes genevois dont le travail n’est pas sans affinités avec l’esprit de Lacaton et Vassal. Et pour cause, ce bureau scindé en deux branches entre Madrid et Genève expérimente sur les mêmes terrains : celui d’une architecture pauvre, mais riche dans son aptitude à restituer à l’usager un contrôle dont il n’a pas l’habitude de jouir. Nomos connaissait bien les seuils à respecter pour permettre à Lacaton et Vassal de construire sans se trahir. Ils ont joué le rôle de partenaire local, capable de traduire leur sensibilité dans l’idiome très particulier du contexte immobilier genevois. Cela n’a été possible que parce que Nomos se posait depuis déjà un bon moment les mêmes questions. 
À Madrid, ils ont inséré des cellules d’habitation en bois dans un volume industriel, créant ainsi des jardins d’hiver dans la partie résiduelle entre la paroi de l’habitation et l’ancienne paroi du bâtiment.
Nomos à Madrid.
Dans le cadre d’un autre projet, non loin de la tour Opale, Nomos réalise un espace d’activité évolutif dans une structure mixte en bois et béton. Un projet simple, presque low tech et dont ni l’usage du bois, ni l’évolutivité, n’entrent dans la rhétorique de greenwashing à laquelle on l’assimile souvent. Ici, le bois est tout simplement le matériau le plus adéquat pour ce qui doit être mis en place. 
Finalement, dans le quartier genevois de Vieusseux, ils rénovent actuellement une tour de quinze étages des frères Honegger, en transformant les petits balcons en jardins d’hiver. Le remplacement du parapet en béton par une paroi vitrée apporte de la lumière sans pour autant augmenter la superficie légale de l’appartement, la pièce supplémentaire n’étant pas chauffée. Cette opération en site occupé conjugue rénovation énergétique et extension de domaine habitable. Lorsqu’on les écoute en parler, on comprend que cette intervention dans une coopérative ouvrière est presque plus proche de l’esprit de la tour Bois-le-Prêtre que ne l’est la tour Opale. La nature coopérative de l’immeuble a permis d’entreprendre les travaux de rénovation en concertation avec les habitants, qui ont pu choisir et valider des prototypes. Là encore, on serait tenté de penser que la « méthode » Lacaton et Vassal gagne en pertinence en croisant une composante typiquement suisse de l’habitat collectif : l’esprit de ses coopératives d’habitants.

Article paru dans 612, le cahier suisse d’Archistorm