Guillaume Delemazure connait bien Mulhouse et sa région, le territoire dans lequel s’active son agence, DeA architectes. Il le connait non pas pour en être originaire, mais plutôt pour en avoir saisi les subtilités, le jeu complexe d’influences et d’échanges qui en détermine l’économie et la culture.
Ancien collaborateur d’Herzog et De Meuron, il a fait le choix d’une agglomération au passé industriel glorieux et qui projète son avenir dans une perspective d’interpénétration économique accrue entre Bâle, l’Allemagne et la France. Riche d’un savoir-faire acquis auprès de l’agence dont la renommée est devenue emblématique de Bâle, DeA souhaite faire plus que « vendre » de l’excellence helvétique de l’autre côté de la frontière.
Loin des vœux pieux habituels, il comprend les enjeux, mais aussi les limites du projet transfrontalier. Les idées reçues, les éventuelles réticences qui circulent entre les trois pays, sont autant d’occasions de prendre des risques, de transposer des modèles innovants, et au final de faire acte d’architecture.
C’est ainsi que DeA a été amené à concevoir plusieurs infrastructures du grand Bâle : un des parkings de l’aéroport, ou encore un golf paysager fréquenté essentiellement par des bâlois.
Christophe Catsaros : Pourquoi choisir de s’établir à Mulhouse, c’est-à-dire à 30 km de Bâle, quand on a été, tour à tour collaborateur puis architecte associé chez Herzog et De Meuron ?
Guillaume Delemazure : Quand j’ai rejoint Herzog et De Meuron au début de l’année 2000 j’étais le 76e employé dans une numérotation cumulative des collaborateurs depuis les débuts de l’agence, et qui culmine aujourd’hui à plusieurs centaines. A l’issue de cette expérience, j’ai projeté de fonder une agence, qui aurait pu être installée à plusieurs endroits : Lille d’où je suis originaire, Paris ou Lyon.
Le choix de Mulhouse est un choix intuitif inspiré à certains égards par celui de Jacques Herzog et Pierre de Meuron, lorsqu’ils ont choisi de s’installer à Bâle en 1978. Leur décision, de revenir de Zurich à Bâle est riche d’enseignements. La ville était à l’époque un territoire à défricher. Le cluster pharmaceutique était en formation et la ville n’affichait pas la prospérité qui est la sienne actuellement. Ils ont choisi de lier leur destin à la montée en puissance de leur ville et l’histoire récente leur a donné raison : ils sont certainement aujourd’hui une des clés de la réussite de cette ville.
C.C. : Vous auriez pu également vous établir à Bâle.
G.D. : La géographie sociale et ethnique de la Suisse n’est pas aussi évidente qu’on l’imagine. Il est sans doute plus aisé pour un français de s’illustrer à Zurich qu’à Bâle. Il y a une sorte de plafond de verre pour un français qui voudrait y développer une activité lié au simple fait que la périphérie de Bâle est en partie française. La périphérie, c’est aussi l’endroit vers lequel vous repoussez ce dont vous ne voulez pas au centre.
C.C. : Vous avez donc préféré vous inspirer de la démarche d’Herzog et de Meuron. Rejouer ailleurs leur façon de lier leur développement à celui d’une ville ?
G.D. : Aujourd’hui, avec le recul, ce choix paraît évident. Mais ce n’était pas le cas à l’époque, et c’est pour cela que ce choix fût, pour une part, intuitif. Ce que je me disais à l’époque, c’est qu’il fallait choisir une ville qui allait pouvoir profiter de l’énergie que l’on est disposé à y apporter. Une ville dans laquelle il allait y avoir des choses à faire. Nantes, dans les années 1990, Strasbourg ou Rennes dans les années 2000.
C.C. : Pourquoi Mulhouse serait-elle aujourd’hui un terrain à défricher ?
G.D. : À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, Mulhouse est un des hauts-lieux de l’industrie européenne. Des sociétés prestigieuses DMC, SACM, Alsthom ou l’Apave sont originaire de cette ville. Mulhouse a rompu avec son prestigieux passé industriel mais elle est en train de se reconstruire une spécificité économique dans la métropole multipolaire et tri-nationale qui se forme autour de Bâle.
C.C. : Mulhouse a donc été une ville très riche, qui a perdu une partie de sa splendeur et qui s’efforce de la reconquérir dans la dynamique triangulaire entre la France, l’Allemagne et la Suisse.
G.D. : Oui, mais ce n’est pas sa seule caractéristique. C’est une ville dont le cosmopolitisme, hérité de sa période industrielle, est plus proche de celui de Marseille que de ce côté homogène qui caractérise habituellement l’Alsace. À l’apogée de la période industrielle, on y construit de nombreuses cités ouvrières, et les classes aisées délaissent en partie son centre pour les quartiers plus à l’écart comme les collines boisées du Rebberg, ainsi que dans certaines petites villes voisines comme Rixheim ou Brunstatt. Progressivement le centre-ville se vide de sa population aisée, pour se paupériser. Le résultat est que l’agglomération de 250 000 habitants se retrouve avec un centre plus pauvre et moins attractif que sa périphérie.
Mulhouse entre dans la logique d’une reconquête et de requalification de son centre en 2008- 2010 bien après que cela ne soit devenu une évidence pour des agglomérations de taille comparables. Les deux déclencheurs de ce regain d’intérêt seront l’arrivée du TGV et un certain débordement de la dynamique immobilière bâloise.
C.C. : C’est à ce moment-là aussi que vous décidez de vous y établir.
G.D : Le problème de Mulhouse a été que pendant longtemps sa population aisée préférait investir ailleurs, faute de confiance à son propre territoire. Cela est en train de changer. La locomotive bâloise est en train d’entraîner dans sa dynamique toute la région. Prenez Saint-Louis, à la frontière : en à peine deux ans, le nombre de permis de construire déposés chaque année a triplé. C’est un indice parmi d’autres du débordement bénéfique de Bâle sur le territoire.
C.C. : Est-ce que l’aéroport ne joue pas aussi un rôle dans ce développement ?
G.D : L’histoire de l’aéroport Bâle-Mulhouse est celui de la montée en puissance puis de l’effondrement de la compagnie suisse Crossair. Easyjet qui va venir occuper la place que laissera la faillite de Crossair. Aujourd’hui l’aéroport frôle les dix millions de passagers, et se retrouve au 4e rang des aéroports français. Sur l’échiquier suisse, Bâle-Mulhouse absorbe le trafic européen qui ne trouve plus sa place à Zurich, compte tenu des restrictions liées aux nuisances sonores et aux réactions de type NIMBY. Bâle-Mulhouse est un aéroport qui fait aussi beaucoup de frets et de voyages d’affaire. Avec l’augmentation de la fréquence de la liaison ferroviaire directe entre Bâle-Mulhouse et Zurich, l’aéroport qui fonctionnait déjà comme une plateforme annexe du hub zurichois, va nécessairement monter en puissance.
Le parking de l’aéroport Bâle-Mulhouse.
C.C. : Vous venez de livrer un parking sur plusieurs niveaux.
G.D. : Pour nous, le projet du parking de l’aéroport fut un seuil à franchir. Le moment où l’on a réalisé que nous pouvions porter des projets de cette ampleur. Ce qui nous a permis d’emporter ce concours, c’est l’organisation que nous avons proposée et le fait d’avoir créé un objet qui annonce l’aéroport depuis l’autoroute. Le travail sur la peau du bâtiment est déterminant dans cet effet signalétique. Il a fallu d’abord convaincre le maître d’œuvre de l’intérêt de la chose puis l’inventer, la concevoir. L’enjeu a été de confectionner une peau qui soit tout à la fois translucide de l’intérieur, réellement ouverte sur l’environnement aéroportuaire, protectrice et opaque de l’extérieur afin que l’ensemble puisse être perçu comme une entité, surtout la nuit. La mise au point de cette enveloppe a nécessité un an de prototypage et de test afin de convaincre maîtrise d’ouvrage et autorité de sa pertinence technique et esthétique.
C.C. : Le rôle de ce parking est aussi de faire exister cette identité transnationale entre la France la Suisse et l’Allemagne. Aujourd’hui les usagers viennent de trois pays.
G.D. : Sa fréquentation confirme aujourd’hui ce rôle, mais cela n’allait pas de soi au début. Les représentants de l’aéroport voulaient un parking fonctionnel côté français et ne raisonnaient pas en termes de symbolique commune. L’aéroport Bâle-Mulhouse a une spécificité : les usagers suisses peuvent y venir sans quitter la Suisse. Une route sous douane relie l’aéroport au territoire helvétique. Il existe également un ensemble de stationnements côté Suisse. La présence de voitures immatriculées en Suisse côté français démontre la pertinence de vouloir penser cet équipement comme un point de référence s’adressant aux usagers des trois pays.
C.C. : La signalétique semble contribuer à la création d’un environnement franco-suisse.
G.D. : Nous avons travaillé conjointement avec Jenny Hartmann, une graphiste bâloise. Nous aimerions collaborer plus avec des bâlois, mais le différentiel des salaires rend les projets en France peu attractifs pour eux. L’enveloppe et la signalétique ne résument cependant pas le travail qui a été fait. L’organisation des rampes est d’une grande lisibilité. Le fait de penser conjointement la montée et la descente permet une compréhension intuitive du fonctionnement du parking. En y accédant, vous comprenez comment vous allez en ressortir. L’autre intérêt de cette organisation est que le système de montée et de descente est autonome du fonctionnement des niveaux. Pour arriver à ce résultat il y a un grand travail de tests. Il nous a fallu plus de dix maquettes pour définir le fonctionnement optimal du projet.
C.C. : La vue depuis les niveaux hauts du parking est impressionnante.
G.D. : L’effet panoramique était au cœur de la conception du parking. Le tour d’horizon raconte aussi la spécificité de ce territoire. D’un côté, Bâle et la tour Roche, de l’autre l’Allemagne et la Forêt-noire. Mulhouse est aujourd’hui mieux desservie que la plupart des grandes villes françaises. C’est un atout considérable pour son développement.
Ce résultat doit beaucoup au travail en amont avec l’entreprise Gagnepark, spécialiste en parcs de stationnement. Plutôt que d’intervenir sur un ouvrage dessiné par leurs soins en y ajoutant « une couche d’architecture », nous avons essayé de concevoir dès le début des solutions architecturales optimales avec les outils qui étaient les leurs. Ils se retrouvent aujourd’hui avec un objet bien plus intéressant, réalisé sans surcoût, sur la base du système Gagnepark.
Nous avons également réalisé au cours de ces dernières années tout une série de petits mandats qui leur permettaient de préfigurer le grand projet de doublement de la capacité de l’aéroport, prévu dans les années à venir. Nous avons été pour eux le poisson pilote.
Construire entre la Suisse et la France ne veut pas dire transposer des objets suisses en France. Il est hors de question de parachuter ici les boites en béton minimalistes que l’on retrouve autour du lac de Constance. Nous développons une écriture contemporaine qui se nourrit des idiomes locaux. On cherche plutôt à réinterpréter les typologies locales avec des matériaux nouveaux.
C.C. : C’est finalement quelque chose qui revient dans votre travail. Utiliser des matériaux basiques, et parvenir à des effets innovants par le prototypage.
G.D. : On s’est rendu compte que l’expertise technique pouvait représenter un vrai levier pour argumenter autour de solutions architecturales et orienter le projet dans la bonne direction.
Contrairement à ce que font bon nombre de collègues, nous avons décidé de mettre en avant l’expertise technique et le travail sur les prototypes. Les gens sont beaucoup plus réceptifs à des arguments techniques qu’à des arguments esthétiques.
C.C. : Cette disposition à développer des prototypes, c’est quelque chose que vous tenez de votre expérience chez Herzog et de Meuron ?
G.D. : Très probablement. Et ce n’est pas la seule. Je garde aussi de ma collaboration avec eux l’idée structurante, qu’un bâtiment puisse être un processus et pas seulement un objet fini. Le résultat final est important, mais la façon dont on y parvient ne l’est pas moins.
Dans cette appréhension de l’acte de construire, l’expérimentation est centrale. On est comme une mouche dans une bouteille. C’est à force de se taper contre la paroi que l’on trouve le goulot pour ressortir. Cette manière de faire n’est pas une posture. C’est une stratégie de conception : une démarche différente de celle qui consisterait à dessiner, « touché par la grâce », puis à laisser des collaborateurs traduire en construction un croquis inspiré.
Le golf à Saint-Apollinaire
C.C. : Cela fait bientôt vingt ans que vous avez commencé à travailler sur un parcours golf, entre Bâle et Mulhouse.
G.D. : En effet, je menais au début des années 2000 un projet urbain dans la partie française de l’agglomération bâloise. J’ai eu la chance de rencontrer à cette occasion un entrepreneur suisse qui avait déjà deux parcours de golf à Zurich et Lucerne et envisageait la construction d’un troisième parcours à Bâle. Il était confronté à la difficulté croissante d’implanter ce genre d’équipements sur le sol suisse. Pour lui, le défi du franchissement de la frontière était de parvenir à inscrire l’équipement dans la carte mentale de ses clients bâlois. C’est pour cette raison que le premier site était situé à proximité de l’aéroport. Finalement, ce premier projet est tombé à l’eau.
Ce même entrepreneur est revenu nous voir bien plus tard, en 2010, avec un concept similaire sur un terrain à reconvertir, à quelques kilomètres de l’aéroport, le domaine Saint Apollinaire situé sur la commune de Michelbach. Il nous sollicite pour l’aider avec la mise au point des dossiers réglementaires pour reconvertir un domaine arboricole qui appartient à une famille bâloise, les Laroche.
Au départ, nous étions circonspects, étant apriori réticents à l’idée de transformer en golf ce magnifique domaine, avec un prieuré du XVIe siècle. Puis nous nous sommes rendu compte que l’implantation du golf était une façon de stopper le morcellement du domaine, préfiguré par certains.
Nous avons accepté le mandat quand nous avons compris que l’entrepreneur était prêt à nous suivre dans une stratégie de préservation des structures agricoles existantes. Cela a nécessité de faire entrer le programme dans les gabarits de bâtiments existants, qui présentaient pour certains un intérêt patrimonial. Finalement dans les arguments qui ont joué en faveur du projet, il y a le fait non négligeable que le terrain devait rester accessible aux promeneurs ou aux riverains. On peut traverser le golf pour se rendre d’un village à l’autre.
Convaincus de la qualité du projet, nous avons fait l’étude d’impact, et nous l’avons accompagné jusqu’à ce qu’il obtienne l’autorisation pour le golf. De son côté, il nous a confié la réalisation des nouvelles constructions : le clubhouse et certains locaux techniques. Le clubhouse a été construit à l’emplacement d’un ancien ensemble de granges sur deux niveaux et qui donnaient, du côté surélevé sur une cour et du coté bas sur les terrains.
Nous avons donc construit le nouvel équipement en nous inspirant de la disposition et de la typologie des granges initiales. Ce bâtiment est résolument contemporain dans sa conception, sa matérialité et ses détails d’exécution. Sa stature et sa volumétrie lui permettent cependant de dialoguer avec les constructions vernaculaires du Sud de l’Alsace. Aujourd’hui, la plus grande partie des golfeurs viennent de suisse. C’est une réussite qui a permis de préserver le paysage de ce domaine arboricole ainsi que la quasi-majorité des arbres déjà présents sur le site. C’est un bel exemple de complémentarité transfrontalière.
les images du parking ont été réalisées par Pierre-Emmanuel Rouxel. Celles du Golf et du KM0 par Luc Boegly.
L’entretien fait partie d’un hors-série de la revue Archistorm consacré à DeA architectes.