Athènes, ville ouverte

Samedi 26 septembre, des bus de ville réquisitionnés ont acheminé des centaines de réfugiés qui campaient sur une des places centrales du centre ville d’Athènes vers le stade couvert du parc du Falère.

La décision de réquisitionner le stade olympique de Taekwondo a été prise suite à l’arrivée massive de migrants et à l’incapacité de les accueillir dans des structures adéquates. Les images apocalyptiques d’un stade fermé abritant des centaines de réfugiés témoignent de la gravité de la situation. Elles constituent aussi un dernier épisode ironique à la question du devenir du prestigieux héritage post-olympique.

Le stade du Taekwondo réquisitionné
Le stade du Taekwondo réquisitionné

Au début des années 2000, la Grèce a investi des milliards d’euros dans la construction d’infrastructures sportives qu’elle n’a pas su reconvertir, à l’instar du système de sécurité dernier cri C41, livré clé en main par Siemens pour un milliard d’euros et partiellement débranché peu après les jeux car jugé inconstitutionnel par le conseil d’Etat. En quelques années, la plupart de ces équipements coûteux sont tombés en désuétude, comme le complexe olympique côtier d’Helinikon, un vaste ensemble au sud de la ville.

Quinze ans plus tard, l’urbanisme dopé des JO, incompatible avec les  besoins réels d’une ville, trouve enfin une utilité à la hauteur de ses prétendus idéaux.

Il s’agit évidemment d’une solution provisoire, prise en prévision de la dégradation des conditions météorologiques. Les pluies torrentielles qui tombent ces derniers jours sur Athènes et sa région rendaient la vie de migrants très difficile. Le campement du Taekwondo est une étape dans leur traversée. Ils y restent quelques jours, le temps de prendre une douche et de manger quelques repas chauds avant de repartir sur les routes qui mènent au Nord.

Anthi Karangeli responsable du campement d’hébergement d’urgence de l’Elaionas installé dans des baraquements de la protection civile tient le même discours : les gens restent quatre à cinq jours tout au plus. Sur place le nombre de femmes faisant la queue pour recevoir un repas excède celui des hommes. Le campement regorge aussi d’enfants.

Dans une ville ou le parti néo-nazi récolte pas moins de 7% des suffrages, l’arrivée des migrants a généré une surprenante mobilisation en leur faveur. Partout dans la ville des points de collecte permettent aux habitants de déposer des vivres. Sans cet effort, il serait  impossible de nourrir convenablement les milliers de personnes qui affluent tous les jours. Ils sont un complément nécessaire aux cantines de la Marine chargées de préparer les repas distribués.

collecte de vivres, le samedi 26 septembre, au centre ville.
collecte de vivres, le samedi 26 septembre, au centre ville.

Comme  au moment des Jeux, Athènes a de nouveau des allures de ville ouverte, où la situation d’extrême urgence prend le dessus sur la normalité. Le précieux parquet d’un stade sur lequel campent des familles est à l’image d’autres scènes qui ponctuent le parcours des migrants du sud au nord de l’Europe. Des quais de gare bondés et des trains qui repartent pleins vers les pays de l’ex-Yougoslavie, des colonnes d’hommes et de femmes marchant dans la nuit le long des voies ferrées ou s’armant de patience derrière des murs de fils de fer barbelés : ces scènes, l’Europe les reconnait pour les avoir vécues au siècle dernier.

Quand les réfugiés empruntent l’itinéraire de l’autoroute de la fraternité yougoslave.

Autoput Bratstvo i jedinstvo: l’autoroute de la fraternité et de l’unité. L’ouvrage fut à la Yougoslavie ce que le canal de Suez est à l’Egypte, ou le tunnel de base du Gothard à la Suisse: une infrastructure porteuse d’une aspiration nationale, un ouvrage de progrès symbolisant un peuple.

A elle seule, cette route a cristallisé les aspirations et les contradictions du projet national yougoslave. Conçue peu après la Seconde Guerre mondiale, elle traversait quatre des six républiques qui constituaient la Fédération. De la frontière avec l’Autriche jusqu’à la Grèce, cette autoroute de 1180 km était un ouvrage d’exception pour les standards balkaniques. Artère traversant les plaines fertiles d’un pays non aligné et plus prospère que ses voisins, cette voie rectiligne était empruntée tant par les Yougoslaves que par les gastarbeiter turcs et grecs qui prenaient part au miracle économique de la RFA.

Dans le sens inverse, elle était largement fréquentée par les touristes allemands et autrichiens en quête de soleil méditerranéen. Parsemée de monuments fédérateurs, elle traversait le quartier administratif et résidentiel du nouveau Belgrade, disposé symétriquement de part et d’autre de l’axe. L’autoput yougoslave était une grande avenue à l’échelle d’un pays. Elle a marqué plusieurs générations de voyageurs, par sa monotonie, ses restaurants de service public, mais aussi par son efficacité. En s’y engageant, on traversait l’Europe d’une traite.

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La fragmentation de la Yougoslavie aura eu raison de cette artère indispensable. Dans un territoire éclaté, où des frères ennemis s’efforcent désormais d’accentuer les particularités linguistiques d’une langue commune, cet axe unifiant n’a plus lieu d’être. Progressivement les nouvelles frontières ont modifié les priorités. Les Croates ont développé les axes qui longent la côte et négligé celui qui les reliait à l’ancienne capitale. Les Macédoniens et les Serbes se sont retrouvés piégés dans des insularités de fait. Comme pour un empire saucissonné par les généraux à la mort de l’empereur, l’autoroute a été partagée en plusieurs tronçons de réseaux nationaux, issus d’un pays amputé.

Le corridor 10

Au paradoxe titiste – construire une nation avec des peuples qui ne s’appréciaient pas – s’est substitué le double langage europée : celui qui renomme l’axe yougoslave en « corridor paneuropéen » tout en contribuant, par son inaction, à la dissolution de l’Etat qu’il desservait. L’empressement avec lequel la Communauté Européenne a donné raison aux ardeurs indépendantistes a largement contribué à exaspérer l’inimitié fratricide.

Le paradoxe reste entier, encore aujourd’hui. Après dix ans de guerre et quinze ans de marasme économique, les pays nés de l’éclatement doivent aujourd’hui parvenir à coopérer pour intégrer la perspective européenne. A la fin de la guerre, l’autoput yougoslave s’ajoute à la liste des grands axes stratégiques qu’il va falloir développer pour combler le retard en infrastructures des pays d’Europe de l’Est. Il devient le 10ème corridor paneuropéen.

Le chemin des réfugiés

Livret du bâtisseur volontaire de l'autoroute de la fraternité et de l'unité.
Livret du bâtisseur volontaire de l’autoroute de la fraternité et de l’unité.

Aujourd’hui, c’est à peu de choses près le long de cet axe stratégique qu’évoluent les colonnes de réfugiés qui remontent vers l’Allemagne. C’est ce couloir meurtri, décousu que reconstituent par leur progression les flux d’hommes, de femmes et d’enfants qui fuient la guerre. Il ne s’appelle plus «route de la fraternité» et pourtant ceux qui l’empruntent n’attendent que cela.

Quant à la nomenclature bruxelloise qui s’obstine à nommer «corridor» un axe dont personne ne veut, sera-t-elle un jour reconnaissante à ces milliers de réfugiés qui le font exister, contre tous les égoïsmes balkaniques, par leur lente progression? Car un axe est un peu comme un sentier, il lui faut un flux pour prendre corps. Le corridor 10 a enfin trouvé le sien.

 

(Crédit photo: Hochgeladen von Aristote2 / Wikipédia)

Les flux de réfugiés vont-ils changer les villes ?

Et si l’arrivée massive de réfugiés syriens dans les grandes métropoles européennes, et l’élan de solidarité qu’elle suscite, modifiait la perception des villes ? De fait, elle pourrait avoir une incidence positive sur l’évolution de certaines d’entre elles.

L’été 2015 constitue un tournant dans l’histoire des migrations : pour la première fois, l’Europe voit débarquer sur ses côtes des familles avec enfants. Bon nombre d’entre elles proviennent des campements d’Anatolie, constitués pour l’essentiel des habitants des villes dévastées du Levant. Cette population fuyant la guerre, issue de la classe moyenne, souvent éduquée et urbaine, contraste avec le stéréotype du jeune migrant issu des milieux ruraux. Elle bouscule les idées reçues sur la place qu’occupent les réfugiés dans les sociétés qui les accueillent et appelle une nouvelle approche sur leur rôle dans le développement des villes européennes.

Des villes qui rétrécissent

Alors que tout semblait impossible et qu’on disait la capacité d’accueil saturée, la politique de l’asile a pris un tournant inattendu, donnant subitement au phénomène une dimension historique. L’Allemagne fait état de centaines de milliers de réfugiés qui pourront être redistribués sur l’ensemble de ses villes à proportion de leurs ressources.

La France, plus réservée, compte ses forces avant de s’engager sur des chiffres et se demande si ces nouveaux arrivants ne pourraient pas trouver leur place dans certaines communes qui perdent des habitants au lieu d’en gagner. L’assemblée extraordinaire des maires au Ministère de l’intérieur, samedi 12 septembre, cherchait précisément à impliquer les élus locaux dans une stratégie nationale d’accueil des réfugiés.

Le terrain d' aventure Lollard, sur le site d'une école bombardée, à Londres.
Le terrain d’ aventure Lollard, sur le site d’une école bombardée, à Londres. (DR)

Le phénomène des shrinking cities, autrement dit le rétrécissement d’agglomération résultant d’un déclin économique chronique, hante la France depuis un certain temps. Si le phénomène reste peu abordé — les communes étant récalcitrantes à être reconnues comme décroissantes (les politiques préfèrent le terme plus neutre et moins alarmiste de zones détendues)—, il est pourtant bien réel. Il concerne pas moins de 69 zones urbaines sur un total de 354 que compte le pays. Toutes ont en commun d’avoir perdu des habitants entre 1975 et 2007[1]. Des grandes villes comme Saint-Etienne, Le Havre ou Valencienne sont concernées. Dans certaines petites villes industrielles, la perte de population atteint 1% par an. Un indice de l’ampleur du phénomène est la quantité de logements détruits dans le parc immobilier social. Si l’Allemagne, réunification oblige, a dû affronter la question de la décroissance par une politique volontaire, la France a préféré se réfugier dans le déni. Brandissant son taux de natalité exceptionnel, elle a laissé de nombreuses communes se débrouiller avec les conséquences de la décroissance urbaine : la dégradation des infrastructures, la baisse des recettes fiscales et l’endettement.

L’idée d’inverser ce lent dépérissement par une perfusion de nouveaux habitants semble cohérente. Il se pourrait en effet que les populations fuyant la guerre contribuent à inverser le déclin de centaines d’agglomérations, un problème chronique (la décroissance) trouvant inopinément sa solution dans un autre problème (l’urbicide syrien).

Un nouveau souffle venu d’Orient

Ce scénario semble jouer un rôle déterminant dans l’optimisme et la générosité manifestés par l’équipe de M. Hollande.  Ce à quoi il va falloir être attentif, c’est le milieu dans lequel ces familles vont être intégrées. Une véritable refonte de certains quartiers sur les bases des besoins de cette nouvelle population serait nécessaire. Loger des familles dans des appartements désuets, perdus au milieu de nulle part et dont personne ne veut, risque d’être aussi improductif que l’inaction des dernières décennies. Le repeuplement d’agglomérations déclinantes doit s’accompagner d’un véritable travail sur leur cartographie culturelle, sociale et économique. Il serait souhaitable que cela prenne la forme d’une véritable refonte des collectivités sur des bases volontaires au lieu de tenter de disséminer discrètement les gens pour en atténuer l’impact. Donner à cette intégration l’allure d’un acte souhaité plutôt qu’un geste subi serait essentiel pour sa réussite.

Ce qui devrait être recherché, c’est précisément l’effet d’un nouveau souffle. Dans les ensembles désolés de barres et de tours de Valenciennes ou Saint-Etienne, de nouveaux quartiers éphémères pourraient voir le jour. Insérés dans les grands ensembles rectilignes, des maisons préfabriquées, des commerces et des écoles en bois, en bouleverseraient le fonctionnement. Les nouveaux habitants y apporteraient l’esprit des villes qu’ils ont fui. L’intégration des réfugiés permettrait ainsi une forme de perfusion d’une culture urbaine moyen-orientale d’exception dans des ensembles en quête désespérée d’urbanité. Il se pourrait que le savoir vivre syrien soit précisément ce qui manque aux grands ensembles en perte de vitesse pour enfin devenir ce qu’ils n’ont jamais été : des villes.

[1] Shrinking Cities, villes en décroissance : une mesure du phénomène en France, Manuel Wolff, Sylvie Fol, Hélène Roth et Emmanuèle Cunningham-Sabot, décembre 2013. Cybergeo – revue européenne de géographie.

 

 

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