Cœur de verre – Le CIAV à Meisenthal, par FREAKS et SO-IL

Meisenthal en Moselle n’est pas une excursion d’un jour. Ce n’est pas une de ces destinations qui reposent sur un accès facile, par le rail ou l’autoroute, pour des citadins hyper-mobiles consommateurs d’expériences. C’est un lieu à l’écart des grands axes touristiques urbains, perdu dans la forêt, autant que cela se peut au 21e siècle, au cœur du parc naturel régional des Vosges du Nord, à 52 km au nord-ouest de Strasbourg. Les efforts de marketing territorial pour promouvoir la tradition verrière presque millénaire des vallées environnantes, avec un label accrocheur « Les chemins du feu”, n’y changent pas grand-chose. Meisenthal est une belle endormie, réveillée seulement par quelques rockeurs les soirs de concert, et quelques autres amateurs de boules de Noël qui y affluent lors des fêtes de fin d’année. Drôle de mélange diront certains, que celui de la fragilité d’une boule de Noël combinée aux solos stridents d’un concert de métal. Ce sont pourtant les principaux ingrédients qui font l’identité de ce village de 700 âmes aux belles maisons lorraines, qui fut autrefois un haut lieu de la fabrication verrière. Meisenthal vient de voir l’usine qui occupe son centre être radicalement transformée. Depuis la construction de la Grande Halle en 1920, le village n’a sans doute jamais connu un chantier aussi important que celui qui a permis le réaménagement des accès et des espaces communs du site verrier. Le projet d’aménagement a concrétisé de manière très organique la centralité de l’usine dans la topographie du village.

Les anciennes usines désaffectées renferment souvent des légendes, qui viennent hanter les lieux longtemps après leur reconversion.  Les histoires de formules secrètes oubliées, comme celle racontée par Werner Herzog dans son film Cœur de verre, sont une façon d’évoquer le destin commun de ceux qui détiennent des secrets de fabrication. La quête filmique des verriers de Werner Herzog pour retrouver la formule après à la mort de leur maître n’est pas très éloignée de la réalité de ce qu’on dû vivre les verriers de Meisenthal à la fin du 19e siècle, au moment de la défaite française et de l’annexion de la Moselle par l’Allemagne. C’est à Meisenthal que les frères Gallé, Emile et Charles, ont développé les techniques de coloration et de décoration dans la masse. L’incorporation de divers oxydes métalliques leur permit de  composer de véritables paysages dans la masse du verre.  A cela s’ajoute l’émaillage et  la gravure qui contribuent à rendre leurs créations uniques en leur genre. Les frères Gallé incarnent encore aujourd’hui ce moment où l’artisanat surpasse l’art.  Gallé et ses contremaîtres deviennent ainsi les détenteurs d’un précieux savoir-faire. Le secret de fabrication devenu lien entre le créateur et ses artisans explique en partie le choix des Gallé de maintenir la production à Meisenthal après son annexion par l’Allemagne. Ce bouleversement  coïncide avec le perfectionnement des techniques de coloration et d’émaillage ainsi que la renommée croissante des créations des frères Gallé. L’insistance à maintenir  la production dans la commune annexée et le travail exceptionnel  qu’ils y mènent ont probablement marqué à jamais le site, lui insufflant un gène qui perdure aujourd’hui et en fait un haut lieu de la création verrière contemporaine. Tous les fantômes ne sont pas maudits et toutes les mésaventures ne sont pas forcément des désastres. Pour la verrerie de Meisenthal, la défaite et la perte de la Moselle ont forgé un esprit de résilience autour de la création qui va au-delà des questions d’appartenance nationale. La patrie des verriers de Meisenthal, était leur atelier perdu au fond des forêts  du pays de Bitche. 

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A l’image de ce détail de l’histoire régionale, que l’on peut attribuer à la spécificité territoriale, la reconversion des sites industriels en sites culturels ne se fait pas partout selon des règles établies. Chaque site reconverti  l’est selon des modalités qui sont propres à son histoire, son ancrage économique et social.  Une usine, c’est tout à la fois un édifice et la communauté constituée autour d’une chaîne de production. Parfois, ce sont les locaux qui sont réaffectés, plus rarement, c’est un collectif d’hommes et de femmes qui décide de prendre part à un nouveau projet culturel.À Meisenthal, c’est ce second scénario, beaucoup plus rare, qui semble s’être produit.  La séquence habituelle de fermeture, d’abandon et d’occupation sauvage par un collectif créatif présente ici une variante qui lie inexorablement le nouvel usage à l’ancien. On y souffle encore du verre et on y produit des objets d’un artisanat réputé. Si l’ancien site verrier de Meisenthal n’a pas échappé au déclin et à la cessation d’activité à la fin des années 1960, le projet qui réinvestit les lieux est dans l’esprit de ce qui y était produit. Entre 1969, date de l’arrêt officiel de la production, et les années 1970, qui marquent le début d’un destin hybride entre création musicale et verrerie, la rupture est finalement brève et permet d’envisager un continuum. L’affectation actuelle présente l’intérêt d’une imbrication beaucoup plus organique entre la période industrielle et le nouveau destin culturel. Ce passage harmonieux d’un état à l’autre et surtout le maintien de la partie la plus prestigieuse de l’ancienne activité serait au cœur de l’identité de ce lieu atypique.Cette impression d’un continuum entre la période industrielle et celle actuelle  est d’autant plus prégnant que la renaissance de l’activité verrière s’est faite en sollicitant les ouvriers de l’ancienne verrerie. Aujourd’hui, l’écosystème de la verrerie et de la scène musicale fait converger diverses entités tirées des différentes étapes de l’histoire du site. Elles vont du lieu de concert sauvage à l’atelier de création verrier en passant par l’espace d’exposition et le musée. Un visiteur peu attentif aux efforts pour faire renaître le lieu de production désaffecté n’y verrait que du feu. Un foyer incessant qui brûle depuis des siècles et continue à insuffler des formes dans de la pâte de verre. Le fait est qu’à Meisenthal, le nouveau destin culturel n’est pas en contradiction avec l’ancien destin industriel. C’est peut être l’idée fondamentale qui instruit la proposition d’aménagement par SO-IL et Freaks. Celle d’un continuum temporel qui vient à se traduire dans un continuum spatial et qui réunit de façon organique les parties et les fonctions distinctes du site.

Plan de référence

L’idée d’un continuum s’applique également à l’histoire architecturale du site verrier. Loin du scénario habituel d’un avant et d’un après. le site semble pris dans une série de transformations qui s’échelonnent dans le temps, et qui relient inlassablement la période industrielle au présent.  La Grande Halle verrière, construite en 1920 et restaurée en 2004, avait déjà bénéficié de l’attention qui lui permettait d’envisager sereinement son avenir en tant que salle multifonctionnelle. Les deux bâtiments plus anciens qui abritent les ateliers du CIAV et le musée, font eux aussi partie à la fois du passé et de l’avenir du lieu. Ils ont été restaurés sans grandes altérations volumétriques. Reste enfin l’ancien atelier de gravure à l’acide, qui a subi la plus importante transformation. Les anciens murs de brique ont été conservés et recouverts d’une dalle en béton incurvée qui leur sert de toit. Ce toit se prolonge au-delà des limites du bâti pour  devenir  la place centrale du site.  Un  disque incurvé qui évoque sans pastiche l’art de courber la matière minérale, inhérent à la fabrique artisanale du verre. Ce plan se soulève autant qu’il le faut pour recouvrir l’espace de vente, sans pour autant fermer le site sur lui-même. Il redescend au niveau du sol créant aussi les conditions pour l’ouverture effective, visuelle et circulatoire, de la place.

Un sol qui devient toit pour redevenir sol et qui sert de plan de référence au projet et aux nouveaux usages du site. L’accessibilité de certaines parties en forte pente renforce l’illusion d’un espace de jeu conçu pour expérimenter une spatialité courbe.Elle prend tout son sens une fois que l’on réalise qu’elle sert de plan unificateur aux différentes composantes du projet.  Ce plan matérialise la centralité de la place, et sa mutation au fil des saisons et des événements festifs, de l’ancienne cour d’usine qu’elle fut au centre effectif de la vie collective du village qu’elle est aujourd’hui.  Fonctionnant comme un principe unificateur, ce plan circulaire engage les administrateurs du site à le laisser fonctionner comme un espace public, indépendamment de la programmation des institutions. En tout cas, c’est ce que dit son architecture, et tout autre aménagement qui en restreindrait l’accès viendrait contredire le concept qui dicte sa forme.L’intervention des architectes ne se limite pas à ce cercle unitaire en béton qui fait consister une place. Si elle prend soin de s’inscrire dans l’existant, leur intervention s’avère capable de révéler  des qualités intrinsèques des bâtiments. Il en va ainsi des combles du musée, dont la charpente en carène a été mise en valeur par un travail de restauration et par l’adjonction d’ouverture qui s’inscrivent dans la géométrie de la charpente.  L’entrée du musée se fait par la cave voûtée, qui abrite le tout premier four du site verrier. 

Le visiteur accède aux combles puis poursuit la visite en descendant d’un niveau. Le restauration combine la mise en valeur des caractéristiques  architecturales de la structure, avec une rationalisation des circulations. L’objectif final est que le musée puisse fonctionner en harmonie avec les ateliers. Cette imbrication est matérialisée par une nouvelle passerelle qui permet de poursuivre la visite du musée dans les espaces de production. Contrairement au musée, qui a fait l’objet d’une nouvelle proposition muséographique, les ateliers ont conservé les caractéristiques d’un lieu de production.  Aucun lissage ne vient effacer la réalité de ce lieu d’apprentissage et de création. Si un nouveau bâtiment à été ajouté pour augmenter les espaces dédiés aux équipes de verriers,  il a lui aussi tendance à s’effacer en dupliquant la volumétrie du local abritant l’ancien générateur. L’ajout crée un binôme équilibré là où préexistaient deux corps de bâtiment de taille différente. L’effet obtenu n’est pas sans rappeler la dédoublement d’une halle à l’origine du FRAC de Calais, par Lacaton et Vassal  en 2013.Ce mode de transformation, à la fois résolu et attentif à l’existant se poursuit dans la grande halle, qui avait déjà fait l’objet d’une restauration pour pouvoir accueillir des concerts. Ici, comme au musée, l’entrée se fait par le niveau de la place, qui est l’ancien sous-sol du bâtiment.  La cour circulaire en pente met au même niveau l’entrée du musée et celui de la halle.  De ce foyer d’accueil enfoui, les spectateurs montent vers les espaces de concert.  

La scène  ouvre sur deux espaces, asymétriques et qui se font face. Une black box avec des sièges télescopiques pouvant accueillir entre 300 et 700 personnes et la grande halle dont la jauge d’accueil culmine à 3000 spectateurs. Cette disposition offre un équipement modulable,  avec une capacité combinatoire démultipliée par le fait que la scène peut être entièrement démontée. Asseoir 2000 personnes dans la grande halle, ou supprimer complètement la scène sont des options qui font de cet équipement un outils d’une grande adaptabilité. La aussi, l’accent a été mis sur l’optimisation d’une utilisation déjà existante et qui réussit au fil des ans à transformer cette commune éloignée des centres urbains en pôle culturel régional. On vient à Meisenthal en voiture, et le trajet fait partie de l’expérience musicale ou scénique recherchée. 

La matérialisation de l’usage du site

L’addition des différentes interventions permet de dégager une ligne directrice sur l’acte de construire dans un environnement bâti. Il s’agit de préserver tout ce qui peut l’être, tout en permettant les changements nécessaires, aussi radicaux soient-ils, pour améliorer le fonctionnement des lieux. À cette reconversion fonctionnelle s’ajoute la volonté de créer un esprit unitaire, matérialisé par la dalle ondulée de la cour centrale. Si le cercle en béton rompt avec le principe d’une intervention minimale, il n’est pas un ajout formel gratuit puisqu’il matérialise les caractéristiques circulatoires et le caractère public de cet espace. Les architectes de SO-IL et Freaks ont alterné entre le maintien de l’espace tel qu’il est et sa réorganisation radicale, tout en prenant soin de conserver les spécificités spatiales et volumétriques qui forgent l’identité du lieu. Quelqu’un qui aurait connu ces espaces dans ses configurations antérieures, qu’il s’agisse de celle industrielle de l’époque de l’usine ou de la friche culturelle des premiers concerts, retrouve l’essentiel de ce qui qui a prévalu par le passé. En cela l’aménagement peut légitimement revendiquer  le statut de synthèse des états antérieurs du site.  La proposition formelle pour la cour centrale unifie sans les dominer les différentes typologies qui composent l’ensemble. L’intervention démontre sans ostentation la capacité du design d’espace à générer des usages. En figeant dans une forme géométrique l’espace informel qui s’est progressivement révélé lors des événements festifs, elle mise sur une intensification des qualités publiques, récréatives et circulatoires de ce vide central.

Le site verrier était déjà articulé autour d’un vide informel et modulable. L’intervention le transforme en une place, avec des usages qualifiés. S’asseoir, circuler, contempler. Un peu à la manière d’une aire de jeux qui fige l’usage qu’en font les enfants, la cour intérieure fonctionne comme un espace qualifié.
Elle n’est pas sans rappeler les expériences modernistes américaines des aires de jeux de Noguchi, ou les conceptions spatiales d’un autre concepteur américain d’aires de jeux, Richard Dattner. Loin de toute comparaison formelle, c’est le principe d’une structuration déterminée de l’utilisation de l’espace qui est ici suggéré.

Cet article tiré de l’ouvrage publié aux éditions archibooks ( ISBN: 978-2-35733-613-1), a aussi été publié dans le numéro 115 de la revue Archistorm. Les images (sauf mention spécifique) sont d’Iwan Baan, fournies par les architectes.

La Belgique à l’heure de la re­con­ver­sion gé­né­ra­li­sée

Espazium, l’espace numérique pour la culture du bâti, consacre un dossier à des projets de reconversion en Wallonie et à Bruxelles. Un panorama qui souligne l’évolution des mentalités en faveur de la reconversion du bâti existant, dans un contexte de durcissement de la législation pour les nouvelles constructions.

Rem Koolhaas, en visionnaire, l’avait pressenti il y a vingt ans, lors de son intervention sur l’Ermitage. Bientôt, la majorité des projets architecturaux consistera à intervenir dans l’existant. Clap de fin pour les terres artificialisées, les zone d’activité sans avenir, les nouveaux quartiers vacants sur des terres arables, les quartiers d’affaires inoccupés au milieu de nulle part, les musées dans le désert que personne ne visite.
En Wallonie, le potentiel de reconversion du patrimoine bâti, récent et ancien, semble illimité. Son principal défaut: ses quartiers appauvris par la désindustrialisation, s’est transformé en avantage stratégique. Aux belles usines de briques du 19e siècle s’ajoutent des centres administratifs désaffectés, des universités délocalisées, des tours de bureaux amiantées, des immeubles locatifs à rénover et des logements sociaux standard à assainir. Les mutations de l’administration et de la logistique génèrent aussi leur lot de friches à reconvertir, plutôt qu’à raser pour reconstruire. Cette accumulation de lieux potentiels à réhabiliter fait de la ville belge un extraordinaire laboratoire d’expérimentation autour de la reconversion.
Ces chantiers représentent chacun une catégorie en soi, tant la spécificité d’un bâtiment en cours de transformation est un facteur déterminant dans le type de travaux qui doivent y être menés. Il n’y a pas de “réhabilitation type”, et les solutions standard sont rarement appliquées sans les variables d’ajustement qui les rendent compatibles avec une réalité et un budget donnés. Si la modernité a été une fuite en avant dans la standardisation, l’ère de la reconversion est une montée en puissance du “spécifique” et du “sur mesure”.
Contrairement à leurs voisines flamandes, qui ont déjà entamé cette transformation, les grandes agglomérations wallonnes issues de l’industrie du charbon semblent être au début de ce processus pour certaines, et au milieu pour d’autres. Liège a pris de l’avance sur Charleroi, aidée par l’impact de la ligne ferroviaire à grande vitesse qui la dessert depuis 2006.
L’enjeu de cette transformation globale est à la fois patrimonial et sociétal, puisqu’il coïncide avec une nouvelle étape dans l’affirmation des identités culturelles par les nouveaux migrants ou descendants d’immigrés qui, contrairement à leurs parents, ne considèrent pas l’intégration comme incompatible avec le maintien d’une identité communautaire.

Une reconversion – densification à Molenbeek, par Notan office.

Plus simplement, la renaissance des villes marquées depuis des décennies par le déclin de l’activité industrielle doit beaucoup à l’heureuse mixité et à la dynamique d’une immigration décomplexée qui revendique un droit à la ville. Loin des crispations françaises sur la visibilité des femmes voilées, les anciens centres industriels de Wallonie semblent bénéficier de cette dynamique, ouvrant la voie à une nouvelle idée du développement inclusif. Tous ces éléments constituent un tableau plutôt encourageant d’une société qui a trouvé un nouvel élan dans ce qui avait été identifié comme la cause de son déclin. Le quartier bruxellois redouté de Molenbeck présente un visage multiculturel, où l’islam, l’écologie et le développement communautaire se côtoient sans se concurrencer.
Le bâti de qualité abondant à reconvertir dans les villes wallonnes s’avère être une précieuse ressource pour les nouvelles générations d’architectes qui transforment le pays. La proximité avec les institutions européennes et leurs financements pour des projets sociaux, solidaires ou environnementaux, facilitent l’émergence d’un entrepreneuriat immobilier associatif, caritatif ou simplement privé, mais capable d’intervenir de manière décisive sur l’existant.
Pour toutes ces raisons, la Wallonie se présente comme un modèle à suivre en matière de reconversion sociale et environnementale.
Cette culture de la reconversion généralisée ne se contente plus d’être emblématique et exceptionnelle, goutte d’eau dans un paysage immobilier dominé par le «tabula rasa», mais cherche à qualifier l’environnement bâti dans son ensemble, à une époque où les reconversions et autres interventions sur l’existant représentent quantitativement autant, voire plus que les projets neufs.

Passé et présent unis à Molenbeek, par Notan office

Métissages heureux à Zinneke, par Ouest architecture

Le dé­cor de Lo­ver­val, par Label architecture

S’épanouir à la verticale: la crèche de la rue Gray, par l’Atelier De Visscher & Vincentelli et Manger Nielsen Architects

La chaufferie du design de Charleroi, par Baumans-Deffet