Le rôle ambigu de la protection civile suisse dans l’escalade nucléaire

Comment la Suisse a-t-elle acquis, en pleine guerre froide, une expertise mondialement reconnue en matière de construction d’abris atomiques? Quel fut son rôle dans la gigantesque partie d’échecs qui se joua entre les deux superpuissances depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à l’effondrement du bloc de l’Est, et bien après? Cette expertise peut-elle être considérée comme une contribution militaro-industrielle à l’effort de guerre américain et serait-elle finalement de nature à compromettre le principe même de neutralité suisse?

Ce ne sont là que quelques-unes des questions que ne manque pas de soulever directement ou indirectement, Superpower Underground, l’article de Sylvia Berger Ziauddin publié en octobre 2017 dans la revue américaine Technology and Culture.

Prenant à contrepied l’image stéréotypée d’un pays en repli, à l’écart des frictions de la guerre froide, Berger établit de manière rigoureuse le processus de transfert de savoir techno-scientifique qui a permis à la Suisse d’acquérir l’expertise en matière de protection civile atomique. Car pour savoir construire un abri supposé résister à une déflagration nucléaire, il faut déjà connaître ses effets réels sur le vivant et le bâti. Pendant les années 1950, ces informations classées « secret défense » sont considérées par les états-majors des grandes puissances comme un avantage stratégique fondamental.

Cette attitude va progressivement changer à la fin des années 1950 et au début des années 1960. L’accès des Soviétiques à la technologie nucléaire et surtout la course aux armements obligent les états-majors à prendre en compte les inquiétudes des populations. Les Etats-Unis décident de communiquer sur les effets de la bombe et d’en faire un sujet de pédagogie publique. Les thèses selon lesquelles le manque de préparation et la panique dans les populations civiles risquent de causer plus de dégâts que les attaques elles-mêmes justifient ce changement d’attitude.

Cet effort de pédagogie s’exerce tant au niveau national avec un important programme d’information de la population, qu’au niveau international avec le transfert à leurs principaux alliés des précieuses données sur les effets d’une déflagration nucléaire. C’est à ce moment là que l’expertise suisse va patiemment se constituer.
Les innombrables échanges scientifiques, voyages, colloques, visites d’experts vont permettre une accumulation d’informations que L’Office fédéral de la protection de la population (OFPP) va s’efforcer de mettre à profit en définissant une stratégie nationale. Quelques années seulement s’écoulent entre le début de ce processus de transmission des informations et la généralisation du programme de construction d’abris.
Outre son ampleur, mesurable au choix de procurer une place à chaque résidant du pays, la spécificité du programme suisse, repose sur un certaine retenue: elle consiste à réaliser un projet d’une ambition énorme à un moindre coût.

La Suisse fait figure d’exception en matière de protection civile. Ni les Américains, pourtant sérieusement menacés, ni les Allemands, pour qui le concept de protection civile est terni par l’échec de celle déployée pendant la Seconde Guerre mondiale, n’envisagent de mettre leurs populations à l’abri. Tout au plus les Américains privilégient-ils un aménagement du territoire qui rend plus difficile l’anéantissement instantané d’une ville, par la dispersion des quartiers d’habitations.

En Suisse, c’est un algorithme mettant en rapport le coût de la construction et la probabilité de survie qui va fixer définitivement les normes nécessaires à la mise en oeuvre. Investir 1000 fr.- par habitant dans toute nouvelle construction réduirait de 10% les taux de mortalité dans le cas d’une attaque nucléaire. Ainsi, de 1963 à 1970, le nombre d’abris nucléaires va passer de 50 000 à 100 000 ce qui permettait de protéger 50% de la population. Ce taux va rapidement passer à 75% en 1982 et 90% en 1989.

Le double bind de la protection civile.

Cette expertise sera rapidement être érigée en modèle, tant pour de bonnes que pour de mauvaises raisons. Ceux qui reconnaissent dans la protection civile un véritable souci pour les populations exposées ne vont pas manquer de saluer l’effort suisse, et notamment son caractère égalitaire. Ils font malheureusement choeur avec une autre espèce d’admirateurs, que sont les adeptes de l’option atomique et de la confrontation, comme l’américain Edward Teller#1. Ces derniers ne voient dans le dispositif suisse qu’un argument de plus en faveur de l’utilisation de l’arme atomique.

Tout au long du 20e siècle, le potentiel destructeur des armes nucléaires aura été la principale raison de leur non utilisation. Donner le feu nucléaire implique, encore aujourd’hui, de le recevoir de façon diamétralement analogue. L’équilibre de la terreur aura été le seuil qu’aucune nation n’aura osé franchir. En marge de cet équilibre, certains espèrent trouver des façons de contourner cette alternative funeste: anéantir, sans subir à son tour l’anéantissement.
Le camp belliciste américain va s’activer dans l’effort de contrer une attaque nucléaire de l’adversaire, tout en maintenant intact son propre potentiel destructeur. La guerre des étoiles de Ronald Reagan et les dispositifs de destruction des missiles (batteries de type Patriot ou SS300 pour leur version russe) sont nés de cette tentative acharnée de rompre l’équilibre de la terreur.

Operation Doorstep (1953). Des Mannequins placés dans un salon destiné à subir une explosion nucléaire.
Crédit : Federal Government of the United States

Aux yeux de certains stratèges américains, le projet de protection civile suisse faisait indéniablement partie de cet effort pour réduire l’impact de l’arsenal adversaire. Le fait que la population d’un pays européen puisse être intégralement et effectivement protégée constitue une victoire symbolique et stratégique pour le camp atlantiste, la preuve que la bataille nucléaire pourrait être remportée, si l’effort était fait pour mettre les populations état-uniennes à l’abri. Par l’option qu’elle constituait, la Suisse indiquait un moyen de désamorcer le chantage nucléaire. Elle créerait une brèche dans l’équilibre atomique, à même de rendre l’arsenal utilisable.

L’article de Berger ne s’étend pas sur cet aspect qui pourtant mériterait d’être pensé à l’aune des savoirs qui sont les nôtres aujourd’hui sur la place de la protection civile dans l’élaboration de la stratégie militaire des Etats-Unis et de leur alliés, dans la seconde moitié du 20e siècle. Le changement de paradigme que constitue la Seconde Guerre mondiale, dans sa façon de qualifier les populations civiles comme des objectifs militaires à part entière, mérite d’être considéré.
Nous savons aujourd’hui que les Etats-Unis n’ont pas seulement ciblé les civils par inadvertance, mais qu’ils ont minutieusement préparé leurs principales guerres (Japon, Allemagne, Corée, Vietnam) en calibrant leurs armes contre des non belligérants#2. Sans oublier que la seule expérience majeure d’utilisation d’armes nucléaires à ce jour était une attaque délibérément orientée contre des populations civiles.

Cela ne peut pas être ignoré et s’avère de nature à qualifier dans son ensemble, pour le camp américain, la protection civile comme un élément essentiel de la machine de guerre. Doit-on dans ce cas considérer que la Suisse, en se rangeant dans le camp américain et surtout en prenant part à cet effort de guerre, aurait rompu, de façon implicite, avec sa tradition de neutralité?

Si personne ne doute des intentions louables des scientifiques et des spécialistes de la protection civile suisse qui ont oeuvré pour faire du pays l’abri atomique qu’il est aujourd’hui, l’anticommunisme de certains acteurs politiques impliqués dans ce projet pose indéniablement la question du substrat idéologique de cette coopération.
Il est d’autant plus légitime de questionner les intentions de l’état-major américain dans le rôle proactif qu’il a fait jouer à la Suisse, et surtout d’évaluer globalement le rôle symbolique qu’a joué la Suisse dans la guerre froide. Sur ce point l’article de Berger nous laisse sur notre faim.

Mannequin au musée de la protection civile, à Zurich
Crédit: Zivilschutzmuseum, Zürich

Le rapport ambigu avec les USA s’est poursuivi pendant les années 80-90 quand l’expertise suisse a été mise à contribution dans la guerre contre l’Irak. Les pays du Golfe sont devenus un marché prospère pour des entreprises suisses disposées à exporter leur savoir et prendre en charge la construction d’abris dans des installations sensibles, militaires ou civiles.

Encore une fois l’ambiguïté de la situation joue en faveur de ces entreprises. Si elles ne participent pas directement aux opérations militaires en Irak, elles constituent néanmoins un chaînon essentiel de l’effort de guerre, et surtout tirent profit d’une situation conflictuelle.
Entre construire des abris sous des écoles publiques suisses et vendre de la technologie militaro-industrielle aux Saoudiens, il y a deux mondes. C’est pourtant le tournant qui s’opère dans les années 1990 avec la mise en place d’une politique très proactive dans l’exportation du savoir-faire suisse dans la région du Golfe.
Globalement, l’article de Berger appelle une réflexion politique que l’auteur préfère éviter, la jugeant à ce stade infondée et spéculative. Il n’en reste pas moins que son travail attentif soulève des questions qui vont, d’une façon ou d’une autre, devoir être un jour confrontées.

Notes:

#1 Inventeur de la bombe à Hydrogène, Edward Teller fut un fervent défenseur de l’option nucléaire, et de l’utilisation des explosions atomiques à des fins civiles. En 1987, il publia Better a Shield than a Sword, un ouvrage sur l’intérêt militaire stratégique d’une protection civile efficace.

#2 Hiroshima Ground Zero 1945, Erin Barnett, Philomena Mariani, Steidl

L’art du chantier

La Cité de l’Architecture et du Patrimoine à Paris présente jusqu’au 11 mars une exposition consacrée à l’imagerie de chantier. Visite guidée d’un assemblage hétéroclite mais certainement pas dépourvu d’intelligence.

En parcourant le catalogue de la grande exposition L’art du chantier, on peut être surpris par la quantité de représentations à travers les âges. Les tableaux, illustrations ou photographies représentant l’édification d’ouvrages d’art ou de bâtiments prestigieux sont nombreuses et de nature très diverses, comme le sont d’ailleurs les perspectives sur des chantiers urbains. Pourtant la peinture de chantier ne constitue pas un genre, comme les marines ou la peinture rupestre.

L’exposition ne prétend pas structurer de façon raisonnée la pléthore d’images et de représentations qui peuvent être documentaires, artistiques ou commémoratives. On y trouve, dans un ordre plutôt chronologique, des dessins techniques représentant des machines de chantier datant du 18e siècle, des illustrations destinées à la presse du 19e siècle, des reportages photographiques sur des démolitions qui ont défrayé la chronique, des images de propagande ou des chantiers de constructions plus récentes présentant un intérêt technique ou patrimonial. Au cours de la visite, les entrées thématiques se multiplient jusqu’à la perte progressive d’un quelconque fil directeur. La très géométrique scénographie de Nicole Concordet, ancienne collaboratrice de Patrick Bouchain, augmente cet effet de fragmentation en matérialisant par des alcôves la démultiplication des thèmes.

Achille Beltrame, Mussolini lance le chantier de la via dei Fori

Une imagerie documentaire et politique

Seul la lecture attentive des textes du catalogue permet au visiteur de reprendre le dessus et d’hiérarchiser les représentations de cette exposition labyrinthique. La contribution de Stefan Holzer ( ETHZ ) sur les dessins d’échafaudages volants de Niccola Zabaglia évoquera l’âge d’or du texte technique ou la prose d’ingénierie pouvait être tout à la fois éloquente et précise. Le travail d’Hélène Jannière sur la démolition comme sous-catégorie de la représentation de chantiers permet de poser une des approches non négligeables de la question: celle qui en fait un sujet éminemment politique. Métaphore du changement ou manifestation symbolique d’un pouvoir en action, la représentation d’un chantier est rarement dépourvue d’une signification de cette nature.

On peint des chantiers pour glorifier un Roi, on les photographie pour vanter le charisme d’un Président. Sur ce point, la juxtaposition fortuite de l’imagerie de l’Ancien Régime avec celle de la politique des grands chantiers au 20e siècle crée des parallélismes caustiques. Il manque peut être sur cette question un travail plus approfondi sur l’imagerie et la rhétorique du « dictateur architecte », que Donald Trump avec son mur est venu remettre à l’ordre du jour. Au delà du caractère anecdotique d’un Mussolini ou d’un Ceaușescu en grand orchestrateur de chantiers, le lien entre l’édification nationale et la propagande par le chantier méritait qu’on y consacre plus de place.

ex-votos, jouets et autres curiosités en travaux…

Si les représentations officielles de souverains en visite de chantier donne à réfléchir sur la nature propagandiste de certains projets, d’autres formes de représentation présentent des approches moins grandioses, relevant plus du design ou de la croyance populaire. Les ex-votos mentionnés par Valérie Nègre, sont des offrandes peintes réalisées en mémoire d’ouvriers qui ont survécu un accident de chantier. Elle constituent une catégorie de l’imagerie de chantier qui peut valoir pour le point de vue de ceux qui se retrouvent au bas de l’échelle, littéralement.

Dans une tout autre approche, Ariane Wilson revient sur les liens entre je jeu éducatif et la construction, des terrains d’aventures qui font leur apparition dans les villes bombardées et où les enfants jouent à reconstruire la ville, aux jouets de constructions pédagogiques qui apparaissent à la fin du 19e siècle (kapla, lego).

L’exposition est riche et la multiplication des points de vues ne lassent pas le visiteur à condition de renoncer à un récit englobant. Il y aurait probablement matière à faire plusieurs expositions distinctes avec le matériau qui est regroupé dans la grande salle courbe des expositions temporaires. Cette générosité n’étant pas dépourvue d’intelligence, une évidence s’impose progressivement.

« En remerciement à Notre-Dame-de-Laghet. 17.12.26 Menardo Geoffroy », 1927

L’absence de cohérence globale au projet et tout à fait propice à l’univers qu’il s’efforce de traiter. Parler du chantier en livrant les actes d’une oeuvre terminé aurait été un contresens. Une grande rétrospective sur la représentation du chantier se doit d’être incomplète, partiellement édifiée. Tel pourrait être finalement le concept directeur de ce projet: un gigantesque work in progress de paroles et d’images à compléter ou à parcourir dans le désordre.

article publié sur le site Tracés/espazium.ch

L’Iran et le conflit des représentations

Sur l’exposition HANNAH DARABI. LA RÉVOLUTION PAR LES LIVRES, 1979-1983, à voir à Paris jusqu’au 11 février, au Bal, le lieu d’art dédié à l’image document.

En exposant le travail de recherche et de composition d’Hannah Darabi à partir d’éditions iraniennes des années 1980, Le Bal encourage un vrai questionnement sur la portée des images politiques, leur valeur informative, mais surtout leur disposition à susciter l’adhésion ou le rejet. L’attrait des images insurrectionnelles dirait-il quelque chose de notre disposition à désirer ?

Les images de la révolution iranienne ont cela d’ambivalent qu’elles sont tout à la fois proches et lointaines. Proches pour leur façon de nous renvoyer à des figures familières, celles du théâtre révolutionnaire saisi dans ses rituels universels : l’exhibition du sang versé, la fraternisation avec les forces de l’ordre, la joie d’occuper la rue. Ces tableaux d’une révolution prennent part au socle fantasmatique commun de la plupart des démocraties, qu’elles soient occidentales ou post-coloniales. Ils rappellent à quel point la révolution iranienne fut un véritable soulèvement populaire, avec ses slogans acérés, ses folles rumeurs, sa cartographie urbaine paranoïaque, ses chants enivrants et sa jeunesse lancée torse nu contre les balles policières.

Jours de sang, jours de feu, Bahman Jalali, Rana Javadi, Zamineh, 1979

Pourtant, ces images sont aussi lointaines, car se mêle à l’élan de liberté, au désir de justice et de fraternité, une ferveur religieuse que l’on n’a pas l’habitude d’associer au progrès. Elles sont finalement lointaines pour avoir été progressivement occultées, censurées, remplacées par une imagerie du pathos collectif et du martyre individuel qui a progressivement enfermé l’Iran dans une identité que résume une expression galvaudée : « fous de dieux ».

L’Iran est longtemps resté prisonnier de certains clichés, exclu de la communauté des nations pour l’image que le pays renvoyait au monde. Si ce bannissement n’est pas exclusivement imputable à des questions de représentation, les clichés qui constituaient l’arrière-fond des journaux télévisés y ont certainement contribué.

Le projet d’Hannah Darabi fait bien plus que contredire les stéréotypes simplistes sur le pays et son histoire récente : elle les déconstruits en exposant la pluralité des forces en jeu dans la révolution iranienne. Elle fait ainsi voler en éclat le récit d’une société iconoclaste, obnubilée par la figure de son guide religieux. Elle prend soin de reconstituer le spectre sémantique des images, dans leur complexité. Le sens de ces représentations est replacé dans l’ambivalence d’un processus politique en cours, polysémie que le régime va rapidement s’efforcer de restreindre pour privilégier une lecture officielle et orthodoxe des évènements.

La révolution iranienne commence comme toute révolution par une interdiction d’interdire. C’est un moment d’effervescence éditoriale — précédé par une montée en puissance de l’activité éditoriale clandestine. Cette libération des images et des textes constitue le cœur de l’exposition. Elle se poursuit pendant les premiers temps de la révolution et contribue en grande partie à son issue victorieuse. Les islamistes n’ont pas encore entrepris la mise au pas de la société. La question du voile reste ouverte, comme en attestent les innombrables images de femmes non voilées prenant part au soulèvement. Cette effervescence sera de courte durée.

La guerre avec l’Irak accélère l’islamisation de la société en érigeant l’effort de guerre en ultime manifestation de l’adhésion à la cause révolutionnaire. L’imagerie effectue elle aussi un tournant en allant chercher dans les plaines désertiques où se livrent de sanglantes batailles, les symboles qui poursuivent la révolution dans le registre du sacrifice organisé. La révolution cesse d’être l’explosion de joie qu’elle fut en ville, pour muter en pulsion morbide érigée en doctrine nationale.

Une archive subjective mais représentative

Darabi puise donc librement dans ces innombrables revues. Elle les mélange à ses propres images, constituant ainsi des tableaux pour une archive subjective d’une société en prise avec son destin tragique. Car il faut bien le reconnaitre : les images sont toujours au cœur des tractations pour réintégrer ou exclure l’Iran de la communauté internationale. Les images se battent encore. En première ligne, le cinéma iranien dont le franc succès en Occident dresse le portrait d’une société pas très différente des nôtres. Moins fortunée peut-être, mais en prise avec les mêmes questionnements : l’aliénation digitale, les rapports de force au travail, l’émancipation individuelle. Il y a une classe moyenne en Iran, de la séduction et de poésie, et c’est le cinéma qui nous l’apprend. Du coup, le bannissement de ce pays parait un peu moins justifié.

A ces images qui nous ressemblent, s’opposent d’autres images, qui attestent d’une altérité inconciliable. Celles d’hommes armés et de femmes voilées, celle d’un pays perpétuellement en guerre, étouffé par la police des mœurs et son goût mortifère pour le martyre et l’accablement. L’Iran se bat avec ses représentations, et les tableaux de Darabi le montrent bien : il s’agit là d’un conflit qui n’est pas terminé, il perdure sous la forme d’une guerre entre désir d’avenir et négativité religieuse, entre les hommes et les femmes, les vieux et les jeunes, les étrangers qui comprennent et ceux qui haïssent, entre ceux qui font désormais partie de cette diaspora qui ont tourné le dos, et ceux qui reviennent, malgré tout.

Coïncidant avec l’anniversaire des 40 ans de la révolution, l’exposition au Bal n’a rien d’un hommage, encore moins d’un retour nostalgique. Elle cherche plutôt à reconstituer un conflit des représentations, à restituer l’épaisseur et la polysémie de cette guerre des images. Pendant ce temps, images à l’appui, le président de la dernière superpuissance mondiale essaye de convaincre la planète que la normalisation avec l’Iran réformateur était un leurre et que ce pays doit retourner à l’isolement qu’il mérite.
La valeur de l’art documentaire n’est pas seulement de constituer l’archive des conflits passés, mais en qualifiant les faits, de parier sur l’avenir. Ce sont les représentations, les récits qui rendent une guerre possible, mais qui permettent aussi, dans certains cas, de l’empêcher.

article paru dans Artpress