L’offense à la personne du Roi

Le 1er Mars 1757 le régicide Damiens a été condamné « à faire amende honorable devant la porte principale de l’Église de Paris», où il devait être « pris et transporté dans un panier, vêtue seulement d’une chemise, tenant un flambeau de feu la cire de deux livres », puis,« dans le panier a déclaré, à la place de Grève, où, sur un échafaudage qui sera érigé là, la chair sera arrachée de ses seins, bras, cuisses et claves avec tenailles rougies au feu , sa main droite, tenant le couteau avec lequel il a commis le dit parricide, brûlée avec du soufre, et, sur les endroits où la chair seront arrachés, versé du plomb fondu, huile bouillante, brûlant de résine, de cire et de soufre fondus ensemble et ensuite son corps écartelé par quatre chevaux et ses membres et du corps consumé par le feu, réduits en cendres et ses cendres jetées au vent ».

En relisant les nombreuses descriptions de « l’exécution » de Jamal Khashoggi, le journaliste du Washington Post qui n’est jamais ressorti du consulat saoudien, il est difficile de ne pas repenser au passage de «Surveiller et punir» de Michel Foucault qui relate le supplice du régicide Damiens. Comme dans le cas de Damiens, Jamal Khashoggi a été torturé par les hommes d’un souverain, ses membres arrachés, consumés et dispersés.

L’offense faite au prince héritier Mohammed ben Salmane appelait sans doute une réparation à la hauteur de sa majesté. Pas question de l’éliminer discrètement. Il fallait que l’acte soit théâtral, revendiqué, grandiloquent. L’existence d’enregistrements de l’exécution n’est probablement pas un accident. On peut difficilement imaginer que dans une équipe de 15 agents choisis parmi les meilleurs, personne n’ai vérifié si le « condamné » était connecté.
Les fuites d’enregistrements font probablement partie du caractère public de cette exécution et des stratégies d’intimidation des adversaires du prince hériter.

Le corps qui avait osé offenser le grand souverain fut disséminé, dans la plus authentique tradition tyrannique. La cruauté du souverain saoudien n’a rien d’exceptionnel. Des centaines d’autres se sont comportés ainsi avant lui.

La seule consolation pour ceux qui jugent que cette action n’a pas sa place dans la politique internationale d’un pays développé, serait qu’en appliquant à un détracteur la peine destinée à un régicide, Mohammed Ben Salmane se met dans peau d’un Roi qu’on assassine. Cette action pourrait en effet signer son arrêt de mort politique. Ce serait la seule justice pour Jamal Khashoggi.

La menaçante transparence d’un tribunal monumental

Le nouveau Tribunal de Grande Instance réalisé par Renzo Piano fait preuve de certaines contradictions symboliques : un forme massive, redoutable, menaçante et simultanément lumineuse, apaisée, humaniste car fondamentalement moderne.
La nouvelle tour projette son image imposante et sévère sur une ville qui croyait ne plus jamais avoir à accueillir des géants de cette espèce. Elle est la première d’une série de constructions élevées qui vont venir complexifier l’horizon parisien. Au-delà de ce changement de paradigme, l’intérêt tout particulier du TGI réside dans le croisement entre sa fonction et son image.
Voici un bâtiment dont la finesse cristalline joue dans le sens d’une métonymie de la justice, mais dont le volume est aussi assez imposant pour projeter l’ombre de la loi sur les quartiers pauvres et indisciplinés du nord de la métropole. Comment ne pas repenser à la définition bataillienne de l’architecture, celle qui dans son dictionnaire critique fait état de grands monuments (qui) s’élèvent comme des digues, opposant la logique de la majesté et de l’autorité à tous les éléments troubles. Comment ne pas voir dans la transparence et la lisibilité de cette tour un phare censé rappeler à l’ordre par sa simple présence?
Si les tribunaux ont longtemps été des objets architecturaux censés inspirer le respect aux citoyens, la version de Piano peut légitimement prétendre en être une variante du troisième millénaire. Celle d’une époque qui menace, non plus par l’opacité, mais par la transparence de ces dispositifs de contrôle.

Le nouveau Tribunal de Grande Instance de Paris. Renzo Piano Building Workshop, Sergio Grazia.

La tour de Piano, comme le château vers lequel on chemine sans jamais y parvenir dans le récit homonyme de Kafka, serait une métonymie inscrite dans la forme de la ville du caractère inatteignable de la loi. Il suffit pour l’éprouver de saisir la tour dans l’axe visuel de n’importe quelle rue orientée vers l’édifice. Paradoxalement, plus on avance vers la tour, plus elle semble s’éloigner. Cette variante de l’illusion optique de grandeur de Tichener repose sur le contraste entre la taille du bâtiment et le cadre de la rue, si l’expérience est menée près d’un carrefour ou d’un dégagement. Le champ visuel cadré par les deux fronts de rue s’agrandit plus rapidement que le bâtiment visé. l’édifice donne ainsi l’impression de s’éloigner plus on s’en rapproche.

Piano n’est probablement pour rien dans les contradictions intrinsèques du grand tribunal qui rassure et menace. Tout au plus a-t-il construit de façon monumentale, avec le pressentiment que la monumentalité fait le lit du négatif et rend possible des situations dans lesquelles un concept et son contraire peuvent coexister dans la forme d’un édifice.