Top Gun avec Tom Cruise, je connais. Je l’ai déjà vu dans un cinéma en plein air, dans une banlieue balnéaire de la région d’Athènes, l’été de mes 13 ans. Il faut dire que le film nous avait fait tourner la tête. On en a parlé pendant tout un été. Le jeune pacifiste que j’étais, qui manifestait les dimanches pour le départ de la base américaine d’Hellinikon, n’avait pas pu résister à l’attrait de ce blockbuster et surtout de son thème musical, dynamique, emballant, qui allait droit au cœur. Danger zone de Kenny Loggins.
Plus tard, j’ai compris que Top Gun participait de l’assaut final du camp néolibéral sur le monde soviétique. Une fable individualiste mixant kérosène et testostérone, lancée comme un affront à l’éthique collectiviste qui allait bientôt pousser des dizaines de millions de citoyens du bloc de l’Est à prendre d’assaut le mur réel et imaginaire qui les séparait du bonheur à l’occidentale.
Ce que j’ignorais en cet été 86, c’est à quel point Pete Mitchell, le héros incarné par Tom Cruise, était le descendant légitime d’une lignée de surhommes d’une espèce très particulière : les aviateurs américains. Il fallait être un peu surhomme, un peu dieu sur terre pour semer la mort comme ils l’avaient fait et bénéficier encore d’un crédit de sympathie même parmi les descendants de leurs victimes. Il fallait être un surhomme pour se promener fièrement dans les bordels de Yokosuka en compagnie de jeunes filles poussées à la prostitution par les ravages de la guerre aérienne.
Ce sont des aviateurs comme Pete Mitchell qui ont largué les bombes atomiques sur Nagasaki et Hiroshima, des exécutants fiables et déterminés, à peine perturbés par l’ampleur de ce qu’ils venaient de déclencher en quittant la zone d’impact.
Ce sont toujours des aviateurs qui ont brûlé vifs des centaines de milliers de civils japonais et allemands pendant les campagnes aériennes de la Seconde Guerre mondiale. De Dresde à Tokyo, et de Hambourg à Nagoya, ce sont des aviateurs qui ont largué des tapis de tombes sur des empires totalitaires en déroute, pour finir le travail en feu d’artifice. (Mike Davis – Dead Cities )
Ce sont des héros comme Pete Mitchell, qui n’ayant pas eu à subir la moindre réprobation à la fin de la Seconde Guerre mondiale, vont récidiver aux commandes de leur B26 en larguant 454.000 tonnes de bombes et 3,2 millions de litres de Napalm sur la péninsule coréenne, où la guerre a tué entre 2 et 3 millions de civils. Ce sont encore les mêmes qui, une décennie plus tard, largueront 7 millions de tonnes de bombes au Vietnam pour un bilan civil non moins important.
Et pour ceux qui pensent que tout cela est de l’histoire ancienne et que les armes précises ne visent plus les civils, ce sont encore des aviateurs de cette espèce qui ont tué, de 2014 à 2021, entre 8000 et 13000 civils en Syrie et en Irak (Source : Airwars).
Alors non, je n’irai pas voir un film qui exalte cette mythologie, pas à l’heure où la guerre aérienne ravage à nouveau des villes, envoyant des millions de civils sur le chemin de l’exil. Je n’ai pas la capacité schizoïde d’applaudir un demi-dieu quand d’autres demi-dieux, certes du camp opposé mais de la même espèce, survolent le ciel ukrainien dans l’indifférence totale pour ceux qui gisent dans les décombres.