“Les sports ont fait fleurir toutes les qualités qui servent à la guerre : insouciance, belle humeur, accoutumance à l’imprévu, notion exacte de l’effort à faire sans dépenser des forces inutiles.”
Pierre de Coubertin, Essais de psychologie sportive.
En 1945, les appareils de reconnaissance britanniques qui survolèrent Berlin saisirent une image qui contrastait avec le champ de ruines qu’était devenue la capitale du troisième Reich : le stade olympique resplendissait, intact au milieu des décombres. Etait-ce par respect pour l’olympisme que les bombardiers alliés avaient épargné l’ouvrage de frères March ? Leur mission étant de briser le moral de la société civile en ciblant les villes, ils n’ont probablement pas jugé nécessaire de détruire un édifice dépourvu de vie : le stade, sans avoir été touché, était déjà une ruine. Il y a certainement d’autres explications sur les choix stratégiques des bombardements alliés, mais elles débordent largement cette réflexion sur l’olympisme et à l’étrange défaut de vitalité qui caractérise ses productions.
D’ailleurs, l’absence de vie des stades érigés pour célébrer la jeunesse et la fraternité universelle n’est pas l’apanage du site berlinois. Il y a, dans la plupart des sites olympiques modernes, comme une étrange sensation de vide. Une vacance inscrite dans la pierre.
Les métropoles du 21e siècle rivalisent pour remporter le privilège d’accueillir les Jeux. Des sommes considérables sont investies pour permettre la tenue d’un événement à l’échelle de notre communauté globalisée. Outre les inéluctables stades, les chantiers olympiques permettent d’améliorer les infrastructures majeures des métropoles concernées : nouveaux aéroports, liaisons ferroviaires, tram, métro et rénovations urbaines. Ce scénario idyllique où l’on gagne à tous les coups comporterait-il un revers, sorte de fatalité liée au sens profond de l’idéal olympique ? Pour répondre à cette question, il va falloir se replonger dans l’esprit des pionniers.
Les Jeux, hymne à la nation
C’est un grand patriote, défenseur de la cause coloniale et fervent nationaliste, qui est à l’origine de la renaissance des Jeux. Persuadé des bienfaits du sport dans l’éducation des jeunes, Pierre de Coubertin est un pacifiste conscient de la nouvelle ère qui s’annonce. Cette ouverture ne l’empêche pas d’être ancré dans le 19e siècle qui a forgé ses convictions politiques. Toute l’ambiguïté de son projet de grande fête des nations réside dans cette double orientation : moderne par sa disposition universelle, mais encore trop hanté par le passé dans sa façon de se définir comme une renaissance antique.
Le projet de Pierre de Coubertin préfigure l’ère de la globalisation en invitant toutes les nations à se réunir, sur un plan d’égalité, pour s’affronter sans se battre. En cela les Jeux sont assurément modernes, faisant preuve d’un certain humanisme dans leur souci affirmé de se substituer à la guerre. Pierre de Coubertin semble vouloir prévenir le principal désastre du siècle à venir : la guerre entre les nations devenue totale par sa mécanisation.
Le matériau de cette reconstitution ne sera pas puisé dans le passé lointain, mais dans celui, proche, de l’époque qui se termine. Les Jeux ne sont pas tant une résurgence de l’Antiquité, qu’une réminiscence du 19 e siècle et de ses obsessions. La fascination pour les ruines et une certaine mélancolie romantique imprègnent leur rhétorique.
Paradoxalement, le siècle des révolutions, de l’industrialisation et des grands centres urbains, cultive une étrange attirance pour le déclin : une fascination pour la mort présente dans toutes les formes de création de cette période. L’esthétisation des ruines est un des signes distinctifs de cette sensibilité que Nietzsche, parmi d’autres, qualifie de « mort de Dieu ».
Au cours du 19 e siècle, la perception de la Grèce antique va passer de l’âge d’innocence à son stade réflexif. L’esprit critique romantique va subtilement poser les bases pour l’avènement d’une autre appréhension de l’Antiquité. La Grèce, dont l’ère classique s’était crue la parfaite résurgence, dévoile progressivement sa face cachée. Avec les ruines des innombrables fouilles, refont surface certains aspects ignorés. Bien moins lumineuse que ce que l’on croyait, la Grèce du romantisme tardif est peuplée de divinités chtoniennes : un monde immaculé et cruel, dont les tragédies gardent quelques traces. Il ne sera plus question d’un état glorieux à atteindre par le faste baroque. La Grèce à l’ère romantique émerge comme une entité inaccessible, perdue à jamais dans les brumes de l’Achéron. Comprendre la renaissance des jeux en 1896 ne saurait se faire sans tenir compte de ce basculement dans la perception du monde grec. Les nouveaux Jeux olympiques naissent dans un climat de nostalgie pour ce qui n’est plus, et de fascination pour le nouvel universalisme. Ils fusionnent le spleen de ne jamais retrouver l’éclat antique et la conscience d’une nouvelle ère mobile, globale et mécanisée.
Les Dieux du stade
Si les Jeux de la première moitié du 20e siècle posent les fondements de l’esprit olympique, il faut attendre 1936 pour voir se déployer de manière désinhibée le lien funeste qui les rattache à l’Antiquité. Le régime nazi, avide d’héroïsme mortifère, va y trouver un terrain propice, capable de porter sa rhétorique. Les Jeux, comme les défilés nocturnes aux flambeaux et les parades commémoratives de tout genre, deviennent des manifestations de l’adhésion aveugle d’un peuple à l’idée de sa propre perte. De la même façon que la monumentalité en architecture prédispose à la ruine, la pompe des fêtes nazies augure, comme un enterrement prématuré, le feu et la mort qui vont s’abattre sur le pays.
Voici un régime qui a tout fait pour gagner sa place dans le panthéon des empires à jamais révolus. Les Jeux vont devenir le médium d’une filiation directe avec la Grèce mythique dont le Reich s’imagine l’épigone. Les Dieux du stade de Riefenstahl montre bien comment le régime va tenter de concilier deux éléments incompatibles : refonder les Jeux dans leur prétendue origine antique, tout en mobilisant un dispositif médiatique moderne.
Le très spectaculaire relais de la flamme d’Olympie à Berlin, est certainement la contribution allemande qui traduit à merveille la paranoïa du régime.C’est en 1936 que la cérémonie de la flamme est orchestrée pour la première fois.L’allumage solennel sur le site archéologique d’Olympie, ainsi que le transport de la torche sur plusieurs milliers de kilomètres, traduit cette quête de pureté originelle chère aux Allemands du troisième Reich.
Cette année-là, les spectateurs vont suivre aux actualités cinématographiques de l’UFA (Universum Film Aktiengesellschaft, grande entreprise cinématographique allemande de l’entre-deux-guerres) le voyage de la flamme à travers l’Europe. Goebbels l’aura très bien compris : le récit de la filiation antique des Jeux modernes est un spectacle capable de suggérer sa vision d’une « Europe avec comme capitale Berlin ».
Le paradoxe bat son plein : le transfert immédiat du feu antique au présent, nécessite la plus importante médiation qui puisse être : le cinéma. Transformée en spectacle, la « filiation directe » du Grec au jeune Aryen perd quelque peu de son immédiateté mais devient ce qu’elle n’a jamais cessé d’être : un outil de propagande efficace, venant corroborer la fable nationale du troisième Reich. L’accentuation du caractère spectaculaire des Jeux de 36 va marquer l’identité de l’événement. Après Berlin, que ce soit à Londres, Los Angeles ou Moscou, on réitérera les astuces et les trouvailles très symboliques des propagandistes du Reich. L’olympisme leur doit bien d’avoir poussé à son paroxysme, en plein délire national-socialiste, le sens profond des Jeux : sa constitution en spectacle de masse, c’est-à-dire en expérience collective censée se substituer à la mort (sur les liens entre la foule et la mort, Georges Bataille a écrit de très belles pages dans “L’Erotisme”).
Cela vaut tant pour l’Allemagne de 1936, que pour les spectateurs hyper-connectés de notre nouveau millénaire. Aucune médiation, aussi complexe soit-elle, ne peut briser le lien durable entre la foule et le néant. Il n’est pas nécessaire de recourir à une quelconque symbolique occulte pour en faire le constat : l’individu pris dans la foule apprend à renoncer à son individualité. Il s’exerce à relâcher son emprise sur l’existence, comme il devra bien le faire le jour de sa mort. Il suit le mouvement collectif, comme pour s’assurer de son hétéronomie. Il apprend ce que ne plus être maître de soi veut dire. Tout cela comme dans une répétition générale de l’ultime subordination à laquelle il est voué. Le stade n’est-il pas, par définition, le réceptacle de ce morbide transfert ? Que l’on adhère ou pas à cette thèse, il est difficile de nier l’engouement des régimes totalitaires pour les stades de tout genre. Jeux, fêtes populaires, concerts, discours, internements, pendaisons, rafles, exécutions : l’usage qui en a été fait au 20e siècle tient plus de l’arène romaine que du théâtre grec.
Les jeux de masse organisés par le régime nord-coréen sont un parfait exemple de cet assujettissement de l’individu à la foule, commun à tous les totalitarismes. Inspirés des cérémonies d’ouvertures des jeux olympiques, les Jeux coréens sont une incessante succession de tableaux en l’honneur du régime et de son vénéré leader, Kim Jong Il. Animée par des milliers de figurants, cette interminable parade dans un stade bondé choque autant pour le contenu du message diffusé que pour l’effort qu’il exige. Le spectacle de milliers d’enfants transformés en rouages d’un processus qui les dépasse est sans ambiguïté : en quoi l’aveuglement du Nord-Coréen pris dans la mécanique infernale de la foule colorée diffère-t-elle de celui d’un supporter ou d’un spectateur assis dans les gradins d’un stade ? La fable est différente, mais la structure est la même. Tous les deux sont pareillement pris dans un enchaînement qu’ils contemplent mais qui les tient à la fois. Ils sont, pour reprendre une célèbre expression de Rem Koolhaas, « des prisonniers volontaires de l’architecture ».
La structuration des jeux olympiques en spectacle de masse est déterminante pour le projet urbain qu’ils génèrent. L’urbanisme de la table rase et des fantasmagories qui transforment des villes entières en plateau télévisuel d’une fête sans ancrage peut-il finalement produire autre chose que des ruines, des espaces sans vie ?
Les projets olympiques portent en eux la désolation d’un aménagement qui n’est pas destiné au site qui les accueille. Un urbanisme tourné vers l’avenir, rivé sur le passé, dont le présent se résume à 15 jours de frénésie télévisuelle. Une malédiction.
Article initialement publié dans la revue Tracés