La conférence en ligne d’Anna Chavepayre, organisée par Archizoom dans le cadre de son cycle Superonda, pouvait donner l’impression, à ceux qui l’ont suivie, d’avoir pris part à quelque chose de significatif. Pour ce qu’elle y soutient, pour la pratique de l’architecture qu’elle y défend, et peut-être aussi pour sa façon de sublimer cet exercice usé, pétri d’ennui malgré sa brève existence : la visioconférence. Anna Chavepayre a le sens de la mise en scène. Celui du dosage aussi dans les éclats et les silences, qui fait de sa présentation un moment unique de partage d’idées. Quelques jours avant, nous avons pu éprouver le même jaillissement de vitalité lors d’un entretien réalisé pour Archizoom Papers.
cc: Vous dites souvent que le savoir de l’architecte doit être ancré dans le corps.
Anna Chavepayre : Ce n’est pas moi qui le dit. C’est toute l’histoire de l’architecture. Ce que je dis par contre, c’est que savoir est un produit frais, et doit être réappris tous les jours. Le pire, serait de croire que l’on sait quelque chose parce qu’on l’a appris une fois. Ce n’est pas ainsi que ça marche. On oublie, et on oublie surtout de réapprendre. Le savoir n’est pas un pur produit intellectuel. C’est quelque chose qui est ancré dans une pratique corporelle. C’est pour cela aussi que les apprentissages sont longs. Il ne suffit pas de lire. Il faut aussi éprouver, expérimenter. En tant qu’architectes, nous sommes plutôt bien lotis à ce sujet. Nous pouvons difficilement construire sans passer par ce mélange de théorie et de pratique. C’est très difficile d’oublier le réel et de travailler à partir d’idées génériques ou même théoriques.
L’autre trait caractéristique de votre pratique est son ancrage territorial. Votre architecture est globale dans son rayonnement mais très locale dans son déploiement. Est-ce un choix éthique et écologique pour vous ?
AC : C’est évidemment un choix de cet ordre. Un architecte a besoin de connaître un territoire, une localité pour y intervenir. Après, c’est sûr, nous ne recevrons pas le Kasper Salin pour le type de projets que nous réalisons ici dans le Béarn. On fait beaucoup de rénovations avec des petits budgets, et surtout, on essaye de faire le moins possible. On essaye de construire pour que les gens d’ici puissent rester dans les villages et que d’autres viennent s’y installer. On ne construit pas pour les touristes. N’allez pas imaginer que nous sommes en train de faire vœux d’humilité. Au contraire. Notre idée de l’architecture est très ambitieuse. Nous ne voulons rien de moins que changer notre société et notre façon de vivre. Le choix de la campagne béarnaise est donc pragmatique : il est plus facile de changer le monde ici, à Labastide Villefranche, que dans une métropole de 12 millions d’habitants.
Les grandes villes sont bien remplies, et la liberté d’agir est minimale. Chez nous, c’est le contraire. Il y a de la surface, de l’air. Notre champ d’action est réellement éprouvé comme un énorme espace de jeu, pour réaliser ce changement. À Paris, chaque centimètre carré représente un enjeu de pouvoir et d’argent. Ici les questions de pouvoir et les enjeux économiques ne sont pas aussi grands. On peut donc réfléchir plus longtemps à ce que l’on veut faire, prendre son temps, et même oser s’aventurer dans l’inconnu, faire des choses pour lesquelles on ne sait pas si ça va marcher ou pas. Le Béarn, c’est le nouveau Berlin. À Berlin en 89, c’est le vide et la disponibilité d’espace qui attiraient les nouveaux venus. Et bien ici, c’est un peu la même chose. Du vide, on en a beaucoup, et il rend possible une certaine liberté. Ce qui est moins abondant, ici, c’est les moyens. Le Béarn souffre de cette terrible centralisation, qui fait que quasiment tout est pensé pour les villes. Quand la France a perdu ses colonies, elle a transformé sa propre campagne en colonie. Des colonies dans le sens de l’économie de captation qui s’y exerce. La ville prend ce qu’elle veut et ne donne rien en retour. Ici, chaque année, on enlève une chose. Les transports, la culture, les soins, les écoles, jusqu’à ce qu’il ne reste plus personne. Le Béarn est en train de devenir un énorme délaissé, comme beaucoup d’autres territoires ruraux. Je me demande parfois si ce n’est pas intentionnel, histoire de pouvoir balancer autant de pesticides que possible sans opposition !
La ville est-elle par définition toxique ?
AC : Elle est trop grande et trop artificielle. L’empreinte écologique d’un habitant d’une grande ville est énorme, indépendamment de ses choix de vie, à cause du milieu qu’il occupe. La ville consomme tellement d’énergie pour fonctionner que tout effort pour compenser est perdu d’avance. Même en empruntant les transports en commun, on ne peut jamais vraiment réduire son impact écologique. Les petits Parisiens qui naissent aujourd’hui ont des bilans carbone pires que des camionneurs. Il faut donc transformer la grande ville. Y apporter de la nature, pas juste un décor de nature. Il faut pouvoir manger et produire ce que tu consommes là où tu résides. Il faut abandonner cette idée absurde qui consiste à penser que l’on va produire la nourriture mécaniquement dans des serres verticales.
Le goût de la tomate vient de la terre et du soleil. Ce ne sont pas les LED et les substrats inertes des cultures hydroponiques qui vont lui donner son goût. Après, à force de manger des tomates qui ont grandi sous des lampes, on finit par trouver ça bon. On dit que le Covid fait perdre le goût mais le mal est bien plus profond. Le goût, nous l’avons déjà perdu à force de ne plus jamais manger de vraies tomates. Après vient la question du monde en tant que représentation. Comment prendre soin de la nature si l’on ne sait plus ce qu’elle est réellement? Pourquoi s’alarmer du fait que 80 % des vertébrés aient disparus quand le seul animal que croisent tes enfants est un pigeon mort ? En somme, ce n’est pas très grave s’il n’y a plus d’oiseaux et d’abeilles, quand tu viens d’un monde d’où les oiseaux, les insectes et les renards et les biches ont été bannis. Comment comprendre que leur disparition est une terrible nouvelle ? C’est pour cela aussi que certains pensent qu’on pourrait un jour habiter sur Mars. Quand tu n’habites pas dans la nature, tu peux difficilement comprendre ce que tu laisses derrière toi en partant vivre sur Mars. Il faut que nos milieux de vie soient bien dégradés, bien appauvris pour que l’on se mette à rêver de coloniser des environnements aussi hostiles.
La nouvelle société à construire est exactement là où je suis, au moment où je vous parle. Mes idées ne sont pas des idées génériques qui s’appliqueraient partout. Chaque maison représente une situation particulière. Et pour bien percevoir et comprendre ce que nous allons construire, il faut être proche. Il faut connaître le climat, les vents, le soleil, les animaux, les gens, chaque petit entrepreneur dans chaque petite commune. Être un bon architecte, c’est être généraliste et faire le lien entre toutes les formes de savoir qui constituent un territoire. C’est quelqu’un qui doit faire le moins possible, et dont tous les actes doivent être choisis, et longuement réfléchis. Avec la pandémie, les habitants des villes sont en train de vivre ce que nous vivons depuis longtemps déjà. L’absence de culture. C’est triste, n’est-ce pas ? Tout le monde semble découvrir que la culture est une nécessité et un droit. La culture c’est des lieux où se rencontrer. L’absence de culture à la campagne est une conséquence de sa colonisation par la ville. Je pense aussi que le vide culturel à la campagne est intentionnel. Privés de culture, nous sommes de bien meilleurs consommateurs. Nous achetons plein de choses et ça stimule la croissance. Pour revenir à l’architecture, créer des lieux de culture à la campagne est au cœur de notre travail. Il y a tellement peu de choses ici que la moindre transformation peut avoir un effet. Un seul restaurant, une seule boulangerie, une salle polyvalente, et tout un village recommence à vivre.
L’intégralité de l’entretien est disponible sur le site de l’Architecture d’Aujourd’hui, dans la rubrique consacrée à Archizoom Papers.