L’école ouverte et l’espace public suisse

En mars 2023, un discussion s’est tenue à Lausanne autour des écoles et de leur rôle dans la concrétisation de l’espace public suisse.

Intervenant.es :
Katell Mallédan : architecte urbaniste, associée du bureau M—AP architectes et coordinatrice de Ville en tête, association de sensibilisation à la culture du bâti
Déirdre McKenna : architecte, cheffe de projet au service des Bâtiments-Domaines-Logement de la Ville de Renens
Julie Riedo : architecte urbaniste, cheffe de projet espaces publics et planification au service de l’urbanisme de la Ville d’Yverdon-les-Bains Oscar Gential, Simon Wüst et Yves Dreier , tous architectes du bureau Dreier Frenzel, ont participé à la discussion.

Christophe Catsaros : Contrairement à leur usage en France, les cours de récréation en Suisse sont ouvertes sur la ville. Quels impacts ces configurations ont sur la place de l’école et sur la pédagogie ?
Julie Riedo : L’ouverture au public des cours d’écoles en Suisse peut surprendre. En effet, il n’y a ni barrière ni portail et l’accès est libre pour toute la population en dehors des heures scolaires. La cour d’école est conçue comme un espace public, une centralité locale. Toutefois, ces espaces possèdent des spécificités d’usages et des approches pédagogiques différentes à travers la Suisse ; il semble en particulier y avoir une différence culturelle entre les cantons alémaniques et francophones. Les accès aux préaux sont pareillement ouverts, mais l’enseignement en extérieur est mieux valorisé dans les régions germanophones. Bien sûr, la mise en place de telles pratiques pédagogiques dépend en grande partie de l’enseignant·e, mais la perception de la nature environnante et son appropriation sont différentes en Suisse alémanique.

Cours de récréation ouvertes sur un bassin de rétention à ciel ouvert. Ecole élémentaire à Lancy Pont Rouge, par CCHE

Katell Mallédan : À Zurich, l’école « Am Wasser » de Höngg est assez étonnante car une partie de la cour est en relation directe avec la rivière, la Limmat. Apparemment, l’équipe pédagogique a toujours considéré cette situation comme un atout, et non comme un danger pour les enfants qui ont appris à vivre avec ce risque. Aucune barrière de protection n’a été ajoutée. Je ne pense pas qu’une telle exposition au risque soit concevable aujourd’hui dans une école romande. Il me semble que cet écart dans les approches n’est pas seulement lié aux ambitions des équipes pédagogiques, mais aussi à une appréhension du danger selon les cultures.
Quoi qu’il en soit, les choses progressent et l’idée de l’éducation en plein air fait son chemin dans l’enseignement, en étant par exemple thématisée avec les futurs enseignant·e·s à la Haute École Pédagogique (HEP) de Lausanne. Cette dynamique participe à la prise de conscience collective que toutes les cours d’école ne sont pas adaptées à ce genre d’expérimentation et que ces nouvelles formes d’enseignement nécessitent souvent des adaptations spatiales.
Julie Riedo : Un responsable du programme d’éducation m’a expliqué que les classes qui font le choix de l’enseignement en plein air ne restent pas forcément dans l’enceinte de l’école. Elles peuvent sortir du périmètre et se rendre dans une forêt ou un parc. Aujourd’hui, les enseignant·e·s ont le choix entre diverses initiatives pédagogiques alternatives, l’enseignement en plein air fait partie de cette nouvelle offre scolaire. La différence se résume finalement à ne pas considérer uniquement le bâtiment comme seul écrin pour établir une relation d’apprentissage, et à élargir le contexte pédagogique vers ses abords urbains et paysagers. Prenons l’exemple des copeaux de bois, perçus essentiellement comme un revête- ment de sol, voire comme un matériau permettant d’amortir les chutes, alors qu’ils peuvent constituer un matériel pédagogique pour jouer, apprendre à compter ou construire.
Oscar Gential : Les critères que vous venez de mentionner, tels que l’appréhension du danger et le rapport à l’extérieur déterminent le fonctionnement des écoles existantes. Ils conditionnent également la forme des écoles à venir. Pourtant, ces modèles d’enseignement alternatifs ne sont pas vraiment mis en avant dans les concours d’architecture pour les écoles contemporaines. La pertinence de ces éléments programmatiques semblent encore marginalisée et rarement revendiquée.
Simon Wüst : Matthieu Vaucher a publié pour la HEP de Lausanne un ouvrage sur la question : « Une école sans classes – L’éducation scolaire en plein air à Lausanne (1907- 2014) ». Même si la thématique existe depuis plus de 100 ans, on ne peut pas dire que sa pratique ait vraiment évoluée.
Comment ces critères pourraient-ils être énumérés et entrer en considération dans les planifications à venir ?

Katell Mallédan : En ce qui concerne les cahiers des charges de concours pour des rénovations ou des extensions d’écoles, les ambitions pédagogiques générales n’apparaissent souvent pas clairement mais la question de l’enseignement à la durabilité, ou celle de l’initiation à l’écologie, sont largement présentes. L’ambition de développer l’école, en tant qu’espace et structure pédagogique, pour faciliter l’enseignement au développement durable (EDD) reçoit un soutien politique appuyé. Pour les architectes, cette situation est une porte d’entrée pour faire évoluer la forme des écoles et concevoir de nouvelles propositions d’aménagement.
Christophe Catsaros : En prenant un peu de recul, l’action de l’association Ville en Tête n’est-elle pas une reconnaissance de l’importance de l’enseignement en dehors du cadre scolaire ? Aborder la culture du bâti auprès des plus jeunes est une manière d’enseigner en dehors de l’école.
Katell Mallédan: C’est l’une des orientations que nous nous efforçons de donner aux activités de l’association. Nous cherchons à faire comprendre aux enseignant·e·s qu’iels peuvent s’appuyer sur l’environnement naturel et construit qui nous entoure pour atteindre leurs objectifs pédagogiques. Toutes les disciplines peuvent être abordées en se promenant en ville. Les ma- thématiques en essayant de chiffrer et mesurer les choses, l’histoire et la géographie en initiant à l’aménagement du territoire, sans oublier la citoyenneté et l’idée du débat. Nos ateliers et balades sont conçus sur le mode de la discussion et non de la simple transmission. Les correspondances entre les objectifs du Plan d’Études Romand (PER) et nos activités sont nombreuses et permettent la mise en place de projets transversaux. La limite finalement est plus temporelle et spatiale que thématique. Les enseignant·e·s ont de nombreux impératifs à prendre en compte et ne peuvent pas passer toutes les journées hors de leurs classes. De plus les écueils sont multiples lorsque l’enseignement en extérieur prend place dans l’enceinte scolaire, car il génère des nuisances et constitue un objet de distraction pour les autres classes qui restent à l’intérieur.
Yves Dreier : La classe perpétuerait donc l’idée du lieu de la concentration, de l’organisation et des règles, et l’extérieur, celui du foisonnement, du partage et du débat ? Comment ces deux environnements interagissent-ils ? Comment concevoir de nouveaux environnements scolaires en jouant sur cette dichotomie ?
Déirdre McKenna : Concrètement, il convient d’essayer de concilier les idées, les opinions et les points de vue des multiples acteurs impliqués dans un projet, plutôt que de travailler sur des concepts abstraits.
La perméabilité d’un site scolaire se construit souvent comme une négociation entre les personnes qui souhaitent cette perméabilité. Ce sont notamment les riverain·e·s et les besoins scolaires qui conditionnent l’aménagement du site. Dans le cas du programme du concours pour le projet de transformation du site scolaire de Verdeaux-Pépinières-Saugiaz à Renens dans l’agglomération lausannoise, notre ambition s’exprimait par la reconversion du site scolaire pour répondre non seulement aux besoins de la journée des élèves, mais également aux attentes des familles ainsi qu’au tissu associatif de la ville.
Le risque pour ceux qui travaillent comme moi à configurer une demande est de penser qu’ils sont plus spécialistes que les autres. L’architecture permet d’acquérir une sensibilité pour les dynamiques sociales et idéologiques d’un projet, mais quand autant de personnes sont impliquées, avec des spécialistes pour chaque domaine de compétence, il est important de rester humble et d’accepter les limites de notre profession. Il s’agit d’apporter des solutions, mais aussi de poser des questions.
Oscar Gential : Ce qui m’intéresse dans les projets d’école, c’est leur niveau d’exemplarité qui semble décuplé. La complexité de la commande et la multiplication des interlocuteur·rice·s se décident bien avant la rédaction d’un cahier des charges. C’est probablement dans la manière d’inclure les acteurs associatifs d’un quartier dans l’élaboration d’un plan d’urbanisme que réside une caractéristique essentielle qui façonne l’architecture des écoles en Suisse. Ainsi, elles ne sont pas seulement ouvertes sur la ville, mais sont destinées à accueillir d’autres activités que celles prévues par le programme scolaire.
Déirdre McKenna : Chaque canton formule sa demande en bâtiments scolaires selon ses propres considérations démographiques, mais ce sont les communes qui construisent, financent et entretiennent les écoles. Chaque établissement scolaire se construit sur le rapport de force entre ces deux entités politiques et administratives. En ajoutant à cela la multiplication des services concernés et consultés, chaque projet arrive à un résultat qui ne peut être que le fruit d’un compromis. Il s’agit de trouver un moyen de répondre aux besoins et aux préoccupations par un arbitrage des ambitions de chacun·e. En ce qui concerne l’ouverture de l’école sur son quartier, il faut comprendre qu’il s’agit d’un sujet hautement idéologique. Ici en Suisse, le site de l’école a toujours été perçu comme un espace public, et le fait qu’il soit identifié de la sorte est un avantage extraordinaire. Il y a souvent des parents qui ne comprennent pas et qui demandent la fermeture d’une partie de la cour de récréation. La réponse est toujours la même : l’école est un espace ouvert et public.
Simon Wüst : Ce qui est remarquable dans le cas du projet Verdeaux-Pépinières-Saugiaz, c’est que l’ouverture ne concerne pas seulement la population, mais s’ouvre plus généralement au vivant : humains, plantes et, à certains égards aussi aux animaux. C’est une formidable extension du sens de l’ouverture. L’exemplarité et l’expression qui se dégagent de ce pro- jet peuvent-elles servir de modèle à d’autres écoles ?
Déirdre McKenna : L’ambition de rendre les sols, y compris les cours de récréation, entièrement perméables s’inscrit dans une ten- dance similaire pour le reste de la ville. Ensuite, l’une des problématiques de ce genre d’aménagements ouverts est la question de la surveillance. À Verdeaux-Pépinières-Saugiaz, vous avez certaines zones extérieures qui ne sont pas surveillées. Il faut accorder beaucoup de confiance à la société pour accepter que certains espaces restent librement accessibles à la jeunesse et intègrent une large population. L’idée est de créer des environnements sûrs sans besoin de surveillance en dehors de la journée scolaire.
Simon Wüst : La cour de récréation devrait toujours être considérée comme un lieu de partage, bienveillant et être inclusive des activités de tous les enfants. Par cette approche d’ouverture, elle peut également devenir le lieu d’apprentissage d’un échange actif entre les enfants et le monde vivant en général.
Katell Mallédan : Il est intéressant de noter que la spécificité des préaux d’écoles, au contraire de beaucoup d’autres espaces publics qui ponctuent nos villes, est d’être en priorité destinés aux enfants. Ces espaces peuvent être utilisés par toute la population mais sont prioritairement aménagés et destinés aux enfants qui en sont les principaux usagers et usagères. C’est assez rare d’avoir des espaces où les enfants peuvent se sentir chez eux. Avec l’équipe de Pousses Urbaines (projet mené avec la délégation à l’enfance de la ville de Lausanne), nous pensons qu’il est donc primordial de conserver cette spécificité, de prévoir l’inclusivité en s’adressant principale- ment aux enfants, sans forcément leur proposer de manière systématique une aire de jeux.

Projet de transformation du préau de l’école Fontenay, Yverdon-les-Bains, 2021 Photographies de la démarche participative, du chantier participatif
et du préau ouvert par Zoé Jobin

Julie Riedo : Donner la priorité aux enfants, c’est offrir un espace où iels peuvent évoluer sans être nécessairement sous la surveillance d’un adulte. Cet espace de liberté est central et nécessaire au bon développement des enfants. Dans le Canton de Fribourg, les écoles sont recensées en « zones d’intérêt général ». Quelle que soit la taille de la commune, ces zones sont essentielles car elles représentent l’espace commun, le lieu favorisant le partage.
Yves Dreier: Existe-t-il une forme d’autocensure de la part du public qui n’ose parfois pas traverser une cour ou s’y asseoir de peur d’être considéré comme un intrus ?
Julie Riedo : Dans les études sur l’utilisation des espaces publics par la population d’Yverdon-les-Bains, les écoles viennent juste après les parcs dans le classement des espaces fréquentés et identifiés comme des centralités de quartier. Toujours dans ces études, on se rend compte que les cours de récréation n’offrent pas assez d’aménagements adaptés aux publics autres que les enfants. Par exemple, il y a rarement des bancs avec accoudoirs pour les séniors. Le projet en cours vise à améliorer cela en diversifiant les usages. Y légitimer la pré- sence de tou·te·s par des aménagements appropriés pourrait être une possible évolution architecturale. À Yverdon-les- Bains, cela se traduit aussi par un travail sur les questions de genre visant à produire un espace qui ne soit pas exclusivement destiné au défoulement, mais plutôt pensé comme un espace global avec des sous-espaces offrant des caractéristiques spécifiques : espaces pour les jeux de mouvement et de motricité, espaces pour les jeux cognitifs et de création, espaces pour les jeux sociaux et individuels, espaces pour l’éveil à la nature. Plus simplement, les enfants peuvent profiter de zones dynamiques, de zones intermédiaires et de zones calmes. Cette conception assure l’intégration de tous les enfants et de leurs besoins spécifiques pour permettre à chacun·e une large variété d’expériences.
Katell Mallédan: La question du zonage de la cour d’école apparaît très clairement lorsqu’on demande aux enfants de définir ce type d’espace public. Iels définissent des zones proscrites où iels vont quand même. Il s’agit de zones grises, spatialement et temporellement, car iels y vont parfois avant la sonnerie du matin ou après la sortie des classes. Ces zones grises ou zones de floues sont fondatrices dans l’équilibre des enfants. Elles sont le lieu de la manifestation de la règle et donc de la possibilité de la transgresser, ou de négocier sa codification. Ces zones sont perçues très positivement par les enfants. Cela semble changer pour les adolescent·e·s, qui peuvent vouloir rompre avec les espaces des cours d’école identifiées à l’enfance et trop surveillées à leur goût.
Julie Riedo : La place des adolescent·e·s dans la ville est un sujet délicat. Parfois certains équipements, notamment sportifs, peuvent les attirer mais iels doivent aussi pouvoir transgresser les usages prévus. Les enjeux de partage de l’espace des cours d’école doivent rester prioritaire au regard des éventuels conflits d’usage. La transgression des un·e·s doit pou- voir être gérée avec des moyens appropriés pour favoriser le bien-être des autres. A titre d’exemple, cela peut passer par une tournée de nettoyage supplémentaire le lundi matin pour éliminer les objets dangereux avant l’arrivée des élèves.
Christophe Catsaros : Venons-en à la salle de classe, un espace trop souvent configuré pour y exercer l’ordre, mais qui peut aussi faire l’objet d’un aménagement alternatif. Y a-t-il des façons de graduer par l’architecture l’ordre et le désordre dans la salle de classe ?
Déirdre McKenna : Les lignes directrices, ainsi que les réflexions collectives sur la nécessité de s’adapter à un monde en mutation, laissent de plus en plus de portes ouvertes à la négociation et à l’expérimentation. Les propositions architecturales dans les concours vont aujourd’hui dans le sens de typologies structurelles et modulaires, par opposition à des configurations figées jusqu’ici plus courantes. Pour que l’évolutivité architecturale fonctionne, il faut que les utilisateur·trice·s soient accompagné·e·s. Il convient en particulier d’éviter que de très beaux projets ne soient pas été utilisés correctement en raison d’un manque d’accompagnement.
Oscar Gential : Les coursives extérieures sont-elles un fantasme d’architecte ou faut-il continuer à expérimenter autour de ces modes de circulation ?

Katell Mallédan : Les espaces de circulation atypiques ne se révèlent pas toujours pertinents, mais quand ce genre de dispositifs fonctionnent, les résultats peuvent s’avérer surprenants, autant spatialement que fonctionnellement. Je pense notamment au Collège de Provence à Lausanne, où cinq classes disposées au rez-de-chaussée occupent à tour de rôle l’espace du hall central qui est assez généreux pour devenir un espace modulable. Chaque enseignant·e peut décider à n’importe quel moment de s’y rendre pour un moment de défoulement avant de revenir classe. Cet espace fait à la fois office de salle de rythmique, de cour de récréation d’intérieur ou de salle de rassemblement pour les discussions avec les parents. L’autre exemple lausannois qui me vient à l’esprit est celui du Collège de La Sallaz, construit dans les années 1950, où les paliers sont suffisamment larges pour servir d’espace de travail commun aux deux classes qui se font face. Peut-être que ces espaces fonctionnent justement parce que la synergie qui s’y crée est éphémère, et peut-être que si elle était planifiée, elle n’aurait pas lieu.
Déirdre McKenna : Toutes circulations, intérieures ou extérieures, doivent être considérées comme des espaces de transition ; elles ne sont donc ni une destination, ni un lieu affecté, ni une zone de jeu. Leur polyvalence est précieuse et ouvre les possible, raison pour laquelle elles stimulent des fantasmes auprès des architectes.
Simon Wüst : Ces espaces interstitiels sont essentiels dans la constitution sociale des enfants qui se remémorent beaucoup plus facilement ces brefs moments d’intervalle, d’agitation et de défoulement, que des longs moments passés assis dans les salles de classe. En offrant aux enfants des lieux capables d’initier le sentiment de faire partie d’une société, hors du contrôle parental et hiérarchique, nous leur donnons les clés de la vie en communauté, intégré au sein de leurs pairs.
L’école développe les valeurs du quotidien, dont la récur- rence des événements vécus est une source de confiance et d’épanouissement pour les enfants. L’école est un lieu où se croisent les échelles : celles de la ville et de la classe, celles des spatialités extérieures et intérieures, celles de la vie publique et de la collectivité. L’enjeu de la rénovation du patrimoine scolaire du 20e siècle présente une opportunité pour faire évoluer certains usages et répondre aux besoins inclu- sifs des genres et des différentes tranches d’âge. Sans rompre forcément avec la stabilité du dispositif scolaire, certains changements, comme l’apport d’une deuxième porte dans une salle de classe ou la création d’un espace décloisonné, peuvent avoir des effets considérables dans le quotidien des élèves. L’architecture doit d’une part être capable de traduire cette stabilité par une forme de régularité apaisante et d’autre part offrir des lieux propices à l’expérimentation dont les aménagements spécifiques peuvent être transformés par chaque utilisateur·trice.
Yves Dreier : La pratique sportive dans les cours d’écoles représente également un point d’évolution pour les rendre plus intégrative. Ces espaces, jusqu’ici majoritairement dédié aux jeux de balles, s’adressent à 10 % des enfants qui s’accaparent 90% de l’espace extérieur disponible. Notre responsabilité d’architectes n’est-elle pas de proposer des aménagements plus organiques, plus inclusifs, qui permettent des changements significatifs entre enfants et espaces publics ?
Julie Riedo : En effet, cela peut se faire par des petites interventions, comme proposer une variété de jeux et de matériel adéquats, faire des tournus, ou même comme cela s’est fait dans une école genevoise de supprimer les buts de football. Mais, pour encourager un changement plus pérenne, il s’agira de dépasser les seuls équipements sportifs standardisés, traditionnels et dédiés à la compétition actuellement inscrits dans la programmation scolaire. La redéfinition des enjeux architecturaux est au centre de la question des cours d’école. Aujourd’hui, ces infrastructures sportives sont encore prépondérantes dans le cahier des charges et dans les budgets dédiés aux espaces extérieurs. Les exemples alternatifs de terrain de sports sont connus, mais la décision de basculer dans un autre modèle implique une volonté politique et pé- dagogique affirmée, ce qui n’est pas simple en vue du nombre de partenaires impactés.
Déirdre McKenna : Nous sommes dans une position schizophrénique où le souhait que d’avantage d’enfants bougent s’oppose au maintien des aménagements qui occupent une grande partie de l’espace extérieur tout en garantissant l’octroi de budgets conséquents pour un nombre d’usagers restreints. La demande pour initier les enfants à la biodiversité en milieu scolaire est telle, que dans moins de cinq ans les aménagements extérieurs tels que nous les avons connus jusqu’ici ne seront plus la norme. Cela se voit déjà avec les préaux goudronnés qui deviennent de plus en plus perméables et végétalisées.

Transformation du site scolaire Verdeaux-Pépinières-Saugiaz, Renens, 2022-2029
Projet lauréat « Oasis », Comte/Meuwly Architectes Sàrl avec La Touche Verte Architectes Paysagistes, Coralie Berchtold, Yann Junod et Marc Junod

Oscar Gential : C’est un début encourageant. Il faut maintenant utiliser les contraintes de densification pour faire évoluer certaines exigences urbanistiques, tel que l’augmentation du taux de canopée, pour redimensionner certains équipements sportifs. Dans cette optique, l’école doit aussi être pensée pour tout ce qu’elle apporte à la ville.
Julie Riedo : De même, les questions de santé publique doivent permettre de faire évoluer les espaces dédiés au sport, au-delà des contraintes propres à l’enseignement. Par exemple, les études montrent que beaucoup de filles décrochent du sport vers l’âge de 8 ans, puis à nouveau lors de l’adolescence. Proposer des équipements favorisant le mouvement pour ces publics cibles, c’est contribuer à une meilleure santé populationnelle. Ces préoccupations sociétales doivent pouvoir s’inscrire dans l’enceinte de l’école. La durabilité ne doit pas être perçue comme un frein mais plutôt comme un levier pour produire de l’architecture de qualité.
Christophe Catsaros : Pendant la pandémie, et avec le recours au télé-enseignement, la croyance que l’avenir se trouvait dans une évolution technologique de l’enseignement s’est, me semble-t-il, dissipé ?
Katell Mallédan : Les écoles sont les lieux qui donnent forme à la société en devenir ; en effet l’école à distance a retiré à l’école sa fonction sociale, qui est peut-être aussi importante que la transmission de savoirs et de connaissances. C’est dans ce partage que s’apprend l’entraide, l’écoute, l’empathie. C’est un choix politique de société qui se joue dans la confrontation de ces deux modèles. Cette discussion s’apparente au débat sur la carte scolaire qui répartie les enfants entre les différentes écoles en fonction de leurs lieux de résidence ; les enjeux sont énormes et portent autant sur des questions sociales et d’apprentissage que sur la gestion de nos villes et des défis que représente leur adaptation aux changements climatiques.
Je pense à différents projets qui cherchent à donner aux cours d’école une seconde vie. L’exemple des « cours oasis », un programme de transformation des cours d’école à Paris, montre que la problématique de l’accès à ces espaces croise celle de la lutte contre les îlots de chaleur. Dans ce cas, la création d’espaces plantés et perméables dans les cours d’école et leur ouverture aux habitant·e·s du quartier le week-end et pendant les vacances scolaires ont permis de pallier au manque d’espaces de rencontre frais et agréables de proximité.

Cette discussion a été publiée dans le cahier suisse de la revue Archistorm.

La pomme empoisonnée : Disney aux portes de Paris




La prolifération récente d’ensembles néo-traditionalistes est-elle une conséquence de l’opération de conquête entamée il y a près de 40 ans avec l’implantation de l’empire Disney en Ile-de-France ? Plus grave, ce Gesamtkunstwerk du capitalisme tardif serait-il l’ultime manifestation du ressentiment américain à l’égard de la ville européenne ?



Il y a d’abord cette image : Jacques Chirac, le visage empreint de cette gaité un peu idiote qui le caractérisait, reçoit un présent des mains de Michael Eisner, directeur général de la Walt Disney Company. Le celluloïd encadré offert au président représente un autre don : celui de la pomme empoisonnée proposée à blanche neige par la sorcière.
Immortalisée en 1987 lors de la signature, cette mise en abime a longtemps symbolisé le caractère douteux de la transaction. L’État français investissait quatre fois plus que la Walt Disney Company pour avoir le privilège d’accueillir sur son territoire le vaisseau amiral du divertissement familial américain. Trente ans plus tard, au regard de l’évolution du projet métropolitain parisien et de la prolifération des ensembles néo-traditionnalistes en Île de France, une autre lecture de cette scène est devenue possible.
Jacques Chirac et Michael Eisner, directeur général de la Walt Disney Company en 1987.


Episode 1 : où le « savoir-faire » colonial trouve une nouvelle utilité en métropole.

Marne-la-Vallée et son secteur Est, Val d’Europe, ne sont pas nés au moment de la signature de la convention entre l’État et la société américaine. L’intention d’en faire un pôle urbain date du début des années 1960, quand Paul Delouvrier lance le projet des villes nouvelles. Ce plan magistral doit doter la capitale d’un anneau de cinq villes satellites de 500 000 habitants chacune à moins de 35 km de la capitale. Avant de devenir l’arrière-plan d’un parc d’attraction, Marne-la-Vallée est donc l’une de ces cinq villes. Delouvrier n’était plus en fonction lorsque fut prise la décision de créer le parc, mais il a bien eu la « vision » du grand projet d’extension multipolaire de Paris. Urbaniste, résistant, ce haut fonctionnaire de la IVe république planifie les cinq villes comme le ferait un conquistador — en hélicoptère (plutôt qu’à cheval), aux côtés du général de Gaulle qui veut « mettre de l’ordre dans tout ça ». Entendez : l’extension anarchique de la banlieue.
Il a fallu attendre Samia Henni et son bouleversant travail sur les camps de regroupement algérien pour qu’on se souvienne qu’avant d’être le chef d’orchestre de l’agrandissement de Paris, Paul Delouvrier fut délégué général du gouvernement en Algérie. Il fut aussi l’orchestrateur des déplacement massifs de civils pendant la guerre. Des déplacements visant à vider certains territoires de leurs habitants afin d’assécher l’approvisionnement de la résistance algérienne. La fin de la guerre et le rapatriement des Français d’Algérie le verra se convertir à d’autres entreprises de planification vouées à rompre avec les cités dortoirs pour construire de véritables cités pourvues de services et d’emplois. Il s’agit d’en finir avec les déplacements toujours plus longs entre les quartiers résidentiels et les lieux d’activité. Les villes nouvelles prévoient autant d’emplois que d’habitants. Si ce quota n’a pas toujours été respecté, il donne une idée de l’attrait qu’a pu représenter la pomme de Michael Eisner. Marne-la-Vallée allait pouvoir devenir la seule des cinq villes nouvelles parisiennes à atteindre enfin et pleinement cet objectif d’activité.
Serris © Eric Tabuchi et Nelly Monnier


Episode 2 : où les aspirations des planificateurs de la République vont croiser les ambitions des jeunes loups de Wall Street

Les années 1980 sont celles de la contre-attaque du camp conservateur. On ne mesure peut-être pas combien l’expansion de l’empire américain et son débarquement en Île de France relève d’un acte idéologique. Il s’agit non plus de coloniser la production et l’économie, mais bel et bien l’imaginaire et le quotidien. Les années1980 incarnent ce moment de l’histoire mondiale où les Etats-Unis l’emportent sur leurs adversaires en mettant la main sur leurs désirs. Top Gun et les publicités Levis ont été aussi déterminantes dans la victoire contre le bloc de l’Est que l’installation en Europe des missiles Pershing en 1983. Le débarquement de Disney participe de ces opérations qui ancrent durablement les valeurs états-uniennes dans l’imaginaire européen. Le patron de Disney n’est plus un simple conteur d’histoires. Il est reçu à Matignon comme un chef d’État. Son empire fonctionne, à peu de chose près, comme une entreprise coloniale au plus fort du commerce triangulaire. Le parc à thème est l’avant-poste d’où rayonnera le nouveau modèle de développement.
De quoi l’urbanisme d’Eurodisney est-il dès lors le signe ? En 1988, dans un rare élan de créativité, la Walt Disney Company réunit un collège d’architectes pour réfléchir à l’architecture du projet : Graves, Stern, Gehry, Tigerman, Grumbach, Venturi et Scott Brown. Certains d’entre eux concevront les hôtels du parc à thème. Le concours alors organisé est un véritable manifeste postmoderne. L’entreprise américaine ne peut pas se louper sur ce coup. Si elle confie à ses propres équipes de designers l’hôtel qui surplombe l’entrée du parc, elle sollicite aussi plusieurs grands noms de l’architecture états-unienne et européenne. Certains, comme Hans Hollein, auront même l’audace de penser que cette commande pouvait faire l’objet d’une réponse critique. Hollein a proposé un hôtel en forme de porte-avions, suggérant ainsi que le capitalisme peut parfois s’accorder avec une auto-analyse critique. Gehry, avec sa propre variante de la main street, fera de son mieux pour donner une certaine cohérence à la nouvelle colonie américaine. Les projets européens les plus conceptuels (Koolhaas, Rossi, Nouvel, Portzamparc) ne seront pas réalisés.
Pour autant le parc n’est dépourvu d’intentions architecturales. Michael Eisner, tout réformateur qu’il se veut, ne trahit pas le concept initial du plan de Walt Disney. On retrouve à Paris le même mélange incongru fait d‘imaginaire pionnier américain et d’une Europe fantasmée, sorte de lointain souvenir de celui qui l’a parcourue en tant qu’ambulancier pendant la Première Guerre mondiale. L’Europe déformée par Disney cristallise peut-être également le ressentiment inhérent à la perception américaine du vieux continent. La vision déformée est aussi celle des émigrés qui débarquent à Ellis Island avec l’espoir d’un nouveau monde et le désir inavoué de laisser derrière eux les sociétés dont ils se sont coupés. L’Œdipe appliqué au territoire : tuer le pays d’origine et s’accoupler avec la terre d’accueil. Rien d’autre, si ce n’est ce désir refoulé, n’explique peut-être la violence avec laquelle les escadrons américains détruisirent des joyaux de l’urbanisme européen dans leur effort légitime pour vaincre le nazisme pendant la Seconde Guerre mondiale. En l’occurrence, c’est aux équipes de Walt Disney et à leur effort de guerre cinématographique que l’on doit le plus virulent des plaidoyers pour les bombardements aériens contre les villes ennemies . Le nouveau monde en veut inconsciemment à l’ancien et ne manque pas une occasion de s’en prendre à sa prétendue supériorité.
La Bombe Disney a été créé et utilisée à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Son
fonctionnement s’inspire du film Victory Through Air Power


Les parcs à thème de Walt Disney refont dès lors la ville comme s’ils l’avaient auparavant rayée de la carte. Ils sont le décor qui nait quand toute forme d’urbanité a été préalablement effacée. Ils rejouent ainsi la conquête de l’Ouest ou, après le massacre des indigènes, vient le temps de l’édification. Les colons créent leur ville en bois traversée d’une large rue rectiligne : la main street. Plus qu’un campement et pas encore une ville. Là, entre le saloon, l’église, le bureau de poste et le commerce général, la vie reprend ses droits. La main street de Disneyland est de ces actes d’urbanisme colonial dont on ne mesure pas assez la virulence. Un acte d’acculturation dissimulé dans la joie infantile ; un traitement de choc, sous anesthésie générale. Elle n’est pas juste un recommencement sur n’importe quelle ruine. Elle est un recommencement sur le corps tout juste refroidi de l’archétype honni : la ville européenne.
Walt Disney. Victory Through Air Power. 1943. Affiche du film.




Episode 3 : où le « faux ancien » du monde de Disney colonise l’ensemble de l’Île de France, jusqu’aux portes de Paris

Le style réactionnaire des adeptes du new urbanism a perdu quelque peu de sa radicalité. Personne ne cherche à étayer le choix du classicisme en se référant aux maitres penseurs du mouvement. Personne ne dégaine l’arme de l’idéologie pour défendre le modèle controversé. Plus besoin non plus de mobiliser des architectes comme Les frères Krier ou Ricardo Bofill pour construire, comme à Cergy, des variantes gratinées de la ville néoclassique.
Non, l’heure est à la généralisation du pastiche médiocre. La ville générée par algorithme indexé sur le mauvais goût des clients et le manque d’audace des promoteurs. Il faut donner au client ce qu’il attend, et puisqu’il a été abreuvé d’insignifiance dès le plus jeune âge, il ne peut que souhaiter le pire. Les ensembles à corniches et colonnades de Val d’Europe ont fait des émules. Les premiers ensembles aux allures de décors pittoresques des années 1990 en ont appelé d’autres. On en retrouve d’abord dans les Hauts-de-Seine, puis un peu partout. Clamart, Chatenay Malabry, Le Plessis Robinson, Les Puteaux, le Blanc Mesnil et même Saint-Ouen. On ne compte plus les villes qui basculent dans ce néo-traditionalisme décomplexé. L’idée qu’un quartier puisse être la mauvaise copie d’un stéréotype ne choque plus. Le quartier à thème devient le mode par défaut d’un urbanisme spéculatif misant sur l’absence de culture des bâtisseurs et l’indifférence des acquéreurs.
Au début des années 2000, on se moquait de Tianducheng, la réplique chinoise de Paris. Aujourd’hui, les principaux groupes de promoteurs proposent des ensembles similaires dans leurs catalogues de vente. On peut choisir un quartier contemporain ou néo-traditionnel, comme autrefois on pouvait choisir une maison provençale ou moderne.
L’incohérence ne réside pas dans le choix de l’ancien, mais dans l’idée qu’il puisse se réduire à un habillage. La tromperie réside dans la tentative forcément ratée de camoufler le parking sous le bâtiment, la structure préfabriquée sous la corniche en béton, l’antenne 5G dans la cheminée, le système de vidéosurveillance dans un lampadaire et les malfaçons sous les couches de peinture. La tromperie est dans le fait de reconduire un mode de vie périurbain dans un décor de cœur de ville, mais sans aucune des qualités réelles de la ville. Le crime est enfin dans la régression d’une société qui préfère l’illusion d’un décor mal dressé à l’imperfection du réel. Au lieu de corriger les erreurs des grands ensembles, on les recouvre d’une épaisse couche d’illusion réactionnaire.
Dans ce nouveau paysage simulé, Paris n’est plus qu’une coquille vide. Un décor à selfies dont la fonction n’est autre que de servir d’archétype aux villes pastiches qui la cernent, qui déclinent ses atmosphères comme autant de restaurants d’autoroutes. Un parc à thème au cœur d’un bassin de 10,7 millions d’habitants. Une ville disneyfiée.
Article paru en mai 2023 dans le numéro 510 de la revue Artpress

Le plus bel immeuble de Genève

On ne saurait dire avec certitude si l’immeuble de la rue Beauregard est le plus beau de Genève. Ce que l’on peut dire sans trop de risque de se tromper, c’est que le destin de cette belle bâtisse du XVIIIe siècle est étroitement lié à l’histoire de Corpus. La dernière rénovation d’un appartement dans ce chef-d’œuvre du néoclassicisme genevois n’est en effet que le dernier acte d’une série d’interventions qui se perdent dans l’histoire de l’agence.
Pas moins de neuf interventions entre 1997 et aujourd’hui font de l’agence les dépositaires d’une précieuse connaissance de l’ensemble classé. Chaque intervention, qu’il s’agisse de réparer une toiture, de refaire une façade, d’installer un ascenseur ou d’aménager les caves voûtées, a été l’occasion de fouiller dans les archives, d’en dénicher de nouvelles et de retravailler le cadre administratif strict qui conditionne l’intervention sur le bâtiment.

Projet après projet, Corpus a appris à connaître ses murs, tout comme un archéologue connaît d’avance ce qu’il cherche. Ils ont appris à voir ce qui n’est pas nécessairement référencé dans la documentation existante, à anticiper les couches d’aménagement dissimulés. Si ce lien étroit entre les architectes et leur objet d’étude peut s’apparenter à de l’artisanat, il instruit surtout une autre manière de faire de l’architecture.
Un architecte qui serait à l’acte de construire ce que le médecin traitant est à la médecine. Une pratique ajustée, attentive à l’existant, capable de s’effacer derrière ce qu’elle configure. Une architecture de la connaissance profonde des choses, et de l’expérimentation pour ajuster les solutions et matériaux standards du XXIe siècle au bâti à préserver, transformer ou restaurer.

Principales interventions sur l’ensemble Beauregard
• 1997 / Beauregard 8 : aménagement combles et sur-combles, réfection toiture et ajout ascenseur
• 2002 / Beauregard 2 – 4 : ajout ascenseur
• 2009 / Beauregard 8 : rénovation appartement rez-de-chaussée
• 2011 / Beauregard 8 : création de la galerie d’art Espace Muraille dans le socle des anciennes fortifications (niveaux -1 et -2)
• 2013 / Beauregard 2 : aménagement combles et sur-combles, réfection toiture
• 2015 / Beauregard 2 : rénovation appartement 2e étage
• 2017 / Beauregard 2 : rénovation appartement rez-de-chaussée et sous-sol (niv. -1)
• 2019 / Beauregard 2 – 4 : réfection façades
• En cours / Beauregard 6 : ajout ascenseur

Ce projet et son importance dans l’histoire du bureau est révélateur d’une époque où la transformation n’est plus pensée comme un acte secondaire, mais comme la forme d’architecture la plus aboutie, la plus légitime. Là où la construction neuve est de plus en plus standardisée, conditionnée par les nouveaux outils de coordination et de formatage numérique, le travail sur l’ancien devient le terrain de déploiement d’une architecture plus ajustée, portée par une compréhension multifactorielle de l’objet à reconstruire. C’est aussi le lieu où une véritable sensibilité environnementale peut s’exprimer dans la capacité à maintenir plutôt qu’à remplacer ce qui peut l’être. Pour toutes ces raisons, l’acte de construire dans l’existant peut légitimement prétendre incarner l’activité architecturale dans sa forme la plus aboutie. Une documentation plus fournie sur l’immeuble Beauregard est disponible sur le site du bureau CORPUS.

Ce texte fait partie du hors série 44 de l’Architecture d’Aujourd’hui consacré à CORPUS Architecture Urbanisme, un bureau d’architectes genevois fondé en 1986 par Roland Richard Martin, dirigé aujourd’hui par Alden Miranda, Benjamin Vial, Gavin Taylor, Pierre Olivier François et Viorel Ionita.

Lettre ouverte à Emmanuel Macron

Il vous est probablement impossible de saisir la vérité de ce qui se produit ces jours-ci en France. Permettez-moi de vous éclairer sur un point très particulier : les effets de votre extrême fermeté sur la jeunesse. Cette génération — dite génération COVID — que l’on disait sacrifiée, que l’on a confinée, sortie d’une pandémie pour la plonger dans l’angoisse d’une guerre mondiale, obligée de suivre des cours à distance dans des chambres de 9m2, cette génération que l’on croyait perdue dans les méandres du numérique, indisposée à la vie, celle à qui on ne propose de dialoguer qu’avec des moteurs de recherche et des intelligences artificielles, cette génération que l’on croyait dépressive, molle, dont la socialité se déploie principalement à travers les écrans que nous leur avons mis entre les mains dès le plus jeune âge, eh bien cette génération apprend à vivre.

Entendez bien. Dans les assemblées générales, dans la rue, les manifestations, à l’université, dans les écoles d’architectes occupées, dans les facultés transformées en quartier généraux d’une insurrection. Ils se réunissent par milliers. Que dis-je ? Par millions chaque semaine pour crier leur colère ; ils débordent d’inventivité pour dessiner votre caricature et celles de vos collaborateurs ; ils chantent et dansent et croient pouvoir renverser un président dont les méthodes et les décisions leur paraissent iniques. Semaine après semaine, ils construisent leur propre identité collective. Nous pensions ce genre de sursaut perdu à jamais, mais vous l’avez rendu possible.Vous rendez-vous compte de l’importance de la situation ? Aurez-vous le courage d’aller jusqu’au bout et de couronner leurs espoirs d’une victoire, même symbolique ? Aurez-vous la tragique sagesse de vous effacer pour leur donner raison, même s’ils ont tort selon vos critères ?
Ce n’est plus une question d’arguments et de contre-arguments, de récit de droite contre vision de gauche. Tout cela est bien peu de chose face à ce qui est en train de s’accomplir, et qui n’est rien de moins que la formulation d’un possible pour la génération à venir. D’une poursuite de la vie en dehors des dispositifs virtuels. Aurez-vous la clairvoyance de faire un pas en arrière pour permettre à ces jeunes de poursuivre leur gigantesque pas en avant ? Ces jeunes ne referont peut-être pas le monde. Tout au plus l’empêcheront-ils de sombrer dans l’insignifiance et le désespoir auquel nous l’avions voué. Ayez le sens du sacrifice à la hauteur de ce qui est en train de se produire. Pour nous tous.

Le Neues Museum de Berlin, un musée palimpseste

David Chipperfield remporte le pritzker, l’occasion de ressortir un article publié en 2009 dans la revue française d’a, à l’occasion de l’ouverture du Neues Museum à Berlin, le projet qui l’a certainement confirmé dans son profil de moderniste à forte inclinaison classique.

Le Neues Museum fait partie d’un vaste projet de restauration et de réaménagement de l’île aux musées au cœur de Berlin. L’équipe de David Chipperfield livre un bâtiment d’une grande complexité, notamment dans sa façon de conserver les traces de l’histoire. Ce musée, destiné à accueillir des collections égyptiennes et préhistoriques, est à l’image de la ville : un édifice palimpseste, où se superposent les strates d’un passé tourmenté.

Réalisé entre 1841 et 1859 par Friedrich August Stüler, l’ensemble néoclassique fut sévèrement endommagé pendant les bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Une aile entière ainsi que la toiture ont disparu sous les bombes. La structure est restée en l’état jusqu’au début des travaux de restauration, à la fin des années quatre-vingt-dix. Objet d’âpres négociations entre l’équipe des architectes et les conservateurs du musée, le chantier va durer dix ans. Pourtant, la fusion de l’ancien et du nouveau n’a rien d’un compromis. Le désaccord ne porte pas sur le choix entre conserver et rénover. La proposition architecturale défend avec la même ardeur les deux actions. Elle maintient l’état de ruine et reconstruit ce qui doit l’être pour que l’ensemble puisse à nouveau fonctionner.

Intégrer, différencier

Les adjonctions rétablissent, sans mimétisme, les parties manquantes. Loin de toute reconstitution, la partie refaite traduit le néoclassicisme dans un langage moderne.
Comme dans le cas des restaurations archéologiques, les nouveaux matériaux permettent l’intégration tout en s’efforçant de différencier le nouveau de l’ancien. L’emploi de béton brut poli et d’un ciment blanc mélangé à des éclats de marbre confère aux parties refaites une certaine pâleur, qui permet de les identifier. Les conservateurs auraient préféré que l’on puisse distinguer clairement le nouveau de l’ancien. Ce n’est pas toujours le cas, puisque des portions entières du bâtiment ont été reconstruites avec des briques identiques à celles d’origine mais provenant d’un autre site. Le choix de laisser la brique apparente renforce leur intégration. Certaines parties reconstruites ont la patine des sections laissées en état de ruine. Ainsi, même en s’inspirant des conventions en vigueur dans les aménagements archéologiques, celles-ci ne sont pas appliquées systématiquement. L’homogénéité de l’ensemble des salles est donc renforcée malgré leurs grandes différences de style et de traitement. Certaines sont parfaitement préservées, d’autres entièrement refaites. Entre ces deux extrêmes se déploie tout un nuancier des degrés de conservation du bâtiment.
Le maintien de l’état de ruine évoque une certaine gravité funéraire, un rappel de la destruction massive de la ville durant la guerre. Le Neues Museum s’obstine à garder les stigmates de son histoire. Il l’assume au lieu d’essayer de la contourner par une restauration à l’identique.
Face au poids de l’histoire, et dans le contexte de réunification de la capitale allemande, plusieurs tendances s’affrontent en termes de valorisation du patrimoine. Certains défendent la reconstruction des bâtiments emblématiques disparus. À quelques centaines de mètres, une restauration très différente est en cours : à la place de l’ancien Palais de la République, emblème de la RDA démoli en 2008, la Ville et la Région ressuscitent le Stadtschloss, un château baroque du XVIIIe siècle endommagé en 1945, puis rasé par les communistes qui y voyaient un symbole de soumission du peuple à l’autorité royale. Ces deux chantiers sont aux antipodes l’un de l’autre. Au façadisme amnésique du Stadtschloss qui espère gommer les traces du XXe siècle, le Neues Museum répond par une minutieuse exposition des strates successives de l’histoire du bâtiment. Sa restauration incarne une plaie réparée mais non effacée, tout le contraire d’un décor recomposé.
Dans l’univers lisse et orthogonal de Chipperfield, cette réalisation occupe une place unique. Foncièrement hybride dans sa façon de joindre structurellement l’ancien et le nouveau, elle rend lisibles certaines qualités de son architecture, notamment sa légèreté et son caractère ajusté. L’ouvrage témoigne d’une grande subtilité en ce qui concerne les matériaux. Des intérieurs en briques faites main aux marbres sablés de la rampe d’escalier, les surfaces du nouveau musée semblent destinées aussi bien au toucher qu’à la vue.

Symbolique funéraire

La gravité n’est pas seulement ici un rappel de la destruction de 1945. Elle constitue une déconstruction de la fonction de musée, dévoilant son étrange rapport avec la mort. La modernité, tout en essayant de libérer le musée de sa dimension chtonienne, n’a pas complètement renoncé à cet aspect. De la Nouvelle Galerie de Mies van der Rohe, légère et écrasante à la fois, à la pyramide que Pei place au cœur du Louvre, les exemples de symboliques funéraires dans les musées du XXe siècle ne manquent pas.
L’intelligence de Chipperfield est de laisser apparaître subtilement de telles significations, comme lorsqu’il évoque Piranèse par son utilisation de la brique. Le point culminant de ce discret rappel de la mort est certainement l’escalier principal : les murs dénudés ainsi que la porte monumentale condamnée, mise en évidence par la blancheur de l’escalier, évoquent les sépultures royales découvertes par Schliemann sur l’Acropole de Mycènes. C’est comme si le désossement d’une structure néoclassique en venait à révéler la part funèbre inhérente au style monumental du XIXe siècle. Sans l’ornementation, l’édifice s’expose pour ce qu’il est : un cénotaphe des formes, des valeurs et des symboles de l’Histoire.

La livraison du Neues Museum, dont la restauration aura coûté 200 millions d’euros, coïncide avec le début d’un autre chantier pour l’équipe de David Chipperfield : celui de la James Simon Gallery. Tout en longueur, un monolithe transparent bordé d’un escalier va donner corps à l’entrée principale de l’ensemble des musées. La James Simon Gallery permettra de libérer les bâtiments historiques des tâches logistiques liées à l’accueil des foules. L’auditorium, les commerces, les restaurants, la billetterie et les vestiaires y trouveront leur place. Comme pour le Louvre de Pei et le British Museum de Foster, ces travaux d’envergure ambitionnent la création d’un méga musée capable d’accueillir 4 millions de visiteurs par an. Éminemment moderne au sein d’un complexe néoclassique, l’édifice rejoue l’opposition entre ancien et nouveau. Contrairement au Neues Museum où l’ancien a eu gain de cause, pour la James Simon Gallery, le nouveau risque de remporter la bataille.

In Memoriam Georges Abou Jaoude

J’ai reçu de Pierre Frey ce texte en hommage à l’un de ses anciens collègues décédé il y a un an. Je le publie tel qu’il m’a été envoyé.

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In Memoriam Georges Abou Jaoude, architecte, informaticien et professeur, décédé à Beyrouth il y une année jour pour jour.
Ce matin-là, le palindrome de la date du 22.02.2022, n’aura sans doute pas échappé à un homme qui avait consacré son temps et son talent à une discipline fondée sur des zéro et des un. Ce jour-là, même si sa santé était atteinte, il ne semblait pas a priori, avoir de raison de s’attendre à ce qu’il fût le dernier.
Georges Abou Jaoude a terminé ses études d’architecture à l’EPFL en 1984. Il été l’assistant du professeur Charles Rapin, à une époque où l’informatique était encore subordonnée au département de mathématiques. Ce laboratoire dont l’enseignement et la recherche étaient orientés vers l’intégration et l’implantation de concepts de haut niveau dans les langages de programmation, constituait un environnement particulièrement exigeant où il évoluait à son aise. Il a été nommé professeur extraordinaire à l’EPFL en 1992.

Ce chercheur était un enseignant-né, son ami et collègue au sein de l’école d’architecture de l’EPFL, Arduino Cantafora se souvient d’un homme qui « a réussi à transmettre à des volées très nombreuses d’étudiants le plaisir d’apprendre à bien gérer l’instrument informatique. (…) Quand il touchait son clavier, il avait la légèreté d’un papillon qui connaît très bien son trajet à accomplir. Il m’a toujours donné l’impression d’être un danseur extrêmement raffiné. Sa disponibilité humaine était aussi très grande, magnifique ». Par ailleurs, la valeur scientifique intrinsèque de la démarche de Georges Abou Jaoude et sa fantaisie ont fait de lui un partenaire recherché pour des collaborations transversales.

Comme chacun d’entre nous, Georges avait ses fragilités, le professeur René Vittone en avait perçu la nature et peut-être identifié l’origine, il disait de son collègue, « il est un enfant de guerre, il parie chaque jour sa propre vie. Il ne peut pas s’en empêcher ». Les parieurs mettent tout en jeu, Georges a fini par perdre. Sa carrière s’est terminée en août 2018 par une retraite anticipée. Pour une haute école, la santé de ses enseignants constitue le capital décisif ; l’Ecole Polytechnique fédérale de Lausanne n’a su ni détecter ni prévenir ce qui était de nature à mettre ce capital en péril.

Pierre Frey, historien de l’art, Prof. honoraire

Les déserts ne sont pas vides.

Si Samia Henni, auteure de l’incontournable Architecture de la contre-révolution, s’est sentie obligée de titrer son dernier ouvrage de ce rappel, c’est parce que l’impérialisme colonial repose largement sur cette fausse déclaration: les déserts seraient vides. C’est parce que le désert est prétendument vide que l’on se prend à rêver d’une nation juive ethniquement homogène en Palestine, c’est parce qu’il est prétendument dépourvu de vie que l’on proclame sa conquête et l’exploitation effrénée de ses ressources minérales. C’est parce qu’il est décrit comme dépeuplé que l’on y teste des armes nucléaires que l’on n’oserait jamais tester chez soi, et c’est parce qu’il est jugé impropre à la vie que l’on y planifie toutes formes d’expériences concentrationnaires, du Sahara au Xinjiang, en passant par le Néguev et le Wyoming. Enfin, c’est parce qu’ils qualifient l’Amazonie de «désert vert» que certains se permettent de planifier sa transformation en un vaste territoire de culture intensive. La plupart de ces crimes, qu’ils soient environnementaux ou génocidaires, reposent sur la même distorsion auto-réalisatrice qui consiste à considérer un territoire comme vide et donc ouvert à la conquête. Dans l’imaginaire colonial, le désert est un territoire sans vie, sans culture et sans autre intérêt que celui d’accueillir l’intervention bienveillante qui le mettra au service du monde civilisé.

L’intégralité de cet article est disponible sur le site des revues de la SIA : espazium.ch

La maison Latapie est à vendre

La réalisation emblématique d’Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal est à vendre. Monsieur et madame Latapie, retraités de la SNCF, vendent la maison qu’ils ont fait construire en 1993 et qui a été le point de départ d’une série de projets emblématiques du duo d’architectes auréolé du Pritzker Prize en 2021.

La maison à Floirac, dans la banlieue de Bordeaux, contient l’ADN de la démarche Lacaton et Vassal : ajouter à une maison moderniste et fonctionnelle un volume équivalent translucide, abrité et non chauffé. Le jardin d’hiver comme principe structurant de l’espace domestique. Le couple Latapie peut aujourd’hui témoigner de la qualité de vie rendue possible par ce type de dédoublement. Ils y ont vécu heureux, et souhaitent désormais permettre à d’autres d’en profiter. Tous deux retraités, ils se retirent à la campagne, dans le Gers. Pour ce faire, ils ont soigneusement rénové leur maison. Ils ont remplacé le polycarbonate terni, enlevé tout le bardage extérieur en Eternit amianté des années 1990, et livrent une maison rénovée et saine.

Lors d’une visite organisée par le centre d’architecture arc en rêve en décembre 2022, certains ont été surpris de voir à quel point l’intérieur avait peu changé depuis la visite de presse organisée en octobre 2002, à l’occasion de l’exposition consacrée au duo d’architectes. La maison garde la même pertinence qu’elle avait au moment de sa création : celle d’un espace hédoniste et frugal. On pourrait même s’amuser à discerner dans ses choix fondamentaux ce qui en fait aujourd’hui une réalisation beaucoup plus en phase avec les préoccupations de notre temps. La maison Latapie était un ovni moderniste en 1993 – elle est aujourd’hui une des pièces fondamentales d’une modernité en quête de frugalité.

Monsieur Latapie évoque avec modestie le choix qui fut le leur de s’adresser à des architectes pour réaliser leur maison. Les doutes sur le coût global ont été rapidement levés par la réponse architecturale économe d’Anne Lacaton et Jean Philippe Vassal. Leur maison, en cours d’inscription à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques, vaut beaucoup plus que ce qu’elle a coûté à l’époque de sa construction. Le coût du terrain est à cet égard bien plus déterminant qu’une quelconque volonté de profiter de la plus-value architecturale. La maison Latapie reste un achat très abordable pour quiconque souhaite acquérir une résidence familiale à Bordeaux.

©Emmanuelle Maura

les superpositions urbaines de Marc Mimram


Inspiré par la densité des villes japonaises, Marc Mimram a réalisé à Meudon un centre sportif d’un nouveau type : un lieu de vie qui contraste radicalement avec l’absence d’identité de certains équipements sportifs. Sa superposition d’un terrain de foot et d’une patinoire ne craint pas les effets de proximité avec l’habitat qui l’entoure. Au contraire, il la scénarise pour créer une polarité. Au lieu de déplacer ou de dissimuler, le projet se sert du télescopage des fonctions pour construire l’identité du lieu.

Christophe Catsaros : Commençons par un détail technique : ce que vous appelez les diapasons. C’est l’endroit où ce qui relève de l’apparence du bâtiment, je n’ose pas dire de l’ornement, rencontre ce qui relève de sa structure. Ce télescopage d’une qualité formelle et d’une fonction structurelle est caractéristique de votre travail.

Marc Mimram: Vous avez employé un mot qui était interdit dans l’architecture moderne : l’ornement. Isoler l’ornement n’a pas de sens pour nous, les choses se présentent un peu différemment. Une façon de comprendre ce que nous faisons serait de dire que nous exprimons activement la pluralité de la raison. À partir de ce constat s’ouvrent des champs structurels, constructifs et formels. Ce qui s’élabore n’est jamais pure inventivité. C’est souvent une interprétation de certaines conditions initiales qui sont prédéfinies. Ce que j’entends par conditions initiales, c’est comme en chimie, l’état d’un système étudié avant d’y intervenir. Cela comprend les données programmatiques et le résultat souhaité. Ce que l’on va produire va découler de ces différents paramètres du projet.
Dans le cas de Meudon, vous avez la structure porteuse de la façade, à savoir un poteau qui doit servir aussi de raidisseur de façade, et qui doit aussi devenir l’élément de clôture du stade de foot au premier étage.
Vous avez donc la fonction structurelle principale, celle du poteau, la fonction secondaire qui est celle du raidisseur de façade et la fonction tertiaire qui est celle de la clôture. Tout cela va fusionner en une seule solution constructive. Il s’agit de trouver le principe unique qui permettra de résoudre ces trois exigences.
Quand je dis que le télescopage entre ces trois fonctions doit être ouvert, cela peut aller jusqu’à la fusion totale. Pour le projet d’AgroParisTech, la fusion est allé jusqu’à la suppression de la grille de façade au profit de la structure. Nous avons complètement supprimé l’une des trois composantes les menuiseries pour garder uniquement la structure porteuse. La structure principale porte le vitrage. Je ne suis pas sûr que nous le referons, mais c’est ce que nous avons fait.
Pour revenir à Meudon, il faut aussi comprendre que l’aspect formel n’est pas aléatoire. Il est, au même titre que l’aspect structurel, une des conditions initiales. Dès le départ, nous avions en tête l’effet de certains équipements urbains japonais, qui sont tournés vers le ciel. Non pas un bâtiment qui monte en hauteur, mais un bâtiment qui regarde vers le haut. Pensez aux terrains de Golf intégrés à l’architecture des quartiers résidentiels de Tokyo.À Meudon, cela prend la forme d’un élément élancé qui bifurque, qui mute de ses deux premières fonctions vers sa troisième. Techniquement parlant, la chose n’est pas si simple. La partie supérieure de ce diapason a tendance à tourner sur elle-même. Pour qu’il tienne, il faut qu’il soit encastré sur la dalle qui est le sol du terrain de foot.
On part de la demande, on arrive à une solution technique et cette solution technique définit à son tour une forme et une géométrie. J’aime penser que la juxtaposition de génératrices crée une surface, comme en mathématiques. C’est ce que nous avons fait à Meudon, où nous avons réussi à créer une enveloppe virtuelle à partir de ce raisonnement spatial et structurel.

Photo : Erieta Attali

Parlons un peu de la théâtralité de cette structure. J’ai l’impression qu’il y a une scénarisation dans la façon dont elle structure ce nouveau quartier. J’entends par scénarisation ce qui, par l’expressivité et l’intensité, rend les choses plus habitées, plus intenses. C’est l’idée de mettre en scène les tensions, même mécaniques, qui définissent une structure. Au lieu de se contenter d’accomplir une tâche, il s’agit de faire et simultanément de montrer ce que l’on accomplit. Par exemple, s’il y a un effet de levier à un endroit précis, la structure peut rendre cela explicite, ou simplement accomplir sa mission sans le dévoiler à l’usager.

Marc Mimram: C’est tout à fait notre culture. Se servir de la question structurelle, c’est d’abord la dépasser, mais aussi rendre explicites certains aspects de ce que la structure accomplit. Exactement comme un pont peut montrer le cheminement des efforts, un bâtiment peut donner à voir comment il se comporte avec la lumière, avec le son, avec les flux matériels ou immatériels qui le traversent. Mais cela peut aller très loin, par exemple, pour la soudure, nous n’utilisons jamais les profils du commerce, car ils ont les bords arrondis et nous essayons plutôt de tendre les choses et tenir compte de la manière dont le profil sera appréhendé. Nous voulons que le bord du profil soudé soit tendu, ce qui n’est pas le cas des profils fermés. C’est un détail, mais il mène directement à la structure globale.
Guillaume André : C’est comme utiliser une contrainte structurelle ou la façon dont elle est assemblée pour en faire un élément du discours architectural. Dans le cas de la patinoire, les poutres s’affinent et la structure se complexifie du côté de la façade. Cela peut sembler être un choix purement formel; il y a pourtant une raison. Celle de libérer la façade. Une poutre invariable aurait impacté le mur-rideau. La dispersion et l’affinement de la structure à cet endroit, renforce l’horizontalité du panorama de la paroie vitrée.
Marc Mimram: La coupe révèle que la structure est asymétrique. Cette asymétrie accompagne et accentue la captation de la lumière par la façade vitrée qui longe le tramway. L’encastrement est décomposé dans une approche similaire à ce qui est fait à l’extérieur.  Le choix formel et technique est toujours justifié.  Ce qui varie, c’est l’interprétation qui en sera faite. Visuellement, ce système produit un drapé continu. En réalité, il est façonné à partir d’éléments discontinus.  Cette transition du discontinu au continu est un aspect essentiel de la structure. 

Guillaume André On a l’impression d’avoir affaire à un objet sériel, mais ce n’est pas le cas puisque chaque élément varie en fonction de trois génératrices: le point d’inflexion en façade, la rive et le haut du pare ballon. Cet effet de similitude d’éléments qui varient est une constante dans notre travail.  C’est une succession de diapasons réglés par la géométrie de ces trois génératrices, et qui constitue l’enveloppe.  

Il y a une expressivité de l’ingénierie qui est assez rare dans le paysage de la construction français.

Marc Mimram: Plutôt que de surjouer l’expression du tout par rapport aux parties, ce qui conduit à des compositions très classiques, cette expression des forces consiste à considérer le bâtiment comme un équilibre stabilisé. Si l’on considère le bâtiment comme l’addition des différentes parties qui le composent, en l’occurrence la patinoire, le court, les salles de fitness et de squash, alors cette expression permet de faire tenir l’ensemble.

On pourrait appliquer cet adage, celui de l’équilibre stabilisé, à l’expressivité technique, dans le sens d’un équilibre de force ou de tension qui serait au bord de la rupture, et qui pourtant tient parfaitement. Compris ainsi, l’équilibre stabilisé serait l’esprit de l’expressivité constructive de nombre de vos projets. Chercher le point où un élément cède et travailler sur cette frontière. On a parfois l’impression que vous travaillez sur cette crête, celle de la fragilité d’une structure, tout en restant, bien sûr, du bon côté de la force. Comme la maison Lemoine à Bordeaux, et sa façon d’évoquer l’instabilité tout en étant parfaitement stable. C’est aussi un bâtiment qui fusionne finement sa fonction iconique, celle d’exprimer la densité, avec sa fonction programmatique, son image urbaine et ce qui s’y passe.

Marc Mimram: Lorsque nous construisons, nous sommes nécessairement dans l’expression d’un rapport gravitationnel. Il y a deux façons de voir l’ingénierie : soit comme une façon de calculer, ce qui ne m’intéresse pas, soit comme une façon de projeter. C’est une écriture qui ne montre pas trop de muscles, mais qui vous fait savoir qu’elle en a.

Guillaume André: C’est un élément qui donne une unité à la hauteur du bâtiment malgré la disparité des équipements qui le composent. Ce système, qui va du sol au ciel, et qui relie le port à faux aux éléments de façade, donne une unité, sans forcément cacher la diversité programmatique.

Marc Mimram: Une des réussites de ce système est sa simplicité apparente, et sa façon d’être en réalité très complexe. C’est un système qui interagit avec les sorties de secours, avec les immeubles en vis à vis et avec le tramway. Il s’adresse à des entités très variées tout en parvenant à maintenir une certaine cohérence propre.

photo: Erieta Attali

Ce qui est intéressant dans ce projet, c’est qu’un attribut dont on cherche habituellement à minimiser l’impact visuel, soit mis en avant.

Marc Mimram: La raison des choses doit prévaloir dans ce jeu qui consiste à montrer des comportements ou des attributs techniques. Sinon, on tombe dans la vulgarité. Comme dans le cas du bardage néo-Eiffel du pont autoroutier du Petit Clamart. Ce mariage équilibré entre architecture et ingénierie, entre la raison d’être des choses et leur forme finale, est un art du dosage. On se demande parfois si la raison pour laquelle il est si rare, n’est pas plutôt que les architectes ne veulent pas ou ne savent pas le faire.

L’expérimentation comporte toujours un risque. Tout le monde n’est pas prêt à prendre le risque de sortir des solutions standard.

Marc Mimram: C’est vrai pour la nature expérimentale de notre travail. Parfois, je regarde en arrière et je me demande ce qui nous a poussés à emprunter des chemins inexplorés comme nous l’avons fait. Comme avec l’utilisation structurelle du BFUP que nous avons faite pour le toit de la gare de Montpellier. 18 m de portée et 5 cm d’épaisseur. Je me demande parfois comment nous avons pu être autorisés à construire quelque chose d’aussi audacieux. L’intérêt de cette utilisation du BFUP est sa très faible porosité. Il n’y a pas besoin d’autre étanchéité. Et comme nous sommes dans une gare, il n’y a pas d’isolation thermique. Tout est fait avec une seule couche, un seul matériau.

Le projet résulte d’un travail d’agencement quasi-algorithmique. Un générateur de combinaison pour optimiser l’emboîtement des pièces qui composent le centre. 

Marc Mimram: la structure est pensée comme un outil d’agglomération d’éléments programmatiques. Nous nous sommes inspirés des parquets où se superpose le tracé de plusieurs terrains de jeu. À partir de cette image de complexité, nous avons imaginé un principe d’emboîtement en volume.  Ce télescopage dit aussi quelque chose d’un nouvel esprit qui se dessine dans les pratiques sportives, plus individualisées, moins standardisées, et plus à même de contourner les règles pour inventer de nouvelles variantes. Tout le monde peut réinventer les règles.  L’idée a été de s’inspirer de cet esprit d’irrévérence créative vis-à-vis de la norme pour repenser la place du sport dans la ville. Ce projet de générateur d’assemblages part du principe qu’il faudrait faire des maisons du sport comme on a fait autrefois des maisons de la culture. Des lieux ouverts à tous et à toutes sortes de pratiques.À partir d’une structure modulaire, il existe une multiplicité d’affectations spatiales possibles. Des pratiques différenciées et adaptables, mais surtout des vides; des espaces interstitiels qui n’entrent pas forcément dans l’écosystème normé du centre sportif. Un club de bridge, un club de photographie amateur, une salle de projection, etc.…C’est une flexibilité qui va dans les deux sens. L’allocation spatiale peut définir la structure générale, et inversement une structure prédéfinie peut instruire telle ou telle autre configuration. Ainsi perçue, la structure est libératrice.  On peut superposer des choses qui ne s’alignent pas nécessairement. Cela montre à quel point la structure peut être génératrice non seulement d’une écriture architecturale mais aussi d’espaces particuliers. 
C’est un principe que nous avions expérimenté dans un autre contexte, pour un immeuble de bureaux, au-dessus du faisceau ferroviaire de la gare d’Austerlitz. Il s’agit d’un bâtiment pont de 17 000 m2 avec une portée de 60 mètres entre la halle Freyssinet et la grande bibliothèque. Ce qui est inhabituel dans ce projet, c’est qu’au lieu de placer le bâtiment sur un élément de franchissement, nous avons fait de la structure du bâtiment elle-même, l’élément de franchissement.  Ce raisonnement permet d’imbriquer les différents niveaux, tantôt en les posant, tantôt en les suspendant. 

L’entretien avec Marc Mimram et Guillaume André est tiré de l’ouvrage publié aux éditions Archibooks.

La préfète et les loups. Un règlement de compte de Noël

En mai 2021, j’ai eu l’occasion de visiter, avec Patrick Bouchain, la maison de Pierre Lajus, en sa présence. C’est là qu’a grandi Marie Lajus, préfète au cœur d’une polémique en France : elle vient en effet d’être révoquée après s’être opposée à un projet d’incubateur défendu par des élus locaux de la macronie. Au-delà du caractère scandaleux de l’éviction d’un haut fonctionnaire qui veille à l’application rigoureuse de la loi, nous voudrions ici considérer l’affaire d’un point de vue purement architectural. Quel rapport Marie Lajus entretient-elle avec l’architecture et quel est l’ADN du projet qui lui a coûté son poste ?

Marie Lajus a grandi dans l’une des plus belles maisons modernes de Bordeaux. Une maison à ossature bois sans ostentation mais construite avec beaucoup d’intelligence, par son père, qui figure parmi les pionniers de l’innovation dans la construction bois des années 1970. Pierre Lajus est un bâtisseur qui a œuvré à produire de l’habitat qualitatif pour le plus grand nombre. Utilisant la malléabilité tectonique du bois, il a conçu un habitat modulaire moderniste peu onéreux. Sa maison est à l’image de ses aspirations et Marie Lajus est issue de la fratrie des cinq enfants qui ont grandi dans cette maison. À Patrick Bouchain qui l’a interrogée, elle a eu l’honnêteté et la tendresse de décrire sa maison telle qu’elle l’a vécue. Lumineuse, simple dans sa facture, modulaire, capable de s’étendre au fur et à mesure que la famille s’agrandit, et surtout adaptable, permettant à ses membres une mobilité interne. Elle a aussi eu la franchise de critiquer son ouverture, laquelle empiétait parfois sur l’intimité des jeunes membres de la grande famille qui y résidait. Le ton est donné : Marie Lajus ne fait pas dans la nuance et la demi-teinte. Son avis objectif sur la maison familiale est à l’image de la préfète qu’elle fut. Rigoureuse, exigeante et animée d’un sens inébranlable du bien commun. Marie n’est pas devenue architecte comme son père. Elle a choisi de défendre l’intérêt commun en entrant dans la police. Après un passage à Berkeley, et un parcours sans faute dans l’administration, elle est nommée préfète d’Indre et Loire. 
Lorsque lui est soumis le projet d’un incubateur pour entreprises orientées vers la physique quantique, la biologie de synthèse et l’intelligence artificielle, elle a rappelé l’évidence : l’incompatibilité du projet avec le plan d’urbanisme et le caractère protégé du Château Louise de La Vallière. Selon elle, le projet a peu de chance d’aboutir. 
Or, les initiateurs du projet tablent sur une modification du PLU qu’elle n’est pas près de valider. Le bras de fer est engagé. 

La suite de cet article portait sur le modèle entrepreneurial et sur la qualité architecturale du projet au cœur de la controverse. Je l’ai supprimée après que son initiateur ait menacé de me poursuivre en justice, la considérant comme à charge et diffamatoire.