Dans le jardin public de Bordeaux, une élégante construction en bois rompt depuis plusieurs mois l’harmonie néoclassique du lieu. Il s’agit d’un prototype de maison rudimentaire, réalisé par un duo d’architectes, Flavien Menu et Frédérique Bachelard, dans le cadre de proto-habitat, une exposition à arc en rêve, suite à une résidence à la villa Médicis.
Christophe Catsaros : Votre enseignement à l’AA School de Londres portait sur la dimension anthropologique de l’habitat, ainsi que sur des questions d’usages et d’appropriation de l’espace par les habitants.
Flavien Menu : La question de l’habitat est importante, car elle est à la croisée de plusieurs enjeux : économiques, sociaux et territoriaux. L’habitat est devenu une véritable question lorsque nous avons été confrontés à la précarité dans laquelle vivaient la plupart de nos étudiants. Ils étaient des nomades urbains, passaient leur temps à déménager, et même ceux qui avaient certains moyens financiers se retrouvaient dans des collocations ou des micro-logements. Ils faisaient tous pourtant partie de ce qu’on pourrait appeler « une élite globalisée ».
Cela faisait écho à un contexte plus général de dégradation des conditions d’accès au logement – bail à court terme, propriété dégradée par une demande surabondante – et à plus long terme, à une difficulté d’accès à la propriété pour les classes moyennes, et même à certains égards pour les classes moyennes supérieures.
La situation d’où est né notre questionnement est celle d’une forte ségrégation autour de l’accès au logement dans les métropoles comme Londres, Paris et, à certains égards, Bordeaux. De plus en plus, le logement cesse d’incarner ses fonctions de refuge et de lieu de vie pour n’en garder qu’une seule, celle d’investissement et de produit spéculatif.
Frédérique Bachelard : À cela s’ajoutait une information assez intéressante : en Angleterre, 1/4 des personnes interrogées ne souhaite pas habiter dans un logement neuf. Nous est apparu alors l’écart entre les besoins et les désirs des habitants et le type de logement massivement produit aujourd’hui à Londres, mais aussi en Europe. Les questions de l’habitat intergénérationnel ou du travail à domicile ne trouvent pas nécessairement de réponse dans la majorité des logements proposés aujourd’hui par le marché de la construction neuve.
FM : Il y a un vrai décalage entre une demande qui pousse le marché immobilier à produire de nouveaux logements et les nouvelles flexibilités qui s’imposent à nous d’un habitat qui soit aussi le lieu de l’activité professionnelle. La crise sanitaire et le confinement n’ont fait qu’accentuer cette tendance déjà bien amorcée : celle de distinguer les espaces non plus à partir d’une affectation prédéfinie, mais à partir du degré d’intimité qu’ils offrent et de l’usage qu’on choisit d’en faire.
FB : Il y a aussi parfois un décalage entre les ambitions de mieux faire du logement et les réalités politiques et juridiques de sa production. La France est, historiquement et idéologiquement, un pays de propriétaires. Il est toutefois intéressant de regarder ce qui se fait chez nos voisins et de voir que des modèles d’habitats collectifs vertueux peuvent émerger en parallèle de celui de la propriété individuelle. Coopératives, habitat participatif, autopromotion sont encore marginaux aujourd’hui – alors qu’ils l’étaient beaucoup moins avant-guerre. Or ces modèles peuvent offrir une alternative tangible à l’accession à la propriété tout en créant un sentiment de chez-soi.
FM : C’est à partir de ces constats que nous nous sommes portés candidats à la Villa Médicis à Rome pour une recherche d’un an sur l’habitat et ses moyens de production. Il s’agit d’un projet de recherche en deux volets : l’un théorique, l’autre pratique. La partie théorique consistait à répertorier des usages pionniers partout en Europe. L’idée était de faire un tour d’horizon des projets coopératifs, ou encore des architectes qui deviennent eux-mêmes commanditaires de leurs projets, et plus généralement des nouvelles façons de créer de l’habitat sans recourir au marché immobilier.
La deuxième piste, plus pratique, consistait à devenir à notre tour acteurs de ce changement en proposant un prototype d’habitation, sorte d’artefact configuré par notre réflexion sur le sujet. Parallèlement, nous nous sommes lancés dans un projet de réalisation de 22 logements en bois avec le collectif londonien Assemble. Pour ce chantier, nous sommes devenus commanditaires d’un ensemble d’habitations flexibles et évolutives. Cela sans fortune personnelle, mais en sollicitant certains acteurs culturels et politiques capables de mettre le projet en route. Cette initiative répond à un constat : la qualité de ce qui se construit ne dépend pas seulement de la réponse apportée par des architectes, mais aussi du type de demande à laquelle ils sont appelés à répondre. C’est aussi un acte fort sur le rôle de l’architecte et sur la manière dont il devient plus actif dans la définition de la commande. En devenant nous-mêmes commanditaires, nous devenons aussi plus responsables vis-à-vis de l’impact de l’architecture sur un territoire et d’une communauté déjà là.
CC : Vous semblez tirer des leçons des stratégies de survie que déploient vos étudiants face à la situation très tendue à laquelle ils sont exposés, ainsi que des observations que vous avez pu faire à l’issue de vos visites de projets pionniers.
FB : L’atelier que nous animions à l’AA School s’appelait ordinary domesticity et consistait à répertorier différentes pratiques d’appropriation et de détournement de l’habitat d’une génération bercée par des crises rapprochées et l’arrivée massive des nouvelles technologies. Aux contacts des étudiants et de leur réflexion sur leur lieu de vie, cela nous a projeté dans les désirs et les besoins d’une génération émergente qui n’a plus forcément les moyens – et l’envie – de contracter un crédit sur trente ans pour s’installer sur le long terme dans un lieu de vie fixe.
FM : Pour cette génération, le logement n’est plus une destination, un refuge familial où l’autre est difficilement accepté. Le logement est considéré comme un hub, un lieu de transit, un lieu où l’on travaille mais aussi un lieu où l’on a des interactions sociales, un sentiment d’appartenance à une communauté. Les valeurs qui faisaient la richesse d’un lieu de vie ne sont plus les mêmes ; on recherche moins un refuge ou une protection qu’une capacité à offrir des connexions, des interactions et un vivre ensemble.
FB : Ces valeurs tiennent aussi à la capacité à répondre à des modes de vie plus vertueux. Pour une génération qui choisit son alimentation ou ses baskets sur des critères éthiques, la capacité d’un logement à refléter un mode de vie respectueux d’une éthique environnementale devient primordiale. C’est ce qu’on voit dans les opérations les plus exemplaires : une écologie sociale, environnementale et mentale.
CC : Venons-en au prototype. Est-il hors sol ? À le voir, on se l’imagine mobile, nomade.
FM: Sa conception témoigne d’une approche moins définitive et plus temporaire de l’implantation. Faut-il posséder le foncier pour y construire son logement ? Ne devrait-il pas être possible d’habiter un logement qu’on a soi-même construit sur un terrain dont on ne détient qu’un droit d’occupation temporaire ? C’est souvent le cas à Londres où le foncier est rarement vendu, mais aussi en Suisse avec les coopératives réalisées sur des terrains qui restent la propriété de la commune. Le prototype est démontable afin de permettre la restitution du terrain pour un autre usage, si cela est jugé nécessaire.
CC : À voir le prototype dans le jardin public, on pourrait penser qu’il s’agit d’un nouveau modèle d’habitat pavillonnaire.
FM : C’est un effet d’optique généré par son implantation solitaire dans un jardin public, et la nécessité de construire un prototype démonstrateur. Le prototype est censé pouvoir se développer comme un ensemble d’habitations collectives : les modules s’adossent, se superposent, s’hybrident. Il incarne aussi une tentative pour retrouver certaines qualités de l’habitat individuel dans un modèle collectif.
CC : Venons-en à la question du choix du bois. Comment ce matériau conditionne-t-il le projet ?
FM : Le bois apporte une technicité que nous recherchons pour lui permettre d’être léger, démontable et modulable. Il permet aussi de connaître la provenance des matériaux : tous les produits qui entrent dans la construction du prototype sont issus de la région. Nous avons choisi des partenaires qui incarnent une orientation plus saine et plus locale dans l’usage du bois, et qui gèrent vertueusement leurs ressources et leurs productions. Cela fait écho aux besoins des usagers d’être informés et de connaître ce qui constitue leur habitat comme ce qu’il y a dans leur assiette : le proto-habitat s’inscrit dans cette perspective.
FB : C’est aussi pour cela que nous souhaitons montrer les matériaux qui composent le pavillon : la façade, les panneaux intérieurs, les poutres et la menuiserie expriment la matérialité brute, à l’exception de la peinture ou du vernis pour les protéger. Le bois possède cette capacité de donner à comprendre comment son habitat est fabriqué. Cette lisibilité permet aussi de le réparer, de l’améliorer ou de le personnaliser : c’est une main tendue à l’appropriation de l’habitat.
interview effectué le 25.09.2020 pour arc en rêve centre d’architecture