L’idéalisme pragmatique de l’AUA – Le cas de la Villeneuve.

 

 

La grande exposition qui s’ouvre vendredi 30 octobre à la Cité de l’architecture et du patrimoine à Paris invite à se replonger dans l’histoire singulière d’une coopérative qui a marqué son époque en France. L’Atelier d’urbanisme et d’architecture (AUA) reste dans les annales comme l’association fructueuse d’architectes, d’urbanistes et d’ingénieurs ayant su négocier avec le politique la mise en œuvre de projets d’envergure en matière d’aménagement urbain.

 

Le grand ensemble de la Villeneuve à Grenoble occupe une place importante dans l’histoire des tentatives de réinvention de la forme urbaine dans la seconde moitié du 20e siècle. Il fait preuve d’une volonté réelle de rompre avec les a priori du fonctionnalisme standard pour expérimenter de nouvelles configurations et accroître le rôle des habitants dans la planification.

En cela, il est caractéristique de la démarche de l’AUA qui a tenté de marier le pragmatisme de la gouvernance municipale et les idéaux communautaires des années 1960. Travaillant comme une agence de service public, l’AUA s’efforça en effet de reconfigurer l’alliance entre les décideurs et les concepteurs, non plus sur la base d’une connivence affairiste, mais sur celle d’un véritable engagement politique. Proches des communistes, mais pas seulement, les membres de l’AUA deviennent ainsi les planificateurs attitrés de certaines communes engagées dans la voie du réalisme socialiste municipal à la française. Ainsi, l’arrivée en 1965 d’une gauche unie et plurielle aux commandes de la ville de Grenoble scelle leur engagement dans la construction de nouveaux quartiers au sud de l’agglomération.

Georges Loiseau, Jean Tribel et Jean-François Parent, Quartier de l’Arlequin, Villeneuve de Grenoble, 1968-1973 . Vue d’ensemble © Alexandra Lebon
Georges Loiseau, Jean Tribel et Jean-François Parent, Quartier de l’Arlequin,
Villeneuve de Grenoble, 1968-1973 . Vue d’ensemble © Alexandra Lebon

 

La Villeneuve est dense. Elle l’est d’autant plus que la densité et la complexité ont fait partie, dès le commencement, des outils mobilisés pour constituer une nouvelle forme urbaine. Le mot d’ordre était de rompre avec la non-ville des barres et des tours et de mettre en place un plan capable de devenir le support de la vie collective. Le rejet du modèle fonctionnaliste n’est plus alors que l’apanage de quelques spécialistes. Au cours des années 1970, sa dénonciation se répand chez les politiques, tous bords confondus (sans parler du cinéma, qui en fait un leitmotiv). « La sarcellite », ce mal de la ville rectiligne, appelle un remède. C’est précisément sur ce terrain que l’AUA va déployer ses efforts collectifs.

Georges Loiseau, Jean Tribel et Jean-François Parent- Quartier de l’Arlequin, Villeneuve de Grenoble, 1968-1973, Vue d’ensemble © Archives Jean Tribel
Georges Loiseau, Jean Tribel et Jean-François Parent- Quartier de l’Arlequin, Villeneuve de Grenoble, 1968-1973,
Vue d’ensemble © Archives Jean Tribel

 

La ville unitaire

 

Le premier renversement, qui explique les grandes lignes de leur intervention, repose sur l’idée selon laquelle il faut cesser de séparer les fonctions (l’habitat, les espaces de travail, les lieux d’éducation). Au contraire, il s’agit d’organiser des télescopages, de rechercher la complexité et de créer, dans les interstices, le support d’une vie sociale.

Si la mixité programmatique n’a pas encore le caractère prescriptif qu’elle acquerra quelques années plus tard[1], elle est au cœur du travail de planification de l’AUA. Le quartier administratif, les quartiers résidentiels et le centre commercial sont reliés par des axes piétons. Quant aux groupes scolaires, quand ils ne sont pas assimilés aux ensembles d’habitation (les Géants), ils les jouxtent.

Dans le texte du catalogue consacré à la Villeneuve, Sibylle Le Vot mentionne le caractère tâtonnant de leur démarche. Amenés à repenser le plan directeur à la fin des années 1960, les membres de l’AUA hésitent entre une centralité conventionnelle et une conception polycentrique. Ils optent finalement pour un schéma polynucléaire.

L’ensemble prend la forme d’une mégastructure au déploiement organique et aux typologies hétéroclites. Des quartiers très différents les uns des autres sont parcourus d’une rue piétonne souvent surélevée, qui fonctionne comme un espace public à investir.

Les urbanistes de l’AUA recherchent plutôt des façons de créer un contexte de vie intéressant. La proximité, les vis-à-vis assumés, les effets d’empilement, les décalages, les retraits, les porte-à-faux, les ouvertures soudaines sont autant de moyens devant apporter à la nouvelle ville la diversité souhaitée. Les différents quartiers sont disposés autour d’un parc paysager et varient de l’ensemble intermédiaire bas noyé dans une végétation luxuriante, au labyrinthique Géants, ou à l’Arlequin, ce front bâti de plusieurs centaines de mètres, surélevé sur pilotis et dont la hauteur peut atteindre quinze étages.

 

A l’Arlequin l’innovation prend la forme d’une théâtralité du rez-de-chaussée. Polychrome, évoquant la Cité dans l’espace de Kiesler, la place sous les immeubles constitue, encore aujourd’hui, un décor urbain des plus stimulants. Une véritable rue abritée, colonne vertébrale du projet urbain de l’AUA, et qui n’est pas sans évoquer les expérimentations situationnistes et le principe d’une construction spatiale continue susceptible de servir de support à des expériences collectives. L’Arlequin n’est peut-être pas la nouvelle Babylone, mais l’ensemble s’amuse à recréer des effets de labyrinthe ludique. Les rues qui serpentent, se croisent, se superposent sont autant d’atteintes portées à l’efficacité rectiligne du chemin de desserte.

Georges Loiseau, Jean Tribel et Jean-François Parent en collaboration avec Henri Ciriani, Michel Corajoud et Borja Huidobro, Rue piétonne, Quartier de l’Arlequin, Villeneuve de Grenoble, 1973. Vue de la rue piétonne © Fonds DAU. SIAF / Cité de l’architecture & du patrimoine / Archives d’architecture du xxe siècle
Georges Loiseau, Jean Tribel et Jean-François Parent en collaboration avec Henri Ciriani,
Michel Corajoud et Borja Huidobro, Rue piétonne, Quartier de l’Arlequin,
Villeneuve de Grenoble, 1973. Vue de la rue piétonne
© Fonds DAU. SIAF / Cité de l’architecture & du patrimoine /
Archives d’architecture du xxe siècle

L’art critique au service de la ville

 

L’art doit prendre part au projet d’émancipation par la ville. Loin d’être ornementale, l’intervention artistique au sein des quatre quartiers se veut critique, à l’instar de cette fresque des Malassis mettant en scène les naufragés de Géricault sur un radeau en forme de côte de bœuf, perdus sur une mer de frites. Aussi surprenant que cela puisse paraître à une époque où les grandes enseignes commerciales décident des grands aménagements urbains[2], cette fresque imposante signalait l’entrée du centre commercial. Elle fut recouverte dans la plus grande indifférence en 2000.

Le naufrage, la crise sur la richesse même. Coopérative des malassis. Photographie © Musée de Grenoble.
Le naufrage, la crise sur la richesse même. 1974
Coopérative des malassis.
Photographie © Musée de Grenoble.

 

L’écart inconciliable entre une fresque murale critique et le haut lieu du consumérisme qu’elle recouvre est caractéristique des contradictions qui traversent le projet urbain progressiste de l’AUA. Vouloir construire la vie collective sans se donner les moyens de restructurer la vie quotidienne est aussi vain que de vouloir éveiller par une image l’esprit critique de celui qui pousse son chariot rempli de provisions vers le coffre de sa voiture. Malgré ses qualités, l’habitat collectif expérimental des années 1970-1980 n’est pas parvenu à élever la vie collective au rang de modèle de société enviable. Les années 1980 et le vent d’individualisme qu’elles font souffler vont parachever la débâcle idéologique du modèle collectif. En 1973, Jean Luc Godard réalise Numéro 2 à la Villeneuve et radiographie la domestication de la classe ouvrière par l’habitat collectif. Si le film ne s’aventure que rarement en dehors du huis-clos domestique, il porte un jugement sévère sur le rôle de l’habitat social dans l’instauration de rapports d’individualisation au sein d’une famille. La politique du logement serait vouée à l’édification d’un ethos individuel par des moyens mécaniques. Et pourtant, si la Villeneuve n’échappe pas à la sentence godardienne, elle se défend plutôt bien comparé à d’autres « utopies » transformées aujourd’hui en ghettos. Contre tous les oiseaux de malheur qui la pourchassent, la Villeneuve a su maintenir une véritable mixité sociale qui fait aujourd’hui son principal attrait.

Photogramme du film Numéro Deux, 1975, Jean-Luc Godard
Photogramme du film
Numéro Deux, 1975,
Jean-Luc Godard

Aux séquences alarmistes de reportages en quête d’émotions[3] répondent des dizaines d’initiatives citoyennes qui tissent à la Villeneuve un réseau associatif d’une grande diversité. Cela va des ateliers populaires d’urbanisme au collectif d’artistes “VILL9 la série” dont un court métrage a été sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes. Cette initiative s’inscrit dans la continuité de la télé participative qui existait à la Villeneuve dans les années 1970.

 

Le dimanche, dans le parc aux grands arbres à la croisée des quartiers, le tableau est tout sauf celui d’une cité à la dérive. Il fait encore bon vivre à la Villeneuve et le travail paysager de Michel Corajoud y est pour beaucoup. Les cris d’orfraie xénophobes d’un président décidé à pêcher dans les eaux troubles de l’extrême droite ont dû résonner comme une double agression. Le fameux « Discours de Grenoble » de Nicolas Sarkozy sur l’immigration, ce grand moment agitprop du néolibéralisme des années 2000, offensait tant ceux qu’il stigmatisait que ceux qu’il était supposé défendre.

Reste l’ensemble, aujourd’hui classé, engagé dans une longue rénovation contestée qui entame le caractère unitaire de l’Arlequin, sans que l’on puisse pour autant parler de résidentialisation : ce saucissonnage des grands ensembles en parties distinctes inaccessibles aux non-résidents. A la Villeneuve, la privatisation de l’espace partagé n’est pas encore à l’ordre du jour, tant il semble que ses habitants y demeurent attachés.

[1] Un quota (jamais atteint) de sept postes de travail pour dix habitants avait tout de même été fixé pour les villes nouvelles de la région parisienne.

[2] Les Halles de Paris entreront dans l’histoire comme une affaire d’ingérence d’une société privée –Unibail – dans un projet d’aménagement du centre effectif d’une ville de 10 millions d’habitants.

[3] En 2015, des habitants ont décidé de poursuivre France Télévisions en justice suite à un reportage d’Envoyé spécial dressant un portait peu flatteur de leur cité. Déboutés, ils ont tout de même remporté une victoire médiatique en réagissant à la stigmatisation.

 

Le pôle muséal à Lausanne s’ancre enfin dans le réel

Cela fait cinq ans que nous connaissons l’emplacement et la forme du futur MCBA, et un peu plus de deux ans qu’ont été désignées les institutions qui vont contribuer à former un pôle. Depuis, le bureau espagnol Barrozi / Veiga a reçu le prix Mies van de Rohe, et la plupart des recours contre leur projet ont été rejetés.

Si l’annonce du lauréat du concours pour la deuxième tranche, le bureau portugais Aires Mateus, nous rapproche du premier coup de pioche, il ne résout pas les problèmes fondamentaux du projet dans son ensemble: l’inadéquation du site choisi ainsi que certaines incohérences du projet culturel.

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Le projet du Musée cantonal des Beaux-Arts. (DR)

La première question, relative au choix du site, reste d’actualité: pourquoi construire dans l’enceinte d’une gare, si l’activité que l’on souhaite y développer est incompatible avec le milieu ferroviaire? Extrapolant sur les réticences des assureurs à garantir les prêts d’œuvres au nouveau musée, les architectes du MCBA ont été conduits à prendre des précautions disproportionnées. Pour palier à l’éventualité d’un accident ferroviaire aux abords du futur musée, ils ont transformé la façade sud, celle qui est orientée vers le lac (et la lumière), en paroi aveugle digne d’un abri atomique.

Un train pourra exploser à cinq mètres d’un Vallotton, la peinture restera intacte! A ceux qui se demandent pour quelle raison le principe de précaution appliqué aux œuvres ne s’applique pas aux habitations qui bordent les voies, la réponse, qui ne manque pas de cynisme, consiste à spécifier que les habitants, contrairement aux tableaux, ont des pieds! L’idée que le projet muséal puisse contourner le chantage spéculateur des assureurs n’effleure même pas les esprits. Travailler avec les jeunes artistes, privilégier, comme au MAMCO, la création in situ, au lieu de viser des blockbusters du museum globalisé ; c’est en effet un tout autre projet culturel qu’il aurait fallu édifier pour qu’il puisse trouver sa place dans la friche ferroviaire.

La deuxième phase du pôle muséal.
La deuxième phase du pôle muséal. (DR)

Rude compétition

Le palmarès dévoilé lundi 5 octobre  à Beaulieu ne manquait pas d’intérêt : la compétition fut rude entre des géants de l’architecture globalisée (Nouvel, Sanaa, Lacaton&Vassal), nos stars nationales (Olgiati, Graber Pulver, Gigon-Guyer, Kerez) et nos espoirs locaux (local architecture). Le jury a écarté des gestes forts (Nouvel, Olgiati) pour privilégier une proposition discrète qui noue un dialogue avec le MCBA.

En cela, le projet retenu pour la deuxième tranche rectifie certaines des incohérences de la première, sans pour autant parvenir à les lever entièrement. Le MCBA sera une construction nouvelle déguisée en friche industrielle: du neuf qui imite du contextuel. La deuxième tranche continue sur le même terrain difficile, cherchant à justifier, dans le même élan, de sa forme et de sa raison d’être. Obligé de prendre place sur un site inadéquat sans faire de l’ombre à son grand frère, le bâtiment se déploie au fond d’une cour dont l’étroitesse est habilement dissimulée par les rendus numériques.

Variation sur le thème de la stratification programmatique, l’édifice, pour moitié souterrain, superpose les deux musées qu’il est censé accueillir. Une faille au niveau du rez-de-chaussée sépare la partie supérieure consacrée au design de la partie inférieure, dévouée à la photographie. Sur ce point le choix des architectes se révèle judicieux. Il semble accomplir précisément ce que MCBA refuse de faire : déduire sa forme de son programme.

Imposant et forclos, le MCBA évoque l’univers des monuments funéraires. Avec la deuxième phase, les références demeurent chtoniennes, mais de façon plus nuancée. La boîte d’Aires Mateus est un bunker déconstruit, un volume opaque traversé par une faille lumineuse.

Ancrage dans le réel

En quittant l’exposition et ses images faussement enjouées, on réalise que la très belle halle des locomotives n’est pas encore démolie (ce ne serait qu’une question de semaines) et que les contraintes programmatiques de la deuxième tranche sont des extrapolations fondées sur d’autres extrapolations. Des projections fictives sur des hypothèses que l’on pourrait tout aussi bien remettre en question, pour repenser le tout.

Variant les langages formels au lieu de s’établir à partir d’un grand geste unique, le pôle muséal semble faire sienne cette prudence qui consiste à former un ensemble avec des éléments hétéroclites. C’est peut être le point sur lequel le projet d’Aires Mateus s’avère le plus pertinent. En se positionnant par rapport au MCBA, il parvient à résonner assez justement avec les tonalités monocordes du projet Barrozi / Veiga. Ce faisant, il le transforme en contexte et lui accorde par la même occasion ce qui lui faisait défaut : un ancrage dans le réel. Quant au pôle muséal dans son ensemble, le choix programmatique d’un acte en deux temps pourrait s’avère finalement salutaire en permettant de corriger certains des défauts du projet initial.