L’or et l’excrément

Il existe dans la concordance des deux chantiers, celui du nouveau siège du Comité International Olympique (CIO) et celui de la nouvelle station d’épuration des eaux usées de Lausanne (STEP) une corrélation bien plus forte que la simple coordination de la circulation des camions.

Outre le fait que, de loin, la proximité des deux sites fait apparaître le champ de grues comme un seul et unique projet de construction, les deux transformations recèlent sans doute d’autres affinités moins avouées.

Personne n’ignore la nuisance olfactive générée par la STEP, à quelques dizaines de mètres du CIO. On peut difficilement imaginer que l’organisme olympique ait décidé d’investir dans la reconstruction de son siège sans la garantie d’une requalification environnementale du site de Vidy. Une nouvelle usine opérant un traitement désodorisé a dû être la condition sine qua non à l’investissement olympique.

En dépit de cette possible entente, la proximité entre les deux équipements demeure un cas exemplaire de gestion égalitaire de l’espace, où les fonctions nuisibles ne sont pas relayées à la périphérie mais peuvent côtoyer les objets les plus prestigieux d’une ville.

Plan de situation du nouveu CIO

Cela établit, la juxtaposition des deux institutions, ce que la ville a de plus prestigieux et ce qu’elle rejette, produit un ensemble symbolique d’une rare intensité. La culture populaire voudrait que l’or dont le diable fait cadeau à ses amants se change en excrément, le diable et ses présents pouvant valoir comme métaphore de la vie pulsionnelle refoulée. Transposée dans le domaine de l’urbanisme, la triangulation du très haut, du très bas et du désir prend une toute autre signification.

A Vidy, entre «l’or olympique» et l’excrément refoulé, se déroule la plus belle fête populaire que connaisse la ville. Les pique-niques des dimanches d’été dans le parc Louis Bourget et sur la plage du Vidy débordent d’intensité et d’éclectisme. Les karaokés colombiens côtoient les petits bals ivoiriens, le tout sous un épais nuage de fumée, grouillant d’enfants, de décibels, de chiens et de travailleurs torse nu exhibant leurs talents de rôtisseurs. Bruyantes et festives, ces rencontres populaires font de ce lieu un élément incontournable de l’alchimie urbaine lausannoise.

Reste donc une chose à espérer : que la double transformation en cours n’ait pas pour conséquence une gentrification des abords du lac qui banirait la fête populaire du parc.

Éditorial du numéro 10/2018 de la revue Tracés

La privatisation du logement social parisien en marche


Après Londres et Berlin, Paris. Fallait s’y attendre : la capitale française sera la prochaine grande ville européenne à privatiser son parc immobilier social.

La tentation était grande pour un gouvernement réformateur comme celui d’Emmanuel Macron.
Comment ne pas tirer profit de cette manne inexploitée, quand on est régulièrement accusé par les premiers de la classe (les Allemands) de dépassement budgétaire ?
20% du logement de la capitale française est social, détenu par des bailleurs publics. A 10 000 euros le m2 en moyenne, ça a donné des idées à certains.

Voilà, mais comment faire pour réformer un système qui fonctionne ? Comment mettre en difficulté des organismes rentables, qui réinvestissent systématiquement leurs plus-values dans la création de nouveaux logement sociaux ? Comment fragiliser des opérateurs dont l’action vitale garantit le maintien d’une certaine mixité sociale dans un contexte immobilier très agressif où la spéculation se traduit par des hausses de 5 à 10% annuelles et cela depuis bientôt vingt ans ? Faut-il rappeler que cette hausse perpétuelle a déjà altéré la composition sociologique de l’agglomération, poussant une grande partie de la classe moyenne vers la périphérie ?

Pour bien signifier le désengagement de l’Etat, l’équipe gouvernementale a commencé par une baisse des subventions publiques à ces organismes. Dans un deuxième temps, elle s’apprête à définir un cadre législatif propice à la privatisation. Pour atteindre cet objectif, les golden boys de Macron semblent avoir eu une idée de génie !
La loi Elan qui sera débattue à partir du 28 mai est en partie basée sur un projet expérimental et militant : « Le permis de faire ».
Conçu initialement pour favoriser des démarches expérimentales, écologiques et participatives autour de l’habitat social, le « permis de faire » sera transformé, avec un cynisme d’une rare obscénité, en cadre d’une libéralisation sans précédent de la législation qui régit de logement social. La dialectique orwellienne qui nomme «paix» la «guerre» et «amour» la «haine», caractérise cette mutation d’une loi progressiste en dérégulation néolibérale.

La formule semble toute prête : vous transformez les plus fortunés des locataires du parc en propriétaires de leur logement (pour avoir la paix et ne pas trahir sa base électorale) et vous cédez progressivement les bailleurs sociaux à des fonds privés. L’expérimentation qui se voulait architecturale et culturelle sera tout simplement financière avec la possibilité offerte aux grands groupes d’augmenter leurs marges en faisant tout et n’importe quoi. Le logement social ne disparait pas, mais sa nature est sévèrement altérée.
La précieuse plus-value de la location sociale parisienne servait jusqu’à présent à deux choses : étendre le parc immobilier intra-muros, et aider des villes de la périphérie confrontées à des situations de paupérisation, ainsi qu’à des défaillances de paiement. Dorénavant elle servira à enrichir des portefeuilles d’actionnaires.
Pourtant, l’utilité de l’action des bailleurs sociaux dans le contexte parisien ne faisait aucun doute. Ils étaient le dernier rempart face à la transformation de la ville en ghetto pour investisseurs fortunés. Le désastre de certains arrondissements dépeuplés d’habitants, détenus par des riches Américains, devrait pourtant avertir sur l’importance d’un rééquilibrage permanent par une offre sociale exponentielle.

La ville de Paris travaille depuis longtemps dans ce sens, s’efforçant de casser l’homogénéisation due à la cherté du logement par un programme d’acquisition et de transformation d’immeubles dans des quartiers du centre. Forte de la santé financière de ses organismes, la ville s’est même lancée ces dernières années dans une surprenante compétition avec les promoteurs immobiliers pour extraire de leurs griffes des biens qu’elle ajoutait à son parc social. La rentabilité de leur activité le permettait, leur caractère public et non lucratif les y astreignait. C’est cette mécanique bien rodée que souhaite enrayer l’équipe Macron.

Dans une ville ou le logement social a permis de maintenir la classe moyenne inferieure dans un contexte immobilier qu’elle n’aurait pas pu affronter, détruire ce système revient à opter pour une dérégulation comme celle qui a fait de Londres une ville inabordable. L’ironie de l’histoire est que la loi qui rend possible cet incroyable dépeçage est un projet progressiste et expérimental visant à permettre l’innovation constructive. Le génie (maléfique) des gens de Macron est d’oser transformer cet élan de liberté et de démocratie de la fabrique urbaine en machine à sous d’une dérégulation néolibérale.

De la terrible beauté de deux tentatives désespérées d’atteindre une cible lointaine

Sur Vent d’Ouest, le court métrage qui s’est fait passer pour un manifeste filmique de Jean-Luc Godard.

La reconquête par l’Etat de la ZAD nantaise, avec son lot d’images contrôlées, se prêtait admirablement à un travail d’appropriation comme Jean-Luc Godard en a l’art : retourner contre elle et par la parole l’image officielle d’une opération policière filmée par un drone.
C’est très certainement pour cela que ce petit film engagé a pu se faire passer pour une œuvre du grand cinéaste retranché à Rolle. Godard n’en est pas l’auteur, mais ça aurait pu être le cas.

Dans la première séquence qui occupe une bonne partie de ce film d’un peu moins de cinq minutes, on assiste à la destruction d’une structure en bois reconstruite la veille. La ferme du Gourbi avait été assemblée et portée à bout de bras par des milliers de sympathisants de la ZAD, venus témoigner leur soutien un dimanche printanier d’avril. Leur geste festif se voulait une réponse ferme à la violence d’une destruction qu’ils jugeaient aberrante. La ferme, à demi reconstruite, sera à nouveau détruite dès le départ des milliers de manifestants, dans un empressement d’un rare nihilisme. Cette ferme reconstituée était un acte de civisme participatif d’une grande clarté. La démolir à nouveau, c’était s’attaquer à sa portée symbolique, c’est-à-dire à la démocratie en acte.

La séquence d’un fourgon blindé fonçant sur une structure qui incarne l’esprit collectif, est commentée par le propos tranchant de Jean-Luc Godard sur l’agonie sans fin du capitalisme.
Le film n’est peut-être pas de lui, mais le propos l’est intégralement, et la greffe prend.

Montage : la charge du fourgon blindé de Notre Dame des Landes me rappelle une autre charge, lancée sur une grille tenue par des étudiants en 1973 à l’école polytechnique d’Athènes.
Il n’y a pas eu de morts à Nantes comme il y en a eu à Athènes en ce funeste 17 novembre, mais l’acte procède de la même brutalité consistant à s’acharner avec des moyens militaires contre des idées et ceux qui les portent.

Que se passe-t-il exactement à Nantes ? À quoi l’Etat fait-il la guerre ? L’argument qui consiste à dire qu’il s’agit de défendre la propriété privée est un mensonge digne de la rhétorique trumpienne. Les terres de Notre Dame des Landes, expropriées, n’appartiennent à personne si ce n’est à tous les contribuables qui ont financé l’expropriation par l’impôt. Ces terres publiques ne pouvaient-elles pas faire l’objet d’un projet pilote d’agriculture écologique collective ?

L’initiative de ces quelques centaines de jeunes et moins jeunes, de vivre par leurs propres moyens sur une terre qu’ils ont arraché au néant, devrait faire l’objet d’un vaste soutien régional et européen. Ces jeunes qui cultivent de la rhubarbe, élèvent des moutons et des chèvres collectivement, devraient être félicités par la préfecture et non poursuivis.

Un tel projet serait parfaitement en phase avec les aspirations écologiques de la plupart des métropoles et des régions européennes. Pourquoi la préfète de Loire Atlantique manque-t-elle une si belle occasion d’être la pionnière dans un projet d’écologie politique qui oserait aller au-delà du greenwashing et des animations pseudo-environnementales ?
La préfète n’est peut-être pas libre de faire ce qui est bon pour sa région. Elle est peut-être prisonnière de la stratégie démagogique d’un gouvernement soucieux d’occuper le terrain à droite, où les choses semblent plus propices au changement.

La deuxième séquence du court film est censée incarner l’espoir. Elle montre la tentative désespérée d’atteindre un drone de la gendarmerie avec une roquette artisanale. La défense anti-aérienne de la ZAD tire et manque le drone qui survole ses positions. Le caractère désespéré de ce tir cristallise toute la légitimité d’une résistance, vouée à être écrasée. C’est peut-être parce qu’il échoue que ce tir est majestueux.

La séquence met en scène l’inégalité des armes et la hargne d’atteindre un ennemi qui fait un usage disproportionné de la force. Il y a dans ces quelques secondes la beauté d’une bataille perdue d’avance mais menée avec insolence. Il y a dans ce tir l’éclat d’une cavalerie lancée contre un barrage de feu infranchissable.

Ce tir de missile ne va pas sans en rappeler un autre, tout aussi inoffensif, contre l’ambassade américaine à Athènes dans la nuit du 12 janvier 2007. Ce soir-là, le tireur embusqué manquait de quelques mètres l’aigle des Etats-Unis sur la façade du bâtiment austère, œuvre tardive de Walter Gropius. Acte manqué contre le symbole d’un pouvoir indélogeable.

La ZAD est un écosystème végétal et humain d’une extrême fragilité, que 2500 gendarmes avec leurs armes et leurs plateaux repas ont irrémédiablement perturbé. Il y plane ces jours-ci la tristesse des champs de bataille après la défaite.

Ce n’est plus dans Vent d’Ouest mais sur place que se déroule cette petite séquence que je me permets d’ajouter au tableau. Celle d’un Zadiste qui s’avance seul dans un champs en jouant de la trompette face à une ligne de fourgons de la gendarmerie qui s’étend sur plusieurs kilomètres. Cette scène surréaliste s’est déroulée le lundi 23 avril. Elle s’ajoute à d’autres, comme celle d’un jeune venu contrer les projectiles de gaz lacrymogène avec sa raquette de tennis : deux scènes parmi les centaines du même ordre qui se jouent quotidiennement depuis que l’Etat a levé la main sur cette utopie d’écologie radicale.