Entretien avec Kashef Chowdhury, lauréat du RIBA International Prize 2021

L’architecte bangladais Kashef Chowdhury a remporté le prix international RIBA 2021
pour le Friendship Hospital, Satkhira, un hôpital communautaire de quatre-vingts lits situé dans une zone rurale isolée du sud-ouest du Bangladesh. L’occasion de relire l’interview réalisée pour Archizoom Papers lors de l’exposition monographique Faraway So Close qui s’est tenue à l’EPFL en 2019

Christophe Catsaros : L’architecte Muzharul Islam a grandement contribué à l’identité nationale du pays par son travail sur le patrimoine bâti. Selon vous, l’histoire de l’architecture moderne au Bangladesh pourrait-elle être appréhendée dans une perspective postcoloniale ?

Kashef Chowdhury : Dans le cas du Bangladesh, la question du patrimoine colonial et postcolonial est compliquée. Après la domination britannique, nous avons dû faire face à la scission entre l’Inde et Pakistan. Le passé récent, celui de notre indépendance en 1971, est plus important dans la production culturelle globale. Plus que le passé colonial, c’est ce passé récent qui détermine la situation actuelle.
Ce que je fais, et je ne suis pas le seul à le faire, ce n’est pas de remonter 50 ou 100 ans en arrière, mais plutôt des milliers d’années. Ce faisant, on se rend compte que la région est un véritable creuset de cultures et de religions. Il y a un passé hindou dans la région, et avant cela une présence bouddhiste, sans oublier l’ère musulmane avec l’arrivée des Moghols.
J’essaye de regarder au-delà des limites de la situation actuelle pour trouver l’inspiration. En considérant cette perspective historique plus large, je peux dire que ce qui m’intéresse davantage, c’est l’identité régionale, plus que celle nationale. Une identité qui serait liée au delta du Bengale s’avère déterminante, à tous points de vue. Cette zone plus large du delta comprend des parties de l’Inde et du Bangladesh. C’est toute la région du delta que nous considérons comme notre pays. Les frontières politiques peuvent alors passer dans un second plan. C’est également ce qui s’est passé en Europe, d’une certaine manière. Par ailleurs, cette approche ne doit pas viser l’homogénéité, mais plutôt permettre aux gens de se rapprocher autour de ce qu’ils partagent : leur rapport au contexte fluvial.

Kashef Chowdhury à Bordeaux, lors de l’exposition Bengal Stream, 2019 © Ivan Mathieu

Quelle est la spécificité de cette région du Bengale, eu égard à son patrimoine bâti ?

KC : Le climat au Bangladesh est très chaud et très humide. C’est une des raisons pour lesquelles les bâtiments ne durent pas. Notre patrimoine bâti se dégrade plus rapidement en raison des conditions météorologiques. Les civilisations qui prospéraient ici il y a 2 000 ans possédaient une culture constructive développée, avec des systèmes de drainage élaborés. Les fondations de leurs réalisations en attestent. Pour ce qui est des bâtiments existants les plus anciens, ils remontent à 800 ans, pas plus. Cela signifie que notre patrimoine bâti est là, et en même temps, il ne l’est plus.
L’architecture moderne a contribué à définir cette identité bengali et Muzharul Islam faisait partie de cet effort. D’une certaine façon, c’est aussi ce que nous faisons aujourd’hui : essayer de contribuer au patrimoine bâti de ce pays. À cet égard, tout ce que nous construisons mérite d’être réalisé avec soin, pour qu’il puisse durer. Faire des bâtiments qui durent a aussi une dimension environnementale. Nous ne pouvons pas continuer à produire des bâtiments qu’il nous faut reconstruire tous les dix ans. C’est un énorme gaspillage d’énergie humaine et matérielle. Il est essentiel que nos constructions durent plus longtemps. C’est ce que rend possible une architecture de qualité. Mon objectif est de construire suffisamment bien pour que le bâtiment aille au-delà de sa durée de vie initiale.
 
La question du rapport entre urbain et rural semble déterminante dans votre travail.

KC : Pour intervenir sur l’urbanisation dans la région du Bengale, il faut comprendre à quel point cette partie du monde est densément peuplée. La densité est supérieure à celle de la Chine, et nous avons atteint un point de rupture. J’ai essayé de travailler dans cette perspective, mais je ne pense pas que l’architecture puisse à elle seule répondre à ces questions. Ce qu’il faut pour intervenir à cette échelle, ce sont des politiques publiques d’aménagement. Les solutions relèvent de la politique et non de l’architecture. Nous, les architectes, pouvons contribuer ponctuellement à cet effort, mais ce qu’il faut, c’est une volonté politique pour agir à grande échelle. L’architecture et même la planification ne suffisent pas.

© Asif Salman/Courtesy of URBANA

La plupart de vos bâtiments se passent de climatisation.

KC : 90% de ce que nous faisons peut être traité avec de la ventilation croisée. Certains environnements de travail où les gens doivent porter un costume ne peuvent pas se passer de climatisation. Mais partout ailleurs, la ventilation sera suffisante. Il suffit d’étudier un peu la question pour obtenir un rafraichissement passif efficace.

Red Mosque, Keraniganj, Bangladesh, 2017

La mosquée rouge de Keraniganj a ceci d’inhabituel qu’elle est littéralement ouverte sur son environnement. C’est une « mosquée avec vue ».

KC : Personnellement, je pense que les mosquées devraient être plus souvent ouvertes. Il suffit de penser aux besoins fondamentaux auxquelles elles répondent. À l’origine, une mosquée n’est rien de plus qu’un abri où les gens peuvent se rassembler pour prier. L’aspect rituel est moins déterminant que dans d’autres religions, ce qui justifierait d’être hors de vue. Tout ce dont vous avez besoin pour consister une mosquée c’est un toit, des ouvertures sur les côtés pour que l’air puisse entrer, de la hauteur pour que l’air chaud puisse monter et être emporté par la brise. C’est tout ce que j’ai fait pour la mosquée rouge. La couleur renvoie aux constructions ancestrales en briques rouges dans la région. La mosquée est rouge, mais aussi inondée de vert. La palette de couleurs serait incomplète sans la végétation qui entoure la mosquée.

L’intégralité du dossier d’Archizoom Papers consacré à Kashef Chowdhury est disponible sur le site de la revue l’Architecture d’Aujourd’hui.

Don’t look up : le déni académique d’une croisade contre le wokisme

Quand un ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, compare trois des philosophes les plus influents du XXe siècle à un virus contre lequel il conviendrait de « fournir le vaccin », il y a de quoi s’inquiéter. Foucault, Deleuze et Derrida sont à la France ce que Hegel, Nietzsche et Schopenhauer sont à l’Allemagne : la pensée la plus pertinente d’une époque. Le fait qu’on prétende les attaquer au nom d’un vague combat personnel contre le « wokisme » devrait inspirer la moquerie, à moins qu’on ne puisse plus qu’en pleurer.
Désireux de séduire l’électorat d’extrême droite qu’il imagine volage et prêt à suivre la majorité, Jean-Michel Blanquer a parrainé les 7 et 8 janvier derniers un prétendu colloque contre le wokisme (« Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture ») organisé dans un amphithéâtre loué à la Sorbonne. Comme il n’y avait pas beaucoup d’historiens, de philosophes et de sociologues disposés à prendre part à cette mascarade, les organisateurs ont dû racler le fond de la casserole pour bricoler un semblant de panel académique composé d’éditorialistes et essayistes envieux de la gloire de Zemmour — Mathieu Bock-Côté (CNews), Jacques Julliard (Marianne) ou encore Pascal Bruckner — de membres du médiatique Observatoire du décolonialisme (fondé par Xavier-Laurent Salvador, à l’initiative de l’événement), collectif de chercheurs indépendants et frustrés d’être ignorés par la communauté scientifique — qui rassemble des universitaires moins connus pour leurs travaux que pour leurs opinions — et de spécialistes qui se sont exprimés tout à fait en dehors de leur domaine de compétence (comme Alexandre Gady, historien de l’architecture  et profiteur invité à l’EPFL). Le décor était planté. Tout ce beau monde a palabré dans l’indifférence la plus totale, pour légitimer cette ineptie intellectuelle qu’est le combat contre le wokisme et la déconstruction et qui anime les plateaux de CNews. Car au-delà de cette sphère médiatique d’animateurs qui ricanent dans les matinales, personne ne comprend ce que recouvre ce terme, surtout pas ceux qui en abusent. C’est sous ce nom étrange que l’on range les études postcoloniales et notamment l’effort entrepris par les historiens, sociologues et théoriciens de tous bords pour repenser l’impact de l’expansionnisme occidental de la Renaissance à nos jours. Qualifié à tort de wokisme, ce travail nécessaire d’analyse des mécanismes culturels qui ont créé les sociétés coloniales bafouerait les racines judéo-chrétiennes de l’Europe. Il remettrait en cause le fondement moral de toutes ces inégalités qui persistent et maintiennent les millions de Français issus de l’immigration dans une citoyenneté de seconde zone.
Cela dit, ceux qui crient au scandale poussent rarement le raisonnement aussi loin. Ils s’indignent que des mots nouveaux puissent entrer dans le dictionnaire et s’exclament  « et puis quoi encore ?! ». C’est cette ethos du  « et puis quoi encore ?! » que l’initiative de M. Blanquer a voulu associer aux bancs prestigieux de la Sorbonne. Dans son discours d’ouverture, Jean Michel Blanquer (qui a tout de même une maîtrise de philosophie !) a expliqué avoir compris d’où venait le problème : il n’est ni dans les inégalités qui structurent la société française, ni dans l’exclusion d’une partie non négligeable de la population de toute forme d’éducation. Non. Le problème de la France, c’est le prétendu relativisme des Foucault, Deleuze et Derrida. Ce que la France a produit de le plus fertile au 20e siècle. Ce n’est pas une plaisanterie, ni un mot d’esprit de mauvais goût. Jacques Derrida qui a croisé la philosophie et la psychanalyse, Michel Foucault qui a hybridé l’histoire et la philosophie et Gilles Deleuze, qui a mis les concepts en mouvement. La seule chose que la France a réussi à exporter aux Etats-Unis, à part ses vins et ses fromages à pâte molle. Voilà l’ennemi à abattre. Qu’un ministre de l’éducation en fasse des agents pathogènes à éradiquer, des entités nuisibles à éliminer, est le signe d’un changement. Depuis le milieu du 20e siècle, la droite a évité de penser à voix haute. Les déboires du national-socialisme ont rendu difficile de monter sur la barricade en tenant la bannière de la révolution conservatrice.  La droite s’est retranchée sur les plateaux de télévision, laissant à la gauche le privilège de la radicalité et la tâche de réfléchir et débattre dans les universités. Il semblerait que le temps de cette pudeur soit révolu. La droite veut reprendre ses billes, son rôle dans l’enseignement supérieur et en particulier le droit à la radicalité. Que ce coming-out soit l’acte d’un gouvernement centriste au nom d’un effort de séduction de l’électorat d’extrême-droite n’est pas une justification. L’erreur de M. Blanquer est à la fois intellectuelle et de goût. S’il veut faire renaître le radicalisme de droite, qu’il le fasse avec de vrais intellectuels (qui doivent bien exister quelque part ?). Qu’il aille chercher les héritiers de Carl Schmitt au XXIe siècle, pour que nous sachions à quoi nous en tenir. En est-il seulement capable ? À défaut de trouver une vraie place pour la radicalité de droite dans l’histoire des idées, il pourrait simplement être catalogué comme l’imbécile qui a légitimé un débat de comptoir en lui ouvrant les portes de l’université.

À l’Acropole d’Athènes, le béton de la discorde

Il faut peu de choses pour réveiller un trauma. À Athènes, quelques mètres cubes de béton coulés au mauvais endroit auront suffi à rappeler aux Athéniens leur désamour de ce matériau qui symbolise la transformation irréversible de la ville, dans la seconde moitié du 20e siècle. Ce ciment de la discorde a déclenché une polémique d’une rare virulence sur un sujet qui faisait, jusque-là, l’objet d’un consensus : l’aménagement des sites archéologiques en général, et les travaux de restauration de l’Acropole d’Athènes en particulier.
Cela fait plus de 40 ans que le Parthénon et les constructions adjacentes, les Propylées, le temple d’Athéna Nikè et l’Érechthéion sont en travaux. Il s’agit tout à la fois du chantier archéologique le plus prestigieux et le plus long de l’histoire de la Grèce moderne. Une lenteur d’exécution qui ne relève pas de la prétendue inefficacité méridionale, mais de la démarche prudente des archéologues de l’YSMA, le service chargé de cette restauration.
Les objectifs de ce projet complexe et articulé sont multiples. Il s’agit tout d’abord de corriger des erreurs de restauration des deux siècles précédents, comme l’assemblage aléatoire de fragments, les recompositions sans fondements historiques ou, bien plus grave, l’oxydation des éléments métalliques. Par sa façon de revenir sur les actes de restauration anciens, ce projet permet de mesurer l’évolution des pratiques de conservation.
Il a débuté à une époque où l’usage des nouvelles technologies était balbutiant et se poursuit avec l’aide d’applications et d’outils qui permettent de scanner, cartographier et modeler beaucoup plus facilement des éléments manquants. Malgré ces nouvelles applications, les grandes lignes du chantier restent inchangées et reposent toujours sur l’utilisation d’outils analogiques comme le pantographe.
Si la restauration suit à la lettre les règles de la charte de Venise, elle semble aussi bénéficier d’une évolution des usages sur la question de l’ajout de nouveaux éléments afin de reconstruire une portion effondrée. Là aussi les critères qui président à la décision de refaire un fragment à neuf sont avant tout de nature constructives et statiques. On complète pour consolider l’existant plutôt que pour retrouver la forme ancienne. S’il n’y a pas de limite dans la quantité de nouveaux matériaux qui peuvent compléter l’ancien, l’objectif reste d’assurer la stabilité avec un minimum d’éléments ajoutés.

Espace grec. Nella Golanda, 1970

Le béton de trop

La polémique est née d’une intervention réalisée sur les axes de circulation, et non sur le bâti à proprement parler. De nombreux articles ont fustigé l’odieux bétonnage de l’Acropole. La critique virulente a surpris le milieu de l’archéologie, peu habitué à être jugé dans l’arène médiatique. Et pour cause : toute intervention fait l’objet d’un minutieux travail de recherche, d’une série d’annonces, d’une validation par des pairs et surtout d’une autorisation par un conseil scientifique indépendant. Il en va ainsi de la restauration des accès dont « l’odieux bétonnage » faisait partie. Les cheminements en béton n’étaient qu’une partie d’un vaste projet de reconstitution des accès du monument, depuis les Propylées jusqu’au Parthénon. Pour comprendre ce qui est en jeu, il faut remonter dans le temps.

En beige clair, l’ancienne rue des Panathénées, en marron une ancienne place, en bleu les nouveaux axes temporaires.

Les Athéniens du 5ème siècle avant notre ère, en guerre contre les Spartiates, n’ont pas eu le temps de terminer l’aménagement des abords de l’Acropole. C’est pendant la période romaine, cinq siècles plus tard, qu’un monumental escalier est réalisé. Des éléments préservés de cet escalier qui se déployaient de part et d’autre d’une rampe permettent aujourd’hui d’envisager une reconstruction archéologique. Celle-ci permettrait de corriger les diverses restaurations approximatives du 19e siècle ainsi que l’aménagement actuel, réalisé sans fondement historique dans les années 1950. La reconstitution du grand escalier permettrait de diversifier les accès au site, rétablissant les cinq points d’entrée des Propylées, au lieu de l’accès actuel, unique et forcément congestionné.
Ce scénario aurait pu se concrétiser sans la levée de boucliers aux relents démagogiques de l’hiver dernier. Mélange d’indignation patriotique (que viennent faire les Romains dans un monument grec ?!) et d’arguments plus légitimes liés à la fréquentation (faut-il vraiment créer les conditions d’une augmentation des flux de visiteurs?), tout et son contraire a été entendu. L’escalier transformerait le site en supermarché, aliénant la pureté hellénique du site.

Si le soutien ministériel au responsable du chantier Emmanouil Korres, n’a fait qu’augmenter le polarisation de la controverse, le chantier suit aujourd’hui son cours. Sa lenteur procédurale joue en sa faveur lui permettant d’échapper aux feux de l’actualité. L’équipe de l’YSMA poursuit les étapes scientifiques préalable au chantier. La proposition pour l’escalier central sera débattue, avant d’être, ou pas, approuvée.  Pour ce qui est des axes de circulation, ils sont loin des descriptions alarmantes qui en ont été faites. Réversibles, puisque le béton a été coulé sur une membrane protectrice, ils matérialisent des circulations qui existaient à l’époque classique, tout en garantissant aux trois millions de visiteurs qui gravissent le rocher annuellement, un minimum de sécurité. Il faut se souvenir que les voies irrégulières qu’ils remplacent étaient à même la roche et convenaient peu à la fréquentation élevée du site, sans parler des jours pluvieux où la roche polie devenait glissante. Certes, gravir le rocher en marchant sur le marbre blanc lissé par la pluie et le soleil était une expérience unique. Le contraste de la roche irrégulière avec la partie couverte des Propylées tenait du miracle esthétique. C’est peut-être le seul reproche qui puisse être fait à l’aménagement. Le lisse du béton supprime le puissant contraste dialectique qui s’établissait entre les sols accidentés et le bâti préservé.

Le Parthénon en cours de restauration en 1902.

Mais est-ce suffisant pour rejeter le projet dans son ensemble ? Est-il réaliste de prétendre aborder l’Acropole en 2022 comme Byron ou Chateaubriand ont pu le faire, en promeneurs solitaires? L’Acropole, haut lieu du tourisme mondial, peut-elle faire l’économie d’un aménagement de ses accès ? L’ascenseur greffé sur le mur nord ou les rampes PMR réalisées ces vingt dernières années sont bien plus intrusives que les voies en béton, mais personne n’en conteste l’existence.
Quant à l’escalier, sa reconstruction pourrait comporter une dose de vérité historique, au-delà de la raison archéologique. Celle d’une réconciliation du temple avec l’ère de la culture de masse. Rome face à Athènes constitue un changement culturel. L’introduction de la grande échelle, urbaine et impériale, face à la mesure et l’échelle maîtrisée de la cité grecque. Dans ce contexte, reconstruire l’escalier « romain » pourrait être un acte réconciliant l’échelle et les usages de notre époque avec celle du monument athénien. Une façon d’inscrire le présent sans trahir le passé. Un acte de lucidité architecturale, fondé sur des critères archéologiques, venant corriger le contresens des aménagements éphémères, prétendument invisibles. 

Article paru dans le numéro 445 de l’Architecture d’Aujourd’hui

Antarctic Resolution – Apprendre de l’océan Austral

Si demain la glace de L’Antarctique devait fondre, ou même se retrouver dispersée sous forme de gigantesques icebergs dans les océans de la planète, le niveau de la mer s’élèverait de 63 mètres. Même Paris serait entièrement submergée. Ce scénario improbable donne une échelle de grandeur des réserves d’eau douce qui constituent ce continent de glace, très peu habitable, mais essentiel pour préserver l’habitabilité de notre planète.  Tout cela et bien plus est admirablement détaillé dans un des plus beaux catalogues d’architecture de l’année, Antarctic Resolution, édité par Giulia Foscari, qui avait déjà reçu le prix DAM Architectural Book en 2015 pour  Elements of Venise, avec l’OMA. Son nouveau projet, présent lui aussi à la Biennale de Venise sous la forme d’un livre déployé, constitue une véritable anthologie politique, architecturale et environnementale de la présence humaine sur le continent gelé.  L’ouvrage n’est pas sans évoquer le travail qui a été mené il y a une dizaine d’années par le Laba de l’EPFL avec les leçons de Barents, en arctique cette fois-ci. L’idée était alors d’ausculter sous plusieurs angles un territoire extrême, en pleine évolution. S’il part d’une intention semblable, le projet de Foscari semble pousser beaucoup plus loin l’analyse du territoire gelé.

The Amundsen-Scott South Pole Dome City. Courtesy of © United States Navy; US Antarctic Program, National Science Foundation.

Antarctic Resolution est incontestablement “koolhaasien” par sa disposition critique à étendre le champ de l’architecture au point de le dissoudre parmi les autres disciplines. L’ingénierie, l’urbanisme, la sociologie, le design et l’écologie sont abordés dans un même élan, mais aussi avec le sérieux que mérite chacun de ces domaines de savoir. Le volet politique de l’ouvrage fait, pour sa part, la généalogie du statut extraterritorial de l’Antarctique, avec un première phase de conquête tâtonnante et parfois concurrentielle, jusqu’au traité de 1959 qui gèle sans révoquer les revendications territoriales de la dizaine de nations qui en avaient formulé. Le traité fit de l’Antarctique un espace protégé. Il établit aussi la liberté d’y mener des recherches en y installant des missions scientifiques. À une époque ou le nucléaire était en pleine expansion, il proclama l’interdiction d’y mener des essais ou d’y stocker des déchets. À partir de ce moment, l’Antarctique est devenu le laboratoire du monde de demain, tant sur le plan de la coopération internationale qu’en matière de préservation des ressources naturelles. L’ouvrage consacre un chapitre assez fourni à la sociologie de ces expéditions, leur caractère essentiellement masculin, ou encore l’extrême promiscuité à laquelle sont confrontés ces chercheurs obligés de vivre de longs mois de confinements dans des conditions proches de celles d’un sous-marin. L’évolution de l’aménagement intérieur des bases, leur espaces de loisir, leur modularité ou encore leur démontage est présenté comme un véritable laboratoire constructif de l’occupation pérenne d’un milieu des plus hostiles. 

Architecture antarctique 

Si l’ouvrage s’efforce d’aborder toutes les approches envisageables, celle qui prime est incontestablement l’approche architecturale. Foscari offre un diaporama complet des différentes typologies ainsi que des enjeux de l’acte de construire en Antarctique. Outre les difficultés d’acheminement des matériaux et des éléments de construction, le gel des sols et les tempêtes hivernales, les architectes doivent jongler avec des fenêtres très restreintes pendant lesquelles les travaux sont possibles. Parmi ces nombreuses expéditions, il faut distinguer entre celles qui s’implantent sur la roche et la terre ferme, notamment sur le littoral et sur la péninsule antarctique, et celles qui s’aventurent à l’intérieur du continent, sur le glacier antarctique. Là, les choses sont encore plus difficiles. Outre des températures extrêmes et de longs hivers sans lumière, il faut gérer les fortes chutes de neige qui augmentent l’épaisseur du glacier d’un à deux mètres par an. Cela explique que de nombreuses expéditions ont instauré des camps enfouis, accessibles par des puits rallongés au fur et à mesure ou la structure s’enfonçait dans le glacier. D’une durée limitée, ces sous-marins dans la glace ont longtemps été la forme la plus évoluée pour maintenir des missions permanentes sur le glacier. Leur forme souvent ovoïde était calculée pour résister le plus longtemps que possible au poids de la neige qui s’accumulait au fil des ans. Au bout de quelques années, ils devenaient inutilisables. Impossibles à démonter, ces bases désaffectées, captives du  glacier continuent à dériver vers la mer au rythme de 100 mètres par an.

Calving Architecture: The Archeology of the Debris. Courtesy of British Antarctic Survey Archives Service, Archives ref. AD6/19/4/1/X/AA31. © A. Alsop, 1995

À cet égard, le glacier fonctionne comme un récipient qui se remplit par haut et qui se vide par les côtés. C’est pour pallier à l’obsolescence rapide et l’impact environnemental de ces camps enfouis, qu’est apparue l’idée de constructions sur pilotis capable de se rehausser au fur et à mesure qu’augmente le niveau du glacier. La nouvelle génération de bases fonctionne sur ce principe. Elle consiste à élever annuellement le bâtiment pour lui éviter l’ensevelissement. Placée sur des glissières, Halley 6 est de ces bases qui parviennent à rester à la surface en étant déplacées une à deux fois par an. Véritable Walking City d’Archigram, le bâtiment sur pilotis est glissé hors de son emprise au sol, sous le niveau d’enneigement. D’autres camps appliquent le même principe, sans avoir à tracter le bâtiment hors de sa fosse.

Neumayer, le projet allemand repose sur des verrins hydrauliques qu’il suffit de soulever pour positionner les appuis sur de la neige tassée. Le bâtiment est ainsi surélevé deux fois par an. Véritables vaisseaux sur pilotis, ces laboratoires ambulants ont un rôle essentiel à jouer dans la recherche autour de l’évolution du climat.  Si ces constructions ont, au même titre que la recherche spatiale, une dimension symbolique, elles rendent possible des travaux de recherche d’une extrême importance. C’est une mission en Antarctique qui a tiré la sonnette d’alarme sur la diminution de la couche d’ozone, c’est d’elles toujours que l’on essaye de comprendre les mécanismes climatiques menacés par l’augmentation des gaz à effet de serre. En cela elles sont doublement vitales. 

Article paru dans le numéro 446 de l’Architecture d’Aujourd’hui