À l’Acropole d’Athènes, le béton de la discorde

Il faut peu de choses pour réveiller un trauma. À Athènes, quelques mètres cubes de béton coulés au mauvais endroit auront suffi à rappeler aux Athéniens leur désamour de ce matériau qui symbolise la transformation irréversible de la ville, dans la seconde moitié du 20e siècle. Ce ciment de la discorde a déclenché une polémique d’une rare virulence sur un sujet qui faisait, jusque-là, l’objet d’un consensus : l’aménagement des sites archéologiques en général, et les travaux de restauration de l’Acropole d’Athènes en particulier.
Cela fait plus de 40 ans que le Parthénon et les constructions adjacentes, les Propylées, le temple d’Athéna Nikè et l’Érechthéion sont en travaux. Il s’agit tout à la fois du chantier archéologique le plus prestigieux et le plus long de l’histoire de la Grèce moderne. Une lenteur d’exécution qui ne relève pas de la prétendue inefficacité méridionale, mais de la démarche prudente des archéologues de l’YSMA, le service chargé de cette restauration.
Les objectifs de ce projet complexe et articulé sont multiples. Il s’agit tout d’abord de corriger des erreurs de restauration des deux siècles précédents, comme l’assemblage aléatoire de fragments, les recompositions sans fondements historiques ou, bien plus grave, l’oxydation des éléments métalliques. Par sa façon de revenir sur les actes de restauration anciens, ce projet permet de mesurer l’évolution des pratiques de conservation.
Il a débuté à une époque où l’usage des nouvelles technologies était balbutiant et se poursuit avec l’aide d’applications et d’outils qui permettent de scanner, cartographier et modeler beaucoup plus facilement des éléments manquants. Malgré ces nouvelles applications, les grandes lignes du chantier restent inchangées et reposent toujours sur l’utilisation d’outils analogiques comme le pantographe.
Si la restauration suit à la lettre les règles de la charte de Venise, elle semble aussi bénéficier d’une évolution des usages sur la question de l’ajout de nouveaux éléments afin de reconstruire une portion effondrée. Là aussi les critères qui président à la décision de refaire un fragment à neuf sont avant tout de nature constructives et statiques. On complète pour consolider l’existant plutôt que pour retrouver la forme ancienne. S’il n’y a pas de limite dans la quantité de nouveaux matériaux qui peuvent compléter l’ancien, l’objectif reste d’assurer la stabilité avec un minimum d’éléments ajoutés.

Espace grec. Nella Golanda, 1970

Le béton de trop

La polémique est née d’une intervention réalisée sur les axes de circulation, et non sur le bâti à proprement parler. De nombreux articles ont fustigé l’odieux bétonnage de l’Acropole. La critique virulente a surpris le milieu de l’archéologie, peu habitué à être jugé dans l’arène médiatique. Et pour cause : toute intervention fait l’objet d’un minutieux travail de recherche, d’une série d’annonces, d’une validation par des pairs et surtout d’une autorisation par un conseil scientifique indépendant. Il en va ainsi de la restauration des accès dont « l’odieux bétonnage » faisait partie. Les cheminements en béton n’étaient qu’une partie d’un vaste projet de reconstitution des accès du monument, depuis les Propylées jusqu’au Parthénon. Pour comprendre ce qui est en jeu, il faut remonter dans le temps.

En beige clair, l’ancienne rue des Panathénées, en marron une ancienne place, en bleu les nouveaux axes temporaires.

Les Athéniens du 5ème siècle avant notre ère, en guerre contre les Spartiates, n’ont pas eu le temps de terminer l’aménagement des abords de l’Acropole. C’est pendant la période romaine, cinq siècles plus tard, qu’un monumental escalier est réalisé. Des éléments préservés de cet escalier qui se déployaient de part et d’autre d’une rampe permettent aujourd’hui d’envisager une reconstruction archéologique. Celle-ci permettrait de corriger les diverses restaurations approximatives du 19e siècle ainsi que l’aménagement actuel, réalisé sans fondement historique dans les années 1950. La reconstitution du grand escalier permettrait de diversifier les accès au site, rétablissant les cinq points d’entrée des Propylées, au lieu de l’accès actuel, unique et forcément congestionné.
Ce scénario aurait pu se concrétiser sans la levée de boucliers aux relents démagogiques de l’hiver dernier. Mélange d’indignation patriotique (que viennent faire les Romains dans un monument grec ?!) et d’arguments plus légitimes liés à la fréquentation (faut-il vraiment créer les conditions d’une augmentation des flux de visiteurs?), tout et son contraire a été entendu. L’escalier transformerait le site en supermarché, aliénant la pureté hellénique du site.

Si le soutien ministériel au responsable du chantier Emmanouil Korres, n’a fait qu’augmenter le polarisation de la controverse, le chantier suit aujourd’hui son cours. Sa lenteur procédurale joue en sa faveur lui permettant d’échapper aux feux de l’actualité. L’équipe de l’YSMA poursuit les étapes scientifiques préalable au chantier. La proposition pour l’escalier central sera débattue, avant d’être, ou pas, approuvée.  Pour ce qui est des axes de circulation, ils sont loin des descriptions alarmantes qui en ont été faites. Réversibles, puisque le béton a été coulé sur une membrane protectrice, ils matérialisent des circulations qui existaient à l’époque classique, tout en garantissant aux trois millions de visiteurs qui gravissent le rocher annuellement, un minimum de sécurité. Il faut se souvenir que les voies irrégulières qu’ils remplacent étaient à même la roche et convenaient peu à la fréquentation élevée du site, sans parler des jours pluvieux où la roche polie devenait glissante. Certes, gravir le rocher en marchant sur le marbre blanc lissé par la pluie et le soleil était une expérience unique. Le contraste de la roche irrégulière avec la partie couverte des Propylées tenait du miracle esthétique. C’est peut-être le seul reproche qui puisse être fait à l’aménagement. Le lisse du béton supprime le puissant contraste dialectique qui s’établissait entre les sols accidentés et le bâti préservé.

Le Parthénon en cours de restauration en 1902.

Mais est-ce suffisant pour rejeter le projet dans son ensemble ? Est-il réaliste de prétendre aborder l’Acropole en 2022 comme Byron ou Chateaubriand ont pu le faire, en promeneurs solitaires? L’Acropole, haut lieu du tourisme mondial, peut-elle faire l’économie d’un aménagement de ses accès ? L’ascenseur greffé sur le mur nord ou les rampes PMR réalisées ces vingt dernières années sont bien plus intrusives que les voies en béton, mais personne n’en conteste l’existence.
Quant à l’escalier, sa reconstruction pourrait comporter une dose de vérité historique, au-delà de la raison archéologique. Celle d’une réconciliation du temple avec l’ère de la culture de masse. Rome face à Athènes constitue un changement culturel. L’introduction de la grande échelle, urbaine et impériale, face à la mesure et l’échelle maîtrisée de la cité grecque. Dans ce contexte, reconstruire l’escalier « romain » pourrait être un acte réconciliant l’échelle et les usages de notre époque avec celle du monument athénien. Une façon d’inscrire le présent sans trahir le passé. Un acte de lucidité architecturale, fondé sur des critères archéologiques, venant corriger le contresens des aménagements éphémères, prétendument invisibles. 

Article paru dans le numéro 445 de l’Architecture d’Aujourd’hui

Christophe Catsaros

Christophe Catsaros est un critique d'art et d'architecture indépendant. Il a notamment été rédacteur en chef de la revue Tracés de 2011 à 2018. Il est actuellement responsable des éditions du centre d'architecture arc en rêve, à Bordeaux.

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