Entretien avec Bjarke Ingels, architecte de la MECA à Bordeaux.

La MECA, Maison de l’Economie et de la Culture Créative d’Aquitaine, domine les quais de Paludate, à côté de la très belle halle Debat-Ponsan. Elle marque l’entrée ferroviaire de la ville ainsi que la reconquête urbaine d’une zone délaissée, pourtant mitoyenne de la gare. Abritant dans ses 12 000m2 trois institutions distinctes (le FRAC, l’OARA et l’ALCA), la MECA doit rendre possible un fonctionnement autonome de celles-ci tout en affichant une cohérence globale des parties qui la composent. Le concept mis en œuvre par les agences BIG et Freaks est celui de deux anneaux concentriques qui tournent autour d’une « pièce urbaine » : une place surélevée et ouverte sur la ville, au cœur du bâtiment. Le premier anneau est formé par les institutions qui se partagent les piliers et le pont de l’arche monolithique. Le foyer commun situé dans le socle clôt la boucle imaginaire. Le deuxième anneau qui circule autour de la « pièce urbaine » n’est autre que l’espace ouvert et praticable qui entoure le bâtiment. Bien plus qu’une arche monumentale, la MECA est donc une mise en mouvement, d’institutions et de dynamiques urbaines.

Photo: Laurian Ghinitoiu

Christophe Catsaros : Quel est le concept principal de la MÉCA ?

Bjarke Ingels : C’est l’idée de concentrer trois institutions existantes dans un seul bâtiment, une MÉCA (Mecque) des arts sur les quais de la Garonne à Bordeaux. À côté de la MÉCA se trouve un pont dessiné par Eiffel qui traverse le faisceau ferroviaire principal en direction de Paris. D’un côté des voies, vous avez le centre-ville classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, entièrement construit avec cette belle pierre calcaire locale. De l’autre côté de la voie ferrée, là où nous sommes, il y a des entrepôts, des usines abandonnées, des boîtes de nuit et tout ce qui va avec. Il y a aussi un ancien abattoir transformé en food court.
Notre ambition pour ce projet était double. D’une part, étendre la promenade des quais de la Garonne du centre-ville vers ce nouveau quartier où se trouve la MÉCA. C’est l’aspect urbain du projet : relier l’espace ouvert autour de la MÉCA avec l’espace public de la promenade des quais. Le bâtiment est littéralement traversé par la promenade. Il accueille la promenade au cœur du bâtiment, créant une sorte de pièce urbaine. Puis, il y a la fusion des trois institutions afin de créer une entité unifiée. Il y a d’un côté l’institution dédiée au cinéma et au livre, de l’autre l’institution de soutien au théâtre, et le FRAC comme une sorte de pont qui va de l’un à l’autre. En dessous de tout cela, vous avez une entrée commune, qui se connecte directement aux trois institutions. Ces quatre éléments, les trois institutions et leur foyer commun, finissent par créer une boucle qui encadre la pièce urbaine extérieure. Cette place surélevée offre une vue sur le fleuve et la ville. Chaque institution peut utiliser cet espace commun pour des activités en plein air, des spectacles, des projections, etc.Cette configuration finit par donner sa forme au bâtiment, un cadre et une boucle tout à la fois. Bien que chaque institution soit située dans une partie distincte et reconnaissable du bâtiment, elles forment une sorte d’identité unifiée qui est la MÉCA.

C.C. : Comment fait-on pour ajouter un bâtiment iconique dans le contexte d’une ville classée au patrimoine mondial de l’Unesco ?

B.I. : Lorsque vous marchez du centre-ville vers notre site, vous passez sous la voie ferrée, puis devant un grand parking. Nos voisins immédiats sont des entrepôts réaménagés. Ainsi, même si nous nous trouvons à proximité de la zone du patrimoine mondial de l’Unesco, clairement dans une situation différente. Je pense qu’en ce sens, en termes d’échelle et d’apparence, la MÉCA est plus proche d’un bâtiment industriel que d’un bâtiment culturel. L’utilisation du sable local pour les dalles en béton qui recouvrent le bâtiment donne à la MÉCA la même tonalité chaleureuse qui caractérise la pierre calcaire du centre-ville.

>C.C. : Quelle a été la principale difficulté que vous avez rencontrée avec ce projet ?

B.I. : D’une certaine manière, on peut dire que la difficulté majeure de ce projet, lui a permis d’être ce qu’il est aujourd’hui. Nous avons gagné le concours en 2011, à un moment où l’économie mondiale était en récession et où les dépenses publiques étaient à leur niveau le plus bas. Le budget global de construction était réduit. Les montants dispo- nibles pour la construction, c’est-à-dire les maté- riaux et les frais de main-d’œuvre, étaient limités. Nous avons construit 18 000 m2 pour 35 millions d’euros. Dans ces conditions, vous devez dépenser l’argent judicieusement. Le résultat est celui d’une forme compacte qui revêt une certaine simplicité, et où la force et l’élégance ne se retrouvent ni dans une décoration excessive ni dans des matériaux luxueux. Si l’édifice donne l’impression d’être une arche ou une boucle, c’est qu’il est recouvert d’un seul matériau : du béton préfabriqué. La simplicité et l’homogénéité font ressortir les vertus formelles du bâtiment. Elles rendent visible sa monumenta- lité industrielle. Cette impression se poursuit égale- ment à l’intérieur où vous retrouvez principalement du béton préfabriqué. Au départ nous voulions revêtir le bâtiment de pierres calcaires locales. Il s’est rapidement avéré que cela allait être coûteux et compliqué. Puis nous avons réalisé que nous pouvions obtenir le même effet avec du béton blanc. Lorsque j’ai visité pour la première fois l’unité d’habitation à Marseille, j’ai été surpris par la chaleur du béton dans le sud de la France. Cela est dû à la chaleur du sable. Lorsque j’ai vu les premiers panneaux de béton, j’ai été soulagé. Ils avaient une chaleur que nous n’aurions pas obtenue avec des dalles en béton au Danemark ou en Allemagne. Là- bas, le béton serait gris, alors qu’ici il a cette teinte chaleureuse. En conclusion, je pense que la modestie du budget était un défi à relever, mais elle a aussi rendu possible une élégance brute que l’on aurait perdue s’il y avait eu plus de ressources.

Photo: Laurian Ghinitoiu

C.C. : Dans BIG TIME, le film, vous dites qu’un architecte doit « apporter au projet ce qui n’a pas été demandé ». Qu’est-ce que vous avez apporté à Bordeaux qui n’avait pas été demandé?

B.I. : En soulevant la promenade et en la faisant passer à travers le bâtiment, nous avons créé une pièce extérieure. C’est en quelque sorte la partie la plus visible du bâtiment. Elle permet aussi de cadrer le fleuve et la ville. Plus important, elle crée un lieu extérieur qui n’était pas dans le programme initial, qui peut être utilisé conjointement par les trois institutions, et par le public.
La façon dont les rampes s’étendent au-delà du bâtiment acte sur un plan symbolique une idée par son rôle principal. Cette extension montre de manière formelle que la culture peut rayonner sur l’ensemble de la région. La pièce urbaine ne sera pas toujours utilisée par les institutions de la MÉCA. Elle sera donc un espace que les Bordelais peuvent s’approprier et utiliser comme ils le souhaitent. On y croise déjà de nombreux skateboarders mais aussi des couples qui viennent y boire un verre de vin. Nous avons même eu droit à une manifestation lors de l’ouverture, pour dénon- cer l’absence d’action publique en faveur des sans- abri à Bordeaux. Ces utilisations de la pièce urbaine montrent bien qu’il s’agit d’un véritable espace public. Ce que la MÉCA donne à la ville, en plus des trois institutions culturelles, c’est de l’espace public. Les possibilités supplémentaires offertes par cette promenade surélevée.

Photo: Sergio Grazia

C.C. : Souvent, vous faites pivoter vos bâtiments. Je pensais aussi au Transitlager à Bâle. La torsion est-elle une stratégie de conception pour BIG ?

B.I. : Concevoir en architecture consiste souvent à déplacer des choses afin de créer des brèches. Les volumes que nous occupons sont souvent rectangu- laires. Si la MÉCA avait été un simple cadre orthogonal et rectiligne, le bâtiment se serait replié sur lui-même. Par cette proposition d’axe diagonal, il devient soudainement plus accueillant. Cela est rendu possible par la façon dont le bâtiment tourne légèrement. Tordu, le bâtiment devient plus intéressant, plus invitant.

C.C. : Laissez-vous quelque chose derrière vous, en déménageant à New York ? Êtes-vous en train de devenir un architecte américain ?

B.I. : La question de l’identité n’est pas simple. Si elle est trop rigide, elle devient un carcan. Ce qui est constant dans la vie, c’est le changement. Le monde est en perpétuelle évolution et nous devons évoluer avec lui. Je pense que le fait de déménager aux États-Unis m’a permis de redécouvrir mon côté danois. Quand j’étais au Danemark, je ne me considérais pas très danois. Au cours des vingt dernières années, il y a eu beaucoup de discussions pour définir ce qu’est l’architecture danoise. Je pense que la façon dont le monde perçoit l’architecture danoise est en train d’évoluer. Un autre élément à propos de l’Amérique, c’est qu’elle est toujours, dans son essence même, une nation d’immigration. C’est un pays qui accueille, encore aujourd’hui, beaucoup plus facilement que la plupart des pays européens. Après y avoir passé deux ans et avoir construit quelques projets, je suis devenu un « architecte d’origine danoise ». Je trouve incroyable la rapidité avec laquelle vous êtes intégré aux États- Unis. C’est quelque chose qui n’existe pas en Europe.

C.C : Êtes-vous un architecte « Fuck the context » ?

B.I : La citation de Rem Koolhaas a été mal interprétée. Elle s’applique aux grands immeubles, qui au-delà d’une certaine échelle, deviennent leur propre contexte. Cela signifie que leur rôle n’est plus de s’intégrer dans un contexte général. Par leur simple masse, ils changent le contexte. Quand nous travaillons à cette échelle, il faut comprendre que le bâtiment devient le contexte, plutôt que d’essayer de le dissimuler ou de l’intégrer.

C.C : Cette théorie s’applique-t-elle également à vos bâtiments ?

B.I : L’exemple le plus représentatif est la piste de ski au sommet de la centrale électrique, que nous avons réalisé, à Copenhague. Elle est localisée dans une zone industrielle entourée de nombreuse centrales électriques. Cette construction n’est pas indifférente au contexte, mais elle crée une hybridation nouvelle entre zone industrielle et paysage récréatif. Le résultat est une infrastructure industrielle récréative, avec les attributs de l’industrie et du loisir. Cela combine les éléments à une échelle différente de celle du reste de la ville. Dans ce sens il ne s’agit ni de camoufler ni de ressembler au reste de Copenhague. Il s’agit plutôt d’essayer de créer une meilleure version pour ce type d’infrastructure pour qu’elle soit sociale, une architecture hédoniste durable. C’est à la fois contextuel et en dehors celui-ci.

Entretien extrait de l’ouvrage sur la MECA paru aux éditions ARCHIBOOKS