Sortie de route. Sur Week-end de Jean-Luc Godard

Il est difficile d’imaginer ce qui traverse la France à la fin des années 1960. Il faudrait pour cela reconstituer les tensions et les rapports de force qui sous-tendaient cette société du plein emploi et des grands chantiers de la reconstruction. Week-end de Jean-Luc Godard peut nous aider à nous faire une idée. Plus ouvrier et agricole que tertiaire, le pays est sur le point de voir basculer l’équilibre entre la ville et la campagne, l’urbain et le rural, qui était resté inchangé depuis le XIXe siècle, malgré les grands bouleversements des deux guerres mondiales.

Dans un paysage en pleine modernisation, où la jeune comptable débutante gagne plus qu’un ouvrier qualifié en fin de carrière, le conflit des générations n’est plus une affaire de goût ou de conviction politique, mais devient structurel. La motorisation d’une part de plus en plus importante des ménages est l’un des indicateurs de ce basculement généralisé. Ajoutez à cela l’incapacité du réseau routier à s’adapter assez rapidement aux hordes de nouveaux automobilistes qui sillonnent les routes, et vous obtenez le décor de Week-end. Une allégorie cinématographique assez féroce que Jean-Luc Godard réalise juste avant 1968, et qui dépeint la France comme un champ de bataille où l’individualisme et le consumérisme mènent la guerre contre les valeurs collectives qui prévalent encore dans une grande partie de la société. Jean Yanne et Mireille Darc en véritables héros dantesques, ne cessent de remonter d’un enfer qui n’en finit pas. Les embouteillages succèdent aux carambolages à perte de vue et de travellings.

Le chacun pour soi à la recherche du plaisir ne peut être qu’un carnage, théâtral et spectaculaire, mais qui n’est pas très éloigné de la réalité qui voit année après année entre quinze et dix-huit mille Français mourir sur les routes. La ceinture de sécurité réduira quelque peu l’élan morbide de cette civilisation de l’excès, mais la dépendance automobile ne diminuera pas d’un pouce avant les années 2020 et le début d’une timide réduction des déplacements en voiture à l’échelle nationale.

Week-end sera projeté mardi 29 mars à Bordeaux, au cinéma Utopia, dans la cadre d’Ecrans Urbains le cycle de projection sur la ville et l’architecture organisé par arc en rêve.