Le développement très peu durable du vélib parisien

L’annonce en grande pompe par la mairesse de Paris Anne Hidalgo du changement de prestataire pour l’exploitation des vélos en libre service avait tout d’une fête. On a présenté les nouveaux modèles, fait du vélo au bord du canal Saint-Martin, fait l’éloge du nouveau prestataire Smovengo, ainsi que des efforts de la municipalité pour inciter la mobilité douce dans une métropole qui ne jure, encore aujourd’hui, que par la voiture, pour ce qui est des déplacements travail-domicile.
Un tableau idyllique dans un contexte de réussite, tant il est vrai que ces dix dernières années, le vélo en libre service a bousculé les habitudes de déplacement des parisiens donnant à la capitale française des airs de ville nordique avec ses pelotons de cyclistes qui pédalent pour se rendre au travail les matins gris et humides.

Hidalgo et Ollier en vélo pour la photo.

Ce qui avait certainement moins l’air d’une fête, c’est le bilan global de ce changement de prestataire. Car le vélib parisien, contrairement à ce que l’on pourrait penser, n’est pas juste une affaire de quelques milliers de vélos à remplacer par des modèles plus performants. Le service vélib n’a rien de furtif. C’est une infrastructure de voirie avec plus de 1200 emplacements aménagés, 40 000 points d’accroche connectés par câble, des travaux conséquents (réfection des trottoirs, pavage) et bien sûr 20 000 vélos en circulation ainsi que la logistique qui va avec. L’installation des bornes vélib représente, en termes de travaux de voirie, l’équivalent de 2 ou 3 lignes de tramway. Et ce n’est là qu’une estimation. Le changement de prestataire impose de démonter les bornes et de les remplacer par le système du nouvel exploitant, dans un délai de trois mois (aux frais des deux prestataires se relayant, nous assure-t-on.)

C’est là que le calcul commence à poser problème. Car comment imaginer qu’un investissement d’une telle ampleur ait pu être rentabilisé en seulement dix ans de fonctionnement ?
De deux choses l’une : soit JC Decaux s’est fait avoir (ce qui est peu probable) et trouvera gain de cause par voie légale, soit la municipalité dissimule le véritable coût de l’investissement dans les frais de fonctionnement aux nombreuses clauses opaques, comme par exemple la redevance que la ville de Paris reverse pour chaque vélib vandalisé (8000 unités par an ! disparues dans la nature ou vandalisées au point de ne plus pouvoir être réparées). Quant au coût annuel pour chaque vélib en circulation, il est estimé à 4000 euros, alloués à l’entretien ainsi qu’à la logistique nécessaire pour réguler la disponibilité des vélos sur l’ensemble du réseau.

Au-delà de ces détails comptables, le principe même qui consiste à démanteler, dix après l’avoir installée, une infrastructure de cette ampleur relève d’un esprit non-durable d’une rare obscénité. Envoyer à la casse, au nom de l’écologie urbaine, 20 000 vélo fonctionnels, reconstruire de fond en comble 1200 emplacements neufs pourra difficilement être brandi comme un acte relevant d’une quelconque sensibilité écologique.
Qui paye l’incroyable gaspillage d’une infrastructure intégralement reconstruite seulement dix ans après avoir été mise en place ? Probablement pas le le no1 mondial de la publicité urbaine, encore moins la start-up qui lui passe devant.
L’aberration économique de cette rotation, qui aurait peu de chances d’advenir dans le secteur privé (les actionnaires veuillent au grain) et encore moins dans le secteur public (l’argent public est contrôlé), trouve parfaitement à se produire dans le cadre d’un partenariat public / privé, vanté comme étant win-win. On comprend mieux aujourd’hui qui sont les deux gagnants. Et puisque les deux prestataires rentrent dans leurs frais, il ne reste qu’à informer l’heureux perdant du coût réel de l’opération!

Construire l’architecture politique contre la norme

Ou comment la dimension éthique en architecture peut naître d’une volonté de renégocier son rapport à la règle. (Sur le travail de Patrick Bouchain)

Les normes n’existent-elles que pour être contournées, dépassées ? Si l’architecture de Patrick Bouchain n’a eu de cesse de soulever cette question, c’est d’abord le mouvement de l’histoire qui nous l’adresse : chaque époque ne forge-t-elle pas son identité contre les règles de celles qui l’ont précédée ? Les normes, qu’elles soient constructives ou esthétiques, font l’objet d’une perpétuelle réévaluation.
Il convient néanmoins de relativiser les conséquences de cette observation par une distinction entre, d’un côté, l’utilité de la normativité technique et sécuritaire et, de l’autre, l’arbitraire de la normativité stylistique et psychologique, garde-fou esthétique et référent du collectif. S’agit-il, dans les deux cas, de la même conception de la norme ? Avant d’évaluer la pertinence d’une démarche consistant à déconstruire la norme pour mieux s’en servir, il n’est pas inutile de revenir aux fondements de la normativité en architecture. De quoi la norme est-elle le signe ? Trois moments dans l’histoire du rapport de l’architecture à la norme permettent d’en saisir les principales implications.

Les cinq ordres de l’architecture de Sebastiano Serlio

Si la publication des relevés antiques de Serlio, dans son traité sur l’architecture, eut pour conséquence l’apparition d’un style classique dans plusieurs pays d‘Europe, on ne peut pas encore parler de normalisation de l’ornementation classique aux 16e et 17e siècles. L’exécution des éléments ornementaux, corniches, pilastres et autres chapiteaux reste en grande partie tributaire du travail des bâtisseurs qui réalisent et composent les éléments architecturaux. A cette époque, les proportions des éléments d’une façade sont encore définies empiriquement, souvent sur des bases mimétiques, et cela malgré l’existence d’un index commun. La véritable normalisation du langage classique n’adviendra qu’au 19e siècle avec la mécanisation et la standardisation des outils de production des éléments ornementaux sur la base de normes constructives précises. On conviendra donc pour commencer que la norme est conditionnée par ses outils.
Autre « épisode » révélateur dans l’histoire de la normativité en architecture : l’établissement de normes aura permis de reconstruire l’Europe dévastée à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. La normalisation de l’architecture moderne, plus expérimentale, parfois plus radicale, dans l’entre-deux-guerres, permet en effet une accélération et une massification sans précédant des chantiers dont nous connaissons les vertus non moins que les conséquences calamiteuses. En moins de quinze ans, plusieurs dizaines de millions d’européens (sept pour la France seule, qui n’aura subi de dégâts que sur des villes moyennes du littoral) sont relogés dans les quartiers reconstruits selon les principes normatifs de la Charte d’Athènes. Le revers de la médaille sera la généralisation d’un urbanisme standard, détaché de son contexte, appliquant aveuglément des formules préétablies sans le moindre égard pour ceux et celles qui sont appelés à habiter ces ensembles. D’où notre deuxième conclusion intermédiaire : une intensification quantitative peut altérer l’esprit d’un programme sans nécessairement en modifier les fondements conceptuels.
Sarcelles, objet de toutes les craintes dès sa création.

Soulignons enfin l’impact de la norme et sa disposition à organiser la vie des groupes. La normativité sociale fut longtemps orale et coutumière. A l’heure de la révolution industrielle, elle était écrite et ouvertement dirigiste. Aujourd’hui, elle s’est largement invisibilisée mais n’est pas moins implacable dans sa façon de déterminer les comportements, d’organiser l’espace et de prescrire des places : celle des pauvres par rapport aux riches, des étrangers par rapport aux indigènes, des enfants face aux adultes, ou encore des populations remplaçables par rapport à celles que l’on juge productives et indispensables. Aujourd’hui, la norme sociale rigide s’est muée en algorithme fluctuant, au résultat toujours aussi arbitraire, et cela malgré les promesses (non tenues) de la révolution numérique prétendument vectrice d’accélération du temps social. D’où l’on conclura que la vitesse n’est pas gage d’émancipation.
Affiche contre la gentrification du centre ville de Bordeaux suite à la réduction du temps de parcours entre Paris et Bordeaux.

Différences entre loi et norme
Malgré leurs différences, ces trois aspects – esthétique, technique, sociétal – se rejoignent sur le terrain du mode d’application. La portée d’une norme est conditionnée par sa façon d’être appliquée et son élaboration seule ne suffit pas à la rendre déterminante. Dit autrement, sa pertinence se mesure à l’aune de sa confrontation au réel. Apparaît ici en outre le caractère interdépendant de ces différents aspects. Une norme sécuritaire peut cacher un effet normatif de nature sociale et une norme esthétique peut avoir une finalité constructive. Le champ d’application d’une norme dépasse donc largement son strict registre d’énonciation.
A cette imbrication s’ajoute la distinction qu’il convient de faire entre la norme et la loi, laquelle en qualifie la nature politique. Contrairement à la loi dont l’application relève pour l’essentiel des tribunaux, c’est-à-dire d’un dispositif ou d’une institution spécialisée, la norme désigne à la fois la réglementation, dans la polyphonie des instances qui peuvent en émettre, et l’idée que se font de ces règles ceux à qui elles s’appliquent. Ce dernier point ouvre une brèche qui permet d’envisager la nature politique d’un travail sur la norme. Celle-ci est par définition perméable et instable, susceptible d’être révoquée, et pas seulement par l’instance normative. Le double ancrage de la norme, à la fois tributaire de ceux qui l’énoncent et de ceux qui la subissent, scelle sa disposition à être révoquée. L’erreur consiste précisément à ignorer cette volatilité pour lui conférer le caractère général et solennel de la loi_1. La norme est par définition un lien faible, révocable et tributaire de toutes les parties qui l’appliquent. Elle ne persiste que tant qu’elle est approuvée et devrait pouvoir tomber aussi facilement qu’elle fut instituée. La révocation d’une norme par ses usagers fait partie de son fonctionnement « normal ». Cet aspect permet non seulement d’expliquer les occurrences historiques de révocation de normes, mais surtout d’envisager des mécanismes de retournement pérennes et légitimes pour l’avenir.
Un mécanisme de remise en question des normes par leurs utilisateurs pourrait ainsi constituer le socle d’une véritable culture de la planification et de la construction partagée. C’est assurément ce dont nous instruisent les projets développés par Patrick Bouchain. Car il s’agit bien, à chaque fois, de fonder sur l’acte même de repenser collectivement certaines normes une culture du bâti volontaire et démocratique, bien plus effective et radicale que celle des actions participatives d’apparat, plus proches de l’animation socioculturelle que de la véritable consultation.
Travailler collectivement sur les normes peut apparaître dans certains cas comme la seule façon de sortir de certaines impasses sociales ou économiques résultant de démarches planificatrices injustes ou inégalitaires. Il est évident, ici aussi, que la question des normes et des méthodes qui permettent de les interroger dépasse largement celle de la normativité technique liée à la conduite des chantiers. Les normes délimitent un espace d’exercice et d’élaboration du collectif, celui-là même qui distingue le politique de la politique_2. Là où la révocation d’une loi relève d’une procédure institutionnelle, donc politique au sens étroit du terme, la modification ou le contournement d’une norme est à la portée de tous et devient de ce fait politique au sens fort du terme. Cela peut prendre la forme d’une proposition artistique qui transgresse les attentes de son époque, d’un enseignement divulgué en marge du programme officiel, d’une initiative d’élus agissant en dehors de leur mandat pour une cause jugée de première urgence, ou de l’action d’un groupe de citoyens décidés à en découdre avec un usage ou un réglement qu’ils jugent inacceptable.
Reste à prendre conscience de cette ouverture de la norme à son abrogation. Patrick Bouchain ne plaisante pas quand il déclare souhaiter faire des cours d’interprétation du Code civil à destination des futurs architectes. De la compréhension des règles dépend la possibilité de s’en servir et de les modifier ; de cette possibilité dépend le caractère démocratique (ou pas) d’un acte constructif et de la communauté politique qu’il instaure. On comprend ainsi mieux les efforts récurrents de Patrick Bouchain visant à contourner ou à déplacer certaines normes urbaines, sociales ou constructives et il n’est pas exagéré d’affirmer que chacun de ses projets engage à sa façon une renégociation de son contexte normatif.

Déconstruire la norme pour bâtir le collectif
Le travail sur la norme traverse la plupart des projets qu’il a menés, avec Loïc Julienne ou précédemment auprès de Jack Lang. Plusieurs réalisations peuvent être regroupées sous la bannière des « équipements culturels sur mesure ». Réalisés en collaboration étroite avec leurs futurs utilisateurs avec des budgets souvent limités, ils se situent le plus souvent dans des friches industrielles ou des délaissés urbains. Ces projets, qui assument et affichent leur marginalité, ont été rendus possibles grâce à un travail de négociation autour des normes qui faisaient obstacle à leur mise en œuvre.

Des terrains pollués et délaissés, reconquis par Roger des Prés, à Nanterre. Image Cyrille Weiner.

Tous ces projets ont également en commun d’avoir redéfini le champ du possible en matière d’action culturelle publique en réinventant le rapport de la norme à l’outil, à des enjeux quantitatifs et à la temporalité des chantiers. Leur mise en œuvre déploie une nouvelle normativité qui finit par inclure ce que la norme contournée excluait. Avant l’école foraine de Saint-Jacques-de-la-Lande, construire une école publique en bois était inenvisageable. Aujourd’hui, pour avoir été faite, une telle école est entrée dans la normalité. Il en va ainsi du Lieu Unique à Nantes et du Théâtre équestre Zingaro, deux projets emblématiques parmi la vingtaine qui pourraient servir d’exemples.

La norme est conditionnée par ses outils
La création du Théâtre équestre Zingaro en 1989 illustre ce qu’il est possible d’accomplir en travaillant à la marge de la norme plutôt qu’à l’intérieur des contraintes qu’elle impose. Comment construire un théâtre éphémère et durable, pour hommes et chevaux, dans une métropole où chaque centimètre carré de terrain a une affectation précise et déterminée ? Comment construire le support d’un théâtre expérimental, un véritable outil de travail dont la case dans les formulaires ministériels n’existe pas encore ? Ni forain, ni scène publique expérimentale, le théâtre de Bartabas se situe à égale distance des deux. L’équation à résoudre n’était pas des plus simples puisqu’il s’agissait de construire un lieu accessible au public métropolitain, mais assez éloigné des quartiers denses où l’installation de quarante chevaux paraissait impossible. La solution viendra d’un délaissé : un terrain dont personne ne voulait, au pied du Fort d’Aubervilliers, l’ouvrage militaire de l’enceinte de Thiers. A deux pas du métro, la parcelle est trop proche d’un monument historique pour être reconstruite. A la fois grande et exiguë, se trouvant dans la zone non aedificandi du fort, elle est caractéristique de la perte de valeur foncière liée à l’absence d’usage.

Théatre équestre Zingaro à Aubervilliers
Image: Cyrille Weiner

Nous sommes à la fin des années 1980, période qui voit se mettre en place une série d’équipements culturels pérennes sur la ceinture rouge de Paris. L’idée d’une installation provisoire fait son chemin et Patrick Bouchain va y construire un théâtre en bois. Une structure en forme de croix qui sert tout à la fois de lieu de vie et de spectacle. Le public traverse une écurie rustique parée de lustres pour atteindre les gradins autour d’un cirque de onze mètres de diamètre, la distance qui permet de contrôler un cheval en se tenant au milieu du cercle. Décrit comme démontable dans le permis de construire afin de rassurer l’administration qui donne son aval, l’outil livré à Bartabas s’est avéré plus durable que bon nombre des grands théâtres de la décentralisation culturelle qui ont fait entre-temps l’objet de rénovations. La plus grosse intervention sur la structure du Théâtre Zingaro a consisté à ouvrir les gradins dans le sens inverse de l’entrée du cirque pour fluidifier et augmenter la vitesse des chevaux au galop. Elle n’aura coûté, comme le théâtre dans son ensemble, qu’une fraction de ce que coûte un équipement culturel, qu’il soit scène nationale publique ou œuvre d’architecte star à caractère spéculatif.
Le Théâtre équestre Zingaro est la preuve bâtie du potentiel de la marge en matière d’expérimentation urbaine. Ce qui est irréalisable dans l’espace réglementé de la ville planifiée trouve à se concrétiser dans sa marge. Car la marginalité du projet n’est pas uniquement spatiale, elle est aussi règlementaire. Faire vivre quarante chevaux entre la Maladrerie de Renée Gailhoustet et les Courtillières d’Emile Aillaud constitue un défi non seulement sur un plan sociologique mais aussi en ce qui concerne les normes sanitaires. Le projet, qui aurait tout simplement été refusé en bloc s’il avait été présenté dans toutes ses implications au moment de l’autorisation initiale, s’est fait progressivement, mettant l’administration devant le fait accompli. Le projet s’est construit sur un vide législatif à la croisée de deux types de construction très normés : les édifices éphémères destinés à accueillir du public et les écuries en milieu urbain. Au regard de la norme, le Théâtre équestre Zingaro est un hybride. Aujourd’hui, il est à ce point ancré dans la vie d’Aubervilliers, que la ville planifie ses aménagements pérennes en fonction de sa précieuse écurie éphémère.
Théatre équestre Zingaro à Aubervilliers
Image: Cyrille Weiner

Une intensification quantitative peut altérer l’esprit d’un programme sans nécessairement en modifier les fondements conceptuels
Le Lieu Unique à Nantes constitue une variante emblématique du projet de reconversion en équipement culturel. Réalisé en 2000 pour Jean Blaise, il partage avec le Théâtre équestre la même ambition qui consiste à redéfinir le projet à partir d’un travail sur le cadre normatif qui le contraint.
Du défi lancé à Jean-Marc Ayrault, alors maire de Nantes, d’opérer cette reconversion avec la moitié de l’argent destiné à cet effet jusqu’aux diverses tentatives d’inscrire l’existant dans le champ du souhaitable, ce projet regroupe toutes les caractéristiques de la méthode propre à Patrick Bouchain. Jean Blaise, directeur du Centre de recherche pour le développement culturel, occupait depuis un certain temps la biscuiterie LU désaffectée et inscrite au cœur d’un vaste projet de réaménagement dont le majestueux du nom (Champs de Mars) n’avait d’égal que l’insignifiance du plan. Patrick Bouchain applique alors à cette reconversion une formule qui pourrait lui servir d’adage : laisser en l’état ce qui peut l’être, réparer ce qui doit l’être, ne reconstruire que ce qui ne peut pas être réparé. Le résultat est un lieu hybride, stratifié et fonctionnel.
Le Lieu Unique à Nantes.
image : Cyrille Weiner

La solution trouvée pour les issues de secours à l’étage constitue probablement l’exemple le plus flagrant d’un dépassement par le haut d’une astreinte normative problématique. La reconversion et l’utilisation de l’étage butaient sur une question de sécurité liée à l’absence d’issues de secours et les ouvertures disponibles donnaient sur ce qui devait devenir la façade du lieu reconverti.
Cet obstacle va être surmonté par un véritable potlatch. Faisant de nécessité vertu plutôt que de se contenter du strict nécessaire en matière d’escaliers de secours afin de répondre aux normes de sécurité, Patrick Bouchain décide d’en faire le plus possible. Cela va donner lieu à une prolifération d’escaliers métalliques sur la façade courbée qui donne sur l’Erdre, le fleuve qui traverse Nantes. Au lieu de chercher à dissimuler le dispositif de sécurité, Patrick Bouchain a choisi de le faire proliférer, jusqu’à en faire un élément de l’identité architecturale du lieu. Ce détail du projet Il est surtout révélateur d’une méthode de contournement de la norme qui consiste à la respecter selon la lettre mais pas dans l’esprit de ce qu’elle stipule. Au Lieu Unique, il existe textuellement le nombre requis d’issues de secours. A ceci près que ces escaliers ne sont plus seulement des issues de secours. Leur théâtralité les place sur un autre plan et contourne de façon symbolique leur fonction sécuritaire.

La vitesse n’est pas gage d’émancipation
Pour avoir été élaborés à partir d’une réflexion commune entamée en 2006 à la Biennale d’Architecture de Venise, les trois projets que nous nous apprêtons à décrire forment un ensemble. Réalisés entre 2010 et 2014, ils ont en commun d’être des projets d’habitations, chacun dans des contextes différents, mais partageant la même conception du temps nécessaire à la production de l’habitat.
A Tourcoing, la résistance d’un collectif d’habitants face à la destruction annoncée de leur quartier a donné lieu à un projet de rénovation interstitiel, impliquant les anciens résidents, les nouveaux propriétaires et les locataires. Au lieu d’être rasées pour donner place à de nouvelles constructions, les maisons ouvrières, dont certaines avaient déjà été expropriées, vont faire l’objet d’un travail de rénovation de détail correspondant aux besoins singuliers de chaque foyer. Au total, une trentaine de ces maisons vont ainsi être rénovées à différents degrés. Les deux rues concernées jouxtent le gigantesque chantier de l’Union et sont exemplaires d’une politique d’aménagement urbain incrémentale qui prend le temps d’ajuster la réponse de l’aménageur à la spécificité d’un quartier.
A Boulogne-sur-Mer, grâce à une audacieuse résidence d’architecte installée au cœur d’un chantier de rénovation, un quartier déclassé a réappris l’action collective. Sophie Renaud, l’architecte chargée par Patrick Bouchain de mener la rénovation de cinquante maisons à caractère social, commence par rénover celle qui sera la sienne, au sein du quartier. Se faisant progressivement une place dans la vie des habitants, elle anime des ateliers, consulte les familles, évalue leurs besoins, planifie les travaux pour finalement livrer à la ville cinquante maisons remises en état sans que leurs occupants aient eu à les quitter.
A Beaumont, un projet d’habitat évolutif dans un village en perte de vitesse aura permis de réinventer l’habitat social en milieu rural. Initié par une petite commune vieillissante, désireuse d’attirer des nouveaux résidents, le projet prévoit la construction de maisons évolutives, une enveloppe avec un cœur immédiatement habitable et des parties annexes que le locataire-aménageur peut s’approprier au fur et à mesure. Reposant sur un astucieux bail qui permet à terme de valoriser les ajouts effectués par les locataires, le projet se distingue de tout ce qui est pratiqué aujourd’hui en France en matière de bail social.
Ces trois projets paraissent dérisoires au regard des volumes et surtout des temporalités de la construction du logement social en France. Si la fabrique urbaine contemporaine a tiré quelques leçons des erreurs de la reconstruction, notamment en érigeant la mixité programmatique en condition nécessaire pour parvenir à une certaine qualité urbaine, elle n’a pas renoncé à ses impératifs temporels. Or la construction attentive, ajustée, doit pouvoir s’inscrire dans la durée pour parvenir au résultat souhaité. Avec la standardisation des méthodes de construction et de planification, l’idée d’un temps long du chantier s’est perdue. Avec elle ont disparues toute une série d’options qui furent pendant longtemps les gages de la qualité architecturale : la possibilité de changer un projet en cours de route, de laisser les choses se stratifier, de sédimenter.
Chacun des trois projets tourne le dos aux exigences des chantiers actuels en matière de calendrier. A Boulogne, en plaçant littéralement l’architecte au cœur de la vie de ceux dont il doit aménager le cadre de vie : Sophie Renaud n’a pas seulement travaillé à Boulogne-sur-Mer, elle y a vécu le temps nécessaire à faire basculer une situation jugée intraitable. A Tourcoing, le changement de paradigme a opposé à une logique d’aménagement massif une logique interstitielle et incrémentale osant revenir sur le plan initial et les expropriations engagées. Le projet s’est pensé comme un cheminement à rebours de décisions et de pratiques qui n’avaient pas lieu d’être. Il tire ainsi sa spécificité de la rencontre entre la temporalité de l’action politique et celle du chantier. A Beaumont, c’est une nouvelle typologie qui mettra des années, peut-être des générations, à être pleinement exploitée. Dans ces trois cas, le non-respect des normes temporelles incite à repenser la place de l’habitat dans l’organisation politique des collectivités.

Maison reconstruites de l’îlot Stephenson, à Roubaix.image: Cyrille Weiner

Portrait de l’architecte en médiateur politique
Ces trois projets pourraient trouver à s’inscrire dans la filiation d’une expérience qui les précède de trente ans. L’atelier public d’architecture et d’urbanisme que dirige Patrick Bouchain à Blois fut, à une toute autre échelle, une tentative de mettre sur pied un véritable processus participatif et démocratique à partir d’une mission de planification urbaine. L’acte décisif qui résume à lui seul l’esprit de cet atelier fut certainement son déplacement du centre-ville où il se trouvait vers une ZUP de la périphérie de Blois. L’annonce de cette délocalisation n’est pas sans importance. Lors d’une assemblée dans un quartier défavorisé où les habitants se plaignaient du manque d’activité et d’équipements, Patrick Bouchain décide d’engager son propre service et les politiques présents en proposant aux habitants de déménager l’atelier dans leur quartier. Pris au dépourvu par la proposition et l’engouement qu’elle suscite, les élus sont contraints d’acquiescer. Cet acte théâtral inaugure un long travail de rééquilibrage des politiques d’aménagement de l’agglomération de Blois, marquée par la prééminence patrimoniale et partagée entre un centre qui regorge de joyaux historiques et une périphérie délaissée.
Au final, la confrontation des convictions et des réalisations de Patrick Bouchain fait apparaître un ensemble homogène. Cette convergence culmine dans la méthode suivie pour passer des idées aux actes. Chacun des projets témoigne en effet de cette cohérence procédurale qui est la marque d’un grand projet d’envergure. Ce grand projet n’est certes pas « l’œuvre architecturale ». Il aurait fallu, pour que cela soit le cas, que ces réalisations puissent « faire œuvre ». Or Patrick Bouchain refuse le principe même d’un droit de regard sur ses réalisations dès lors que celles-ci ont été livrées à leurs usagers. La cohérence se loge donc ailleurs. Il faut la chercher du côté d’une certaine conception de la démocratie et des moyens d’y parvenir. Bâtir ensemble, c’est-à-dire prendre activement part à la conception de son lieu de vie ou de travail, est pour Patrick Bouchain un principe fondamental, le signe d’une conception active de la démocratie. Il repose sur une conviction inébranlable : l’acte de bâtir est émancipateur. Il préfigure en outre un retour à des méthodes de construction partagées afin de réveiller le sens civique ou de réamorcer un désir de faire ensemble. Car cette conviction n’a rien d’un vœu pieux. Elle a été la réalité de ses chantiers et continue à l’être, au risque des retournements et des déconvenues auxquels cela peut exposer. Car la participation n’est pas toujours une activité anodine et radieuse. Il est arrivé que des projets soient altérés, modifiés par leurs usagers a contrario des souhaits des architectes. A Tourcoing par exemple, les habitants ont eu le dernier mot sur la forme des jardins et l’apparence des maisons. Mais loin d’être un revers, ce développement est en définitive au cœur du programme initial : sortir les habitants de leur torpeur individuelle et leur réapprendre à agir collectivement. Repenser les normes et bâtir dans la marge, contre les règles, pour régénérer le sens du collectif et œuvrer à une démocratie fondée sur le faire plutôt que le laisser faire : cela n’a jamais été autant d’actualité.

Article paru dans un numéro spécial de la revue Tracés en collaboration avec la Biennale d’Architecture d’Orléans.

Notes:
1_ Toute générale et solennelle qu’elle soit, la loi comporte aussi des aspects qui permettent d’en atténuer la rigidité. A commencer par sa dimension symbolique, ou le récit qui en est fait par ceux qui l’appliquent ou la transgressent, et qui va bien au-delà de la lettre et de l’esprit d’une loi. Ainsi l’interdit de tuer dépasse largement le champ restreint de la jurisprudence des homicides. En travaillant l’imaginaire collectif, en étant saisie par la littérature ou le cinéma, la loi se trouve tributaire de facteurs et de forces qui dépassent son cadre d’élaboration et d’application.

2_ Cf. Jacques Rancière, Aux Bords du politique, La Fabrique, 1998.

Téhéran, radiographie politique d’une ville en mutation

A Téhéran, les propriétés sociales et politiques des espaces publics et privés semblent inversées. Si la dichotomie habituelle entre le dedans et le dehors existe comme dans toute autre ville, elle fait l’objet d’une inversion des valeurs.
L’espace domestique, à l’abri des milices des mœurs, est celui qui assume pour l’essentiel une fonction politique. Véritable bulle au sein d’une société sous contrôle, on y reçoit ses amis et ses collègues, on y débat, on y mène une vie sociale loin des gardiens de la moralité publique. Inversement, l’espace public, ouvert et scruté, est le lieu d’une autocensure inévitable. Les comportements obéissent à des codes extérieurs, plus ou moins stricts, toujours en vigueur, malgré l’ouverture observée ses dernières années.

Cette particularité n’est qu’un des nombreux éléments analysés dans l’ouvrage sur la capitale persane qui vient de paraître aux éditions Hatje Cantz. Tehran Life Within Walls est une radiographie d’une ville en prise avec son passé et en quête d’une nouvelle position dans la culture urbaine mondialisée. Loin des clichés sur la confrontation entre conservateurs et réformistes, l’ouvrage s’efforce de reconstruire l’identité urbaine de Téhéran à partir de données historiques et anthropologiques.

Antoin Sevruguin

Comment faire pour comprendre le caractère intrinsèque d’une ville à partir de son évolution historique et politique, sans tomber dans les simplifications de la métropole postcoloniale? A la première dichotomie public / privé vient s’en ajouter une autre : celle entre le nomadisme des populations qui peuplaient ces régions et les effort exogènes d’y assoir un pouvoir centralisé. Le premier “colonialisme”, le plus déterminant dans la constitution de la cité pré-moderne n’est pas celui des Occidentaux, mais bel et bien celui des différentes lignées de souverains safavides, turkmènes, afghans qui vont s’efforcer d’instaurer un ordre symbolique et réel face à des populations réfractaires.
La lecture très deleuzienne du conflit entre le pouvoir épris de symboles et un esprit de nomadisme qui lui résiste et lui échappe constitue la toile de fond de ce portrait urbain tout à la fois clair et concis.
Le très beau chapitre sur le réseau souterrain (et centenaire) d’adduction d’eau donne à comprendre à quel point une infrastructure peut être plus déterminante que la structure qui la recouvre.

On retient aussi le lien établi entre le tapis et le jardin, qui inverse une fois de plus les hiérarchies habituelles: ce n’est pas le tapis qui imite le jardin mais bel et bien l’inverse : le jardin serait la restitution symbolique de la domesticité inhérente au tapis. Car le tapis n’est pas un attribut de la maison, mais, toujours dans le contexte nomade, le premier plan de consistance de l’espace domestique.

(un)Living rooms. Family burial chamber in Tehran’s cemetery
© Mahtab Akhavan, Tehran, 2006

L’ouvrage, version raccourcie d’une thèse effectuée au TU Delft en 2014 (Camp of Faith: On Political Theology and Urban Form), mérite le détour à un moment où la normalisation avec l’Iran est menacée par l’impulsivité et l’immaturité du président Trump.
La recette du Berlage institut, dissous en 2012 suite à des coupures budgétaires imputables à la crise, fut de comprendre la ville en rendant lisibles les tractations politiques qui la traversent. Conjuguée à une lecture formelle, cette approche politique parvient à générer des analyses de qualité qui ont fait la renommée de cette formation internationale, et une cible de prédilection pour la gouvernance néolibérale qui l’a brutalement achevée.