A Téhéran, les propriétés sociales et politiques des espaces publics et privés semblent inversées. Si la dichotomie habituelle entre le dedans et le dehors existe comme dans toute autre ville, elle fait l’objet d’une inversion des valeurs.
L’espace domestique, à l’abri des milices des mœurs, est celui qui assume pour l’essentiel une fonction politique. Véritable bulle au sein d’une société sous contrôle, on y reçoit ses amis et ses collègues, on y débat, on y mène une vie sociale loin des gardiens de la moralité publique. Inversement, l’espace public, ouvert et scruté, est le lieu d’une autocensure inévitable. Les comportements obéissent à des codes extérieurs, plus ou moins stricts, toujours en vigueur, malgré l’ouverture observée ses dernières années.
Cette particularité n’est qu’un des nombreux éléments analysés dans l’ouvrage sur la capitale persane qui vient de paraître aux éditions Hatje Cantz. Tehran Life Within Walls est une radiographie d’une ville en prise avec son passé et en quête d’une nouvelle position dans la culture urbaine mondialisée. Loin des clichés sur la confrontation entre conservateurs et réformistes, l’ouvrage s’efforce de reconstruire l’identité urbaine de Téhéran à partir de données historiques et anthropologiques.
Comment faire pour comprendre le caractère intrinsèque d’une ville à partir de son évolution historique et politique, sans tomber dans les simplifications de la métropole postcoloniale? A la première dichotomie public / privé vient s’en ajouter une autre : celle entre le nomadisme des populations qui peuplaient ces régions et les effort exogènes d’y assoir un pouvoir centralisé. Le premier “colonialisme”, le plus déterminant dans la constitution de la cité pré-moderne n’est pas celui des Occidentaux, mais bel et bien celui des différentes lignées de souverains safavides, turkmènes, afghans qui vont s’efforcer d’instaurer un ordre symbolique et réel face à des populations réfractaires.
La lecture très deleuzienne du conflit entre le pouvoir épris de symboles et un esprit de nomadisme qui lui résiste et lui échappe constitue la toile de fond de ce portrait urbain tout à la fois clair et concis.
Le très beau chapitre sur le réseau souterrain (et centenaire) d’adduction d’eau donne à comprendre à quel point une infrastructure peut être plus déterminante que la structure qui la recouvre.
On retient aussi le lien établi entre le tapis et le jardin, qui inverse une fois de plus les hiérarchies habituelles: ce n’est pas le tapis qui imite le jardin mais bel et bien l’inverse : le jardin serait la restitution symbolique de la domesticité inhérente au tapis. Car le tapis n’est pas un attribut de la maison, mais, toujours dans le contexte nomade, le premier plan de consistance de l’espace domestique.
L’ouvrage, version raccourcie d’une thèse effectuée au TU Delft en 2014 (Camp of Faith: On Political Theology and Urban Form), mérite le détour à un moment où la normalisation avec l’Iran est menacée par l’impulsivité et l’immaturité du président Trump.
La recette du Berlage institut, dissous en 2012 suite à des coupures budgétaires imputables à la crise, fut de comprendre la ville en rendant lisibles les tractations politiques qui la traversent. Conjuguée à une lecture formelle, cette approche politique parvient à générer des analyses de qualité qui ont fait la renommée de cette formation internationale, et une cible de prédilection pour la gouvernance néolibérale qui l’a brutalement achevée.