George Nelson, le grand designer américain contemporain des Eames et de Buckminster Fuller, n’est pas le seul à penser, comme il l’affirme dans un petit film réalisé pour la télévision en 1960 _1, que «l’art de donner la mort » relève intégralement du design.
Il est à présent rejoint par l’équipe du mudac qui signe une formidable exposition sur les armes à feu en tant que prétexte pour des œuvres de design et d’art contemporain.
Outre des classiques de l’artisanat contemporain, comme les kalachnikovs brodées sur des tapis afghans, l’exposition ose franchir le plafond de verre d’une appréhension du design relevant essentiellement de l’objet pour s’aventurer sur le terrain de la sociologie culturelle. On y trouve plusieurs séries photographiques documentaires, comme celle d’An-Sofie Kesteleyn sur l’histoire d’une fillette de cinq ans ayant abattu sa jeune sœur de deux ans avec son fusil rose, spécialement conçu pour être manipulé par des enfants et commercialisé massivement aux USA. Dans certains Etats particulièrement attachés au sacrosaint second amendement de la Constitution, un mineur ne peut pas se procurer de la bière mais peut posséder une arme à feu « ludo-éducative », tirant de vraies balles.
Les portraits de Kyle Cassindy (Armed America : Portraits of Gun Owners in Their Homes) de détenteurs d’armes à feu dans leurs environnements domestiques oscillent entre le portrait ethnographique, façon August Sander_2, et un portofolio sur les nouvelles pathologies mentales qui hantent le 21e siècle.
L’exposition dans son ensemble effectue une extension du domaine du design, allant au-delà des a priori, en osant penser les armes à feu à la fois comme des archétypes de l’objet designé, sujets au fétichisme exhalant la volonté de puissance, mais aussi comme des outils pouvant servir à dessiner l’espace social. Les armes, plus que n’importe quel autre artefact, construisent des inégalités raciales, économiques et de genre, établissent des frontières et structurent les sociétés.
Cette double interprétation des armes à feu (objets soumis au design / objets servant à générer du design social) restitue dans la langue française le spectre tellement plus complexe du terme « design » en anglais : à la fois un substantif et un verbe.
Cette extension sémantique rend possible une exposition riche et stimulante et annonce le champ étendu qui pourrait être celui du nouveau MUDAC au sein de Plateforme 10, le pôle muséal actuellement en construction à Lausanne.
Un lieu capable non seulement d’aligner des objets et d’effectuer des partenariats avec de grands noms, mais surtout, de générer une véritable réflexion sociétale. Grâce au travail de l’ONG genevoise Small Arms Survey, l’exposition n’hésite à aborder des sujets qui blessent, comme les conséquences de la détention importante d’armes à feu en Suisse.
Dans tous les cas, Ligne de Mire témoigne d’une maturité curatoriale et d’une pertinence intellectuelle qui placent le Mudac au premier rang des institutions du genre.
Saluons au passage la scénographie, conçue par T-Rex Studio et Cute Cut à Lausanne, ainsi que le design graphique d’Aurèle Sack, sans oublier la commissaire Susanne Hilpert Stuber.
1_George Nelson, “How to Kill People: A Problem of Design.” 1960
2_August Sander a fait des portraits de ses concitoyens allemands, des années 1920 à l’arrivée des nazis au pouvoir.