L’ha­bi­tat col­lec­tif sin­gu­la­risé

Le 14 octobre, Renée Gailhoustet recevait en France le prix d’honneur pour l’ensemble de son œuvre. En avril 2013, la revue suisse Tracés lui consacrait un numéro. Récit d’un après-midi passé avec une architecte remarquable.

Accompagné de l’artiste Alejandra Riera, je suis arrivé à Ivry sous la pluie. A peine sortis du métro, nous nous sommes retrouvés au cœur de ce que nous étions venus voir : le centre d’Ivry, conçu par Renée Gailhoustet et Jean Renaudie. C’est en 1962 qu’elle se voit confier ce projet d’envergure. Devenue architecte en chef de la ville en 1969, elle s’associe à Jean Renaudie, qui vient de quitter l’Atelier de Montrouge. Formant une équipe, ils vont se pencher sur cette rénovation en s’efforçant d’y apporter des solutions inédites. Pour eux, il ne s’agit pas juste de construire des logements, mais de littéralement réinventer la forme d’une ville.Préférant la mixité d’affectations au zonage, le chemin courbe à la ligne droite, la modularité au formatage strict, le duo va produire un ensemble d’une rare complexité morphologique. La rénovation, réalisée en plusieurs tranches et selon des techniques différentes (poteaux dalles, banches), demeure un des exemples les plus réussis d’urbanisme expérimental des années 1970. Renée Gailhoustet habite l’un des logements atypiques qu’elle a conçu. C’est ici que nous l’avons rencontrée. Au quatrième étage d’un des bâtiments du Liégat, elle occupe un grand appartement disposant d’une terrasse entièrement végétalisée, avec plus de 30 cm de terre sur toute sa superficie. De sa cuisine, elle voit pousser des arbres. Il ne s’agit pas là d’un privilège octroyé à la conceptrice de l’ensemble, mais de la norme pour cette cité aux formes irrégulières : tous les appartements disposent de terrasses végétalisées plus ou moins grandes. Par cette rencontre, nous avons voulu comprendre comment un travail sur la forme parvient à mettre l’habitant au cœur d’un projet urbain. Nous avons aussi souhaité mesurer l’écart qui nous sépare de cette époque où l’expérimentation formelle n’était pas l’apanage de quelques stars, où l’on pouvait débuter sa carrière avec un chantier de 5000 logements, où l’esprit d’innovation et de progrès primait sur les impératifs du marché immobilier. L’architecte avait alors pour mission d’aménager la matrice dans laquelle la société allait prendre forme. Rien de moins que cela.Refaire la société que la reconstruction d’après-guerre venait de détruire.

Agencements variables des appartements au Liégat, à Ivry sur Seine. (Doc. Renée Gailhoustet)

Jean Renaudie et Renée Gailhoustet font partie de ceux qui ont pressenti très tôt la défaillance des grands ensembles conventionnels. Ils regrettent que le vaste projet de reconstruction des villes européennes, dans la seconde moitié du 20e siècle, se fasse de manière si peu inspirée. La Charte d’Athènes, relue par les aménageurs de l’époque, a de quoi décevoir : un seul modèle de ville, de Glasgow à Naples et de Nantes à Varsovie. Les deux architectes veulent en finir avec les cités rectilignes, sans âme. Celles des barres tristes, des tours sans envol, des zones d’activités dépeuplées, des voies de desserte peu empruntées. Ils ont des idées et les municipalités communistes de la Ceinture rouge vont leur donner les moyens de les mettre en œuvre. A la doctrine fonctionnaliste et hygiéniste qui prévaut dans les années 1950 et 1960, ils opposent l’innovation architecturale : celle qui paramètre l’espace bâti sur une demande spécifique. Ils veulent produire des ensembles appropriables, qui restent compétitifs sur un plan financier. Comme il s’agit d’ensembles locatifs sociaux, l’enveloppe budgétaire est limitée. Perdus pour mieux se retrouver.Arrivés au pied de son immeuble, nous ne trouvons pas immédiatement l’entrée. Les bâtiments, le long du chemin courbe qui mène chez elle, forment un ensemble. Tout est relié. Alors on cherche, en se disant qu’un quartier dans lequel on ne pourrait pas se perdre ne serait pas un quartier. Haussmann a ravagé Paris pour nous épargner l’expérience de ruelles étroites comme celle-là. Au quatrième étage, nous entrons dans un vestibule avec un bureau et un petit jardin. Nous empruntons un escalier en colimaçon pour nous retrouver dans un grand espace polygonal avec de larges ouvertures donnant sur le jardin. La pièce respire cette justesse qui qualifie les maisons conçues pour leur propre usage, par ceux qui savent comment les construire. C’est une maison d’architecte, avec un réel soin apporté aux détails ; et pourtant, nous sommes dans un ensemble de logements sociaux. Chaque appartement est différent mais dispose des mêmes éléments, agencés différemment. Autour d’une table, Renée Gailhoustet nous raconte ses débuts. Elle mentionne ceux qui lui ont fait confiance, ceux sans qui le projet n’aurait pas pu s’aboutir. Elle nous raconte le principe qui détermine les circulations dans la cité. Sa quête d’un aménagement qui prend tout son sens par l’usage qui en est fait.

Tour Raspail, vue d’intérieur ( doc. Renée Gailhoustet)

Renée Gailhoustet : « Le Liégat est un bâtiment mais aussi une circulation. Les allées qui desservent les immeubles sont devenues des axes de circulation très empruntés. Dès que le passage a été inauguré, il a été tout de suite emprunté. Il permettait de rejoindre le centre d’Ivry sans rencontrer de voitures. Dans ces conditions, on peut laisser un enfant aller seul à l’école. » Elle en vient rapidement à ce qui n’a pas été fait.
Renée Gailhoustet : « Renaudie avait dessiné des passages en hauteur dans Jeanne-Hachette et on souhaitait les prolonger jusqu’au Liégat. La Ville a fait marche arrière. Elle redoutait les doubles circulations. Alors tout s’est retrouvé au sol. Les municipalités aiment bien contrôler. Il est rare qu’elles acceptent que les gens fassent leur chemin dans la ville et c’est dommage. Les possibilités sont toujours là, il suffit de rétablir ce qui a été fait au départ. Malheureusement les projets de la Ville ne vont pas dans ce sens. Ils prévoient de faire de toutes les circulations publiques des circulations privées. » Pour les architectes de sa génération qui tentent alors de réinventer la ville, les circulations se révèlent être un facteur déterminant. Au lieu de la rationalisation stricte des déplacements (aller d’un point A à un point B par le chemin le plus court et avec le moins de croisements possibles), ils proposent la mise en exergue des cheminements, avec des jeux de passerelles, des allées qui serpentent, se croisent et favorisent les rencontres. Au diktat de l’efficacité absolue, ils préfèrent l’orchestration des circulations. L’objectif est que la rue puisse être à nouveau habitée. Cette complexité, censée favoriser l’animation1, est peu appréciée par les aménageurs actuels pour qui « surveillance » est le maître-mot. Aujourd’hui, la flânerie, le superflu n’ont plus leur place dans l’espace public. Tout ce qui n’est pas strictement fonctionnel doit être privé.Renée Gailhoustet aborde ensuite le principe géométrique qui leur a permis de varier la typologie des logements.

Ensemble Jeanne Hachette.

Renée Gailhoustet : « Voici la trame : un hexagone de 3,5 m de large. Sur chaque côté de l’hexagone, il y a un rectangle de sept mètres ; entre ces rectangles, il y a un triangle équilatéral qui fait sept mètres cinquante de côté.Ce qu’il y a d’intéressant avec cette trame, c’est qu’elle répond au souhait qui était le nôtre : faire des bâtiments ronds, mais sans avoir à juxtaposer des ronds les uns à côté des autres. Les hexagones se pénètrent sur 1/3. Ce système donne une très grande liberté d’utilisation de l’espace. Un des côtés de l’hexagone doit rester vide pour apporter de la lumière. On peut aussi décaler le côté creux, au fur et à mesure que l’on monte. C’est grâce à la partie restée vide que nous parvenons à varier les formes. Quand vous expérimentez avec cette trame de base, vous avez des possibilités infinies. La division des logements paraît aléatoire, alors qu’elle suit parfaitement la base volumétrique créée au départ. La variation des logements n’est pas superficielle. Ce n’est pas l’affaire d’une fenêtre qui est là et une autre ailleurs. A chaque fois, c’est toute la configuration du logement qui change. Même l’emplacement des sanitaires varie. Ils se positionnent autour des gaines, mais, d’étage en étage, leur disposition diffère. Ce principe vous donne une grande liberté dans l’organisation du bâtiment. » Elle continue en mentionnant les conditions de travail, au sein d’une équipe allant de quatre à huit collaborateurs.
Renée Gailhoustet : « Quand on est plusieurs à travailler ensemble, on ne copie pas ce qu’a fait le voisin. Nous étions cinq ou six et chacun faisait une recherche personnelle sur la partie sur laquelle on travaillait. C’était assez stimulant de voir comment chacun interprétait la situation.Quand j’ai fait Marat, le bâtiment au-dessus du métro, je me suis dit : on repart sur des banches, puisque les entreprises adorent les banches, mais on se donne la même liberté que dans un système poteaux / dalle où l’espace est libre. Ainsi, on peut trafiquer les banches, les percer, mais c’est beaucoup moins souple qu’un bâtiment comme celui-là. » Elle évoque la modularité chez Le Corbusier et son souhait de dépasser le formatage pour privilégier un déploiement libre des volumes à l’intérieur d’un système poteaux / dalle.

Le Liégat en construction, à Ivry-sur-Seine (1971-1982)

Renée Gailhoustet : « Nous étions nourris par Corbu. Notre grande référence, c’était la Cité radieuse ; mais on s’aperçoit que même quand il utilise un système poteaux / dalle, il refait la même chose. Il refait des boîtes régulières. Il n’exploite pas entièrement le potentiel du système. Je ne dis pas que j’ai corrigé Corbu, mais quand on a exploré d’autres pistes, on s’est vite rendu compte que c’était facile de s’abstraire des modèles canoniques. On a dépassé le coté répétitif des structures orthogonales. » Pourtant, d’un point de vue constructif, le système Renaudie-Gailhoustet exploite tous les avantages de la standardisation des chantiers. Les bâtiments se construisent dans les temps et sans dépassement budgétaire. A l’intérieur des appartements, les fenêtres sont disposées de façon spécifique, tenant compte à chaque fois des orientations et des vis-à-vis qui, compte tenu de l’interpénétration des bâtiments, sont nombreux. Pour chaque logement, tout est repensé. C’est faire du « sur mesure » avec des solutions standards.
Nous quittons l’appartement trois heures plus tard, persuadés qu’il est possible de construire du logement social intelligemment. Il pleut toujours, mais cela ne nous empêche pas de nous aventurer sur les chemins de la cité. Nous traversons l’avenue Georges Gosnat pour monter par un escalier au premier niveau. Nous arrivons sur une terrasse végétalisée ouverte au public. Un autre escalier, plus étroit, nous mène encore plus haut. On y trouve toujours des arbres, des bureaux, des portes d’entrée. Encore un escalier et nous voici au troisième palier. Le sol est toujours en terre, et nous sommes toujours dans un espace public. Certains logements ont des jardins qui donnent sur les axes piétons, mais l’espace n’est pas privé. Nous progressons dans un bâtiment qui est aussi un écosystème paysager, inépuisable car indéchiffrable. Il faut y passer du temps pour comprendre le raisonnement qui anime l’architecture. Les racines cherchent leur place dans la couche de terre généreuse mais forcément limitée. La pluie s’arrête, nous redescendons vers la rue les chaussures pleines de boue, déboussolés, avec la vague impression d’avoir été à la campagne, sans pour autant avoir quitté la ville. Nous venons de quitter un ensemble conçu par Renée Gailhoustet et Jean Renaudie.

Design & crime

La première modernité, qu’on parle d’architecture ou de design, s’est construite sur le même présupposé : celui de la nature fondamentalement aliénante de l’ornement. Au-delà du cliché lossien dénonçant la nature criminelle de l’ornement, l’effort visant à débarrasser les bâtiments et le mobilier de leurs attributs ornementaux est considéré, du moins dans la première moitié du XXe siècle, comme un acte émancipateur ; une libération du superflu qui replace la fonction au centre du bâti et de ses attributs. Que s’est-il donc passé entre-temps pour que, à la fin des années 1960, Elio Petri puisse représenter le design et l’architecture modernes comme la forme extrême et totalisante de l’aliénation culturelle, sociale et politique ? Probablement, l’émergence d’une modernité de masse, consumériste, écrasante et uniforme.

Dans La Dixième Victime, le décor du monde dystopique imaginé par Petri n’est pas très différent de celui réel et fantasmé d’une métropole moderniste globalisé. Cette matière qui traverse indistinctement Rome et New York est faite de parois vitrées, de mobilier de créateurs et de peintures géométriques. Ce qui le distingue, c’est le jeu et surtout ses règles. Les gens s’adonnent à d’étranges duels médiatiques. Cocktails à la main, évoluant dans des intérieurs modernistes léchés, ils se demandent s’ils seront victime ou bourreau lors du prochain tirage au sort du grand ordinateur, qui est forcément basé à Genève.

Marcello Mastroianni, teint d’un blond qui le rend méconnaissable, affronte la divine Ursula Andress dans un combat à l’issue incertaine. Allégorie de la tractation conjugale, le scénario place cet infernal rapport de force dans un décor moderniste. Les personnages étouffent dans des vêtements guindés, des chaises inconfortables, des intérieurs aseptisés. La prison archétype de la seconde moitié du XXe siècle est une villa dont les baies vitrées donnent sur une pelouse bien taillée.
Le point culminant de cette représentation funeste de la modernité est atteint lorsque Marcello se rend avec Ursula dans la villa de son ex-femme pour récupérer de l’argent qui y serait entreposé. L’intérieur, propice à une scène d’amour à la James Bond, dégénère en parodie lorsqu’est révélée l’existence d’une pièce secrète où sont cachées des personnes âgées, de moins en moins tolérées dans ce monde parfaitement cruel.
Le malaise est décuplé par les sculptures qui entourent la maison. Les moulages d’hommes et de femmes accomplissant des actes quotidiens sont des références à peine dissimulées aux corps calcifiés de Pompéi, ou à leur variante moderne, les mannequins des essais nucléaires dans le Nevada. Ce décor complète le verdict de Petri sur la nature mortifère du design moderne. Le monde épuré qui l’entoure est un décor post-apocalyptique. Il est mort-né.

Séance dans le cadre du cycle écrans urbains organisé par arc en rêve, jeudi 8 décembre 2022 à 20:00, au cinéma Utopia à Bordeaux