David Chipperfield remporte le pritzker, l’occasion de ressortir un article publié en 2009 dans la revue française d’a, à l’occasion de l’ouverture du Neues Museum à Berlin, le projet qui l’a certainement confirmé dans son profil de moderniste à forte inclinaison classique.
Le Neues Museum fait partie d’un vaste projet de restauration et de réaménagement de l’île aux musées au cœur de Berlin. L’équipe de David Chipperfield livre un bâtiment d’une grande complexité, notamment dans sa façon de conserver les traces de l’histoire. Ce musée, destiné à accueillir des collections égyptiennes et préhistoriques, est à l’image de la ville : un édifice palimpseste, où se superposent les strates d’un passé tourmenté.
Réalisé entre 1841 et 1859 par Friedrich August Stüler, l’ensemble néoclassique fut sévèrement endommagé pendant les bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Une aile entière ainsi que la toiture ont disparu sous les bombes. La structure est restée en l’état jusqu’au début des travaux de restauration, à la fin des années quatre-vingt-dix. Objet d’âpres négociations entre l’équipe des architectes et les conservateurs du musée, le chantier va durer dix ans. Pourtant, la fusion de l’ancien et du nouveau n’a rien d’un compromis. Le désaccord ne porte pas sur le choix entre conserver et rénover. La proposition architecturale défend avec la même ardeur les deux actions. Elle maintient l’état de ruine et reconstruit ce qui doit l’être pour que l’ensemble puisse à nouveau fonctionner.
Intégrer, différencier
Les adjonctions rétablissent, sans mimétisme, les parties manquantes. Loin de toute reconstitution, la partie refaite traduit le néoclassicisme dans un langage moderne.
Comme dans le cas des restaurations archéologiques, les nouveaux matériaux permettent l’intégration tout en s’efforçant de différencier le nouveau de l’ancien. L’emploi de béton brut poli et d’un ciment blanc mélangé à des éclats de marbre confère aux parties refaites une certaine pâleur, qui permet de les identifier. Les conservateurs auraient préféré que l’on puisse distinguer clairement le nouveau de l’ancien. Ce n’est pas toujours le cas, puisque des portions entières du bâtiment ont été reconstruites avec des briques identiques à celles d’origine mais provenant d’un autre site. Le choix de laisser la brique apparente renforce leur intégration. Certaines parties reconstruites ont la patine des sections laissées en état de ruine. Ainsi, même en s’inspirant des conventions en vigueur dans les aménagements archéologiques, celles-ci ne sont pas appliquées systématiquement. L’homogénéité de l’ensemble des salles est donc renforcée malgré leurs grandes différences de style et de traitement. Certaines sont parfaitement préservées, d’autres entièrement refaites. Entre ces deux extrêmes se déploie tout un nuancier des degrés de conservation du bâtiment.
Le maintien de l’état de ruine évoque une certaine gravité funéraire, un rappel de la destruction massive de la ville durant la guerre. Le Neues Museum s’obstine à garder les stigmates de son histoire. Il l’assume au lieu d’essayer de la contourner par une restauration à l’identique.
Face au poids de l’histoire, et dans le contexte de réunification de la capitale allemande, plusieurs tendances s’affrontent en termes de valorisation du patrimoine. Certains défendent la reconstruction des bâtiments emblématiques disparus. À quelques centaines de mètres, une restauration très différente est en cours : à la place de l’ancien Palais de la République, emblème de la RDA démoli en 2008, la Ville et la Région ressuscitent le Stadtschloss, un château baroque du XVIIIe siècle endommagé en 1945, puis rasé par les communistes qui y voyaient un symbole de soumission du peuple à l’autorité royale. Ces deux chantiers sont aux antipodes l’un de l’autre. Au façadisme amnésique du Stadtschloss qui espère gommer les traces du XXe siècle, le Neues Museum répond par une minutieuse exposition des strates successives de l’histoire du bâtiment. Sa restauration incarne une plaie réparée mais non effacée, tout le contraire d’un décor recomposé.
Dans l’univers lisse et orthogonal de Chipperfield, cette réalisation occupe une place unique. Foncièrement hybride dans sa façon de joindre structurellement l’ancien et le nouveau, elle rend lisibles certaines qualités de son architecture, notamment sa légèreté et son caractère ajusté. L’ouvrage témoigne d’une grande subtilité en ce qui concerne les matériaux. Des intérieurs en briques faites main aux marbres sablés de la rampe d’escalier, les surfaces du nouveau musée semblent destinées aussi bien au toucher qu’à la vue.
Symbolique funéraire
La gravité n’est pas seulement ici un rappel de la destruction de 1945. Elle constitue une déconstruction de la fonction de musée, dévoilant son étrange rapport avec la mort. La modernité, tout en essayant de libérer le musée de sa dimension chtonienne, n’a pas complètement renoncé à cet aspect. De la Nouvelle Galerie de Mies van der Rohe, légère et écrasante à la fois, à la pyramide que Pei place au cœur du Louvre, les exemples de symboliques funéraires dans les musées du XXe siècle ne manquent pas.
L’intelligence de Chipperfield est de laisser apparaître subtilement de telles significations, comme lorsqu’il évoque Piranèse par son utilisation de la brique. Le point culminant de ce discret rappel de la mort est certainement l’escalier principal : les murs dénudés ainsi que la porte monumentale condamnée, mise en évidence par la blancheur de l’escalier, évoquent les sépultures royales découvertes par Schliemann sur l’Acropole de Mycènes. C’est comme si le désossement d’une structure néoclassique en venait à révéler la part funèbre inhérente au style monumental du XIXe siècle. Sans l’ornementation, l’édifice s’expose pour ce qu’il est : un cénotaphe des formes, des valeurs et des symboles de l’Histoire.
La livraison du Neues Museum, dont la restauration aura coûté 200 millions d’euros, coïncide avec le début d’un autre chantier pour l’équipe de David Chipperfield : celui de la James Simon Gallery. Tout en longueur, un monolithe transparent bordé d’un escalier va donner corps à l’entrée principale de l’ensemble des musées. La James Simon Gallery permettra de libérer les bâtiments historiques des tâches logistiques liées à l’accueil des foules. L’auditorium, les commerces, les restaurants, la billetterie et les vestiaires y trouveront leur place. Comme pour le Louvre de Pei et le British Museum de Foster, ces travaux d’envergure ambitionnent la création d’un méga musée capable d’accueillir 4 millions de visiteurs par an. Éminemment moderne au sein d’un complexe néoclassique, l’édifice rejoue l’opposition entre ancien et nouveau. Contrairement au Neues Museum où l’ancien a eu gain de cause, pour la James Simon Gallery, le nouveau risque de remporter la bataille.