Architecture de la contre-révolution: colonialisme et planification territoriale

Deux ans après l’édition en anglais, Architecture de la contre-révolution de Samia Henni, consacré aux politiques d’architecture et d’urbanisme mises en œuvre par l’État colonial français pendant la guerre d’indépendance algérienne, paraît enfin aux éditions B42.

L’histoire aurait pu se dérouler dans n’importe quelle contrée aux prises avec la logique coloniale: aux Etats-Unis au tournant du 19e siècle, en Afrique du Sud ou aujourd’hui en Palestine. C’est pourtant en Algérie, pendant la guerre d’indépendance de 1954 à 1962, que se situent les faits relatés par l’ouvrage de Samia Henni, tiré de sa thèse soutenue à l’Institut d’histoire et de théorie de l’architecture ETH Zurich, sous la supervision de Tom Avermaete, Jean-Louis Cohen et Philip Ursprung. Afin de séparer les populations civiles des combattants, l’armée française a évacué de vastes zones du territoire algérien. D’abord aux frontières tunisiennes et marocaines, puis sur les terrains d’essais nucléaires, et finalement sur des portions entières du territoire représentant un enjeu stratégique pour le maintien de l’ordre.

Le colonel Marcel Bigeard illustre la stratégie miltaire de «regroupements» dans la région de Saïda, Algérie, 1959
© Flament, Marc, ECPAD

La version officielle de l’administration coloniale disait alors vouloir protéger les populations de la propagande du FLN. En réalité il s’agissait purement et simplement de transformer de vastes étendues rurales en champs opérationnels où sont instaurées des zones de tirs sans sommation. Evacuer pour permettre aux militaires de ratisser le terrain. Coupés des populations au sein desquelles ils pouvaient se fondre, les combattant se retrouvent dépourvus de vivres et exposés à la suprématie militaire de la force coloniale. Plusieurs centaines de milliers de villageois ont ainsi été acheminés dans des camps de concentration, rebaptisés «camps de regroupement», afin d’éviter toute évocation de ces autres camps qui ont marqué les esprits pas moins de dix ans plus tôt.
Les villageois, d’autarciques et autonomes, se trouvent intégrés dans des structures qui restreignent leur liberté de mouvement. L’instauration des camps fragilise les écosystèmes économiques pauvres mais durables, qui garantissent leur subsistance. S’appuyant sur des images réalisées par le Service cinématographique des armées (SCA), Architecture de la contre-révolution documente ces déplacement massifs ainsi de la vie dans les camps militaires. Les images se veulent rassurantes, mettant en scène une opération à visage humain, respectueuse des populations dont elle gère le sort.

Camp de regroupement dans la région d’Oran, Algérie, 1958
© Cuny, Claude / SCA / ECPAD

« 1000 villages »

Cette opération de déplacement va susciter une vive réaction dans la France de 1959. Les médias de masse vont s’en mêler et dénoncer l’ampleur et le caractère inacceptable de la manœuvre. Des efforts vont alors être faits pour donner à l’opération une dimension plus positive en la transformant en réorganisation agraire. Mené par des équipes itinérantes d’aménagement rural, le projet baptisé «1000 villages» va être mis sur pied pour rendre viables ces campements et la vie du million et demi de paysans déplacés qui y subsistent. Ironie de l’histoire : la personne en charge de ce vaste projet de planification rurale n’est autre que Paul Delouvrier, le grand orchestrateur de l’aménagement de l’agglomération parisienne, dans les années 1960-70. C’est lui qui entreprend la construction des villes nouvelles, cette série de villes moyennes qui ceinturent Paris dans un rayon de 25 km.
L’ouvrage nous laisse tirer les conclusions quant au lien intrinsèque entre, d’un côté, l’aménagement du territoire et le redéploiement de populations dans un contexte de conquête coloniale et, de l’autre, la cartographie sociale et économique des banlieues françaises. Il est évident que cet exode forcé fut le début d’une vaste migration rurale, accentuée par des causes économiques, vers les grands centres urbains d’Algérie et de la métropole.
Si les villes nouvelles de Delouvrier ont peu à voir avec les pratiques concentrationnaires de la France coloniale en guerre, elles n’en relèvent pas moins des actes d’une autre guerre, plus insidieuse et moins connue, celle de la réorganisation des quartiers populaires autour de Paris, afin de réduire leur potentiel séditieux. Les villes nouvelles ont pris part, à leur façon, au démantèlement de la ceinture rouge, cet ensemble de villes communistes qui cernaient la capitale et menaçaient, dans l’esprit de ceux qui redoutaient la gauche, de marcher sur elle à la moindre occasion.
Quant aux «1000 villages», l’Etat algérien va revoir le projet après l’indépendance et proposer «Les 1000 villages socialistes» dans le cadre de la révolution agraire algérienne. Si le programme finit par péricliter, de nombreuses villes moyennes vont naître de cette tentative de créer des communautés agricoles modernes, à partir des camps de déplacés. Le travail de Samia Henni rappelle en tous les cas la filiation concentrationnaire de la planification territoriale, réalité que le ressac des discours convenus sur la «participation» et le «vivre ensemble» tend parfois à nous faire oublier.

 

Vortex à l’UNIL, manifeste brutaliste malgré lui

Les immeubles parfaitement circulaires sont rares. Il en existe un à Mulhouse, construit par Pierre-Jean Guth au début des années 1950. « L’annulaire » est empreint de la sobriété et de la finesse d’une époque où la modernité n’avait pas encore basculé dans la construction répétitive à grande échelle. La qualité d’exécution n’est pas la seule raison pour y voir un joyau du patrimoine moderne. En plus d’être soigneusement bâti, l’ensemble de Guth présente un intérêt urbain. Le jardin arboré qui en constitue le centre est traversé par l’axe piéton principal qui relie la gare au centre-ville. L’annulaire fonctionne comme une porte, un seuil capable de signifier, par la forme du bâti l’entrée dans le coeur de la ville.  

L’annulaire de Pierre-Jean Guth à Mulhouse.

Jean-Pierre Dürig ne connaissait pas l’annulaire de Pierre-Jean Guth, et pourtant son Vortex réalisé à l’UNIL adopte certaines de ses qualités urbaines. Là aussi, s’exprime l’idée d’une densité élevée qui ne serait pas écrasante. L’ensemble est constitué par 712 unités (941 chambres à coucher) destinées d’abord aux athlètes des Jeux de la jeunesse prévus en janvier 2020, puis aux étudiants du principal campus universitaire de l’agglomération lausannoise. Le projet qui vient d’être livré combine la simplicité d’une facture helvétique à un certain goût des superlatifs. Ce mariage inhabituel permet de le décrire par des énoncés simples, quasi mathématiques.

Le Vortex depuis les terrains de sport mitoyens. Photo: Eik Frenzel.

Soit 941 pièces traversantes disposées sur une rampe hélicoïdale inclinée à 1%. Le diamètre extérieur est de 137 mètres, celui intérieur de 105 mètres, pour un bâtiment qui culmine à 27 mètres.
Le gigantesque ruban de ce bâtiment circulaire enroulé sur neuf niveaux ferait plus de 2800 mètres s’il venait à être déroulé. Jean-Pierre Dürig concède avoir commencé à travailler sur le principe d’un bâtiment linéaire, s’inspirant des villages-rue ( Strassendorf) qui se déploient le long des routes. Ce type d’habitat rural groupé serait au cœur de la recherche qui a abouti au Vortex. Dürig s’intéresse tout particulièrement au dénominateur commun minimal qui permet de constituer un ensemble. Dans le village rue, c’est l’axe qui traverse le village, dans le vortex c’est la rampe qui unit toutes les habitations de l’ensemble.

S’il est peu probable qu’un habitant se serve de la rampe pour accéder aux étages, l’existence d’un tel dispositif unitaire crée les conditions d’une convivialité à une échelle rarement observée. L’immeuble affiche de manière ostentatoire les principes égalitaires qui régissent son organisation spatiale. Plus qu’une mise en scène ou un décor, le Vortex est par sa forme et son fonctionnement un condensateur social, dans la lignée des expérimentations de la seconde moitié du 20e siècle.

Le principe de la coursive comme dispositif de socialisation, appliqué par les Smithsons dans de nombreux projets, dont le tristement médiatique Robin Hood Gardens, se trouve ici intensifié par sa simplicité formelle. Les locataires du Vortex habitent littéralement la rampe inclinée qui monte au neuvième étage. Comme dans le cas des Smithsons, la lisibilité du principe organisationnel revêt une dimension dialectique. Elle est une façon de faire «parler» l’ensemble de sa fonction et de sa façon particulière d’y répondre.

Le Vortex vu du ciel. Photo: Jamani Caillet

Le vortex et ce qu’il apporte au campus.

Les campus universitaires européens de la seconde moitié du 20e siècle se ressemblent. Dans la plupart des cas, leur création vise la constitution de pôles dédiés où l’activité académique va pouvoir se déployer et s’épanouir dans des équipements fonctionnels. Ce faisant, l’université quitte la ville, se coupe du milieu urbain dont elle s’est longtemps nourrie. Une des conséquences de cet exode n’est autre que l’appauvrissement des cœurs de villes moyennes, plus dépendantes que les métropoles de l’activité estudiantine.

Ceci fût le cas dans les années 1970 à Lausanne, où le départ progressif des milliers d’étudiants vers le nouveau campus a été synonyme d’appauvrissement du centre-ville. Les réponses pour pallier à cet exode et ramener les campus dans le giron de la ville sont multiples. Dans certains cas, c’est en s’agrandissant que la ville a pu rejoindre son campus excentré. Un tramway peut aussi aider à rapprocher le pôle universitaire de la ville dont il s’est détaché, comme à Orléans. À Lausanne c’est une autre formule qui est engagée depuis bientôt dix ans: celle d’une densification du campus avec l’apport des attributs urbains qui lui faisaient défaut, c’est à dire l’habitat et le commerce. L’EPFL et l’UNIL se sont lancés depuis quelques années dans la création d’une véritable ville de plusieurs milliers d’habitants au sein du campus.
On y trouve des supermarchés et des hôtels, des restaurants et le plus important: des logements. Vortex fait partie de cet ambitieux projet faisant évoluer le campus d’un pôle univoque où l’on ne fait que qu’étudier vers un véritable quartier où l’on habite, travaille et se distrait.

Dürig, dernier des brutalistes ?

Jean Pierre Dürig est un habitué de la grande échelle. Son nom est lié à un chantier d’envergure qui a changé le paysage ferroviaire et urbain suisse : la rénovation de la gare de Zurich. Ce projet, complexe par sa mise en œuvre, a permis d’agrandir la gare en creusant le sous-sol existant. La stratégie a été une telle réussite qu’elle est devenue le modèle de tout une série de réaménagements de grandes gares, comme celle de Genève ou de Lausanne, dont les chantiers sont sur le point de commencer. Si son expérience antérieure explique en partie son aisance avec la grande échelle, elle ne répond pas à la question du choix de la maîtrise d’ouvrage d’implanter un ensemble unitaire de cette taille.

Aujourd’hui, un ensemble d’habitations unitaire de cette taille est difficilement envisageable dans les pays voisins tels que la France ou l’Italie. La raison se trouve dans les représentations négatives autour des grands ensembles dans la plupart de grandes villes européennes.
Tout à l’opposé de cette dévalorisation, le Vortex de Dürig s’inscrit dans la continuité des tentatives des années 1970 pour rendre plus urbains les quartiers sans qualités faits de barres et de tours. Le contre modèle envisagé était celui de bâtiments-villes denses et identifiables.
Le Vortex aurait donc un rapport avec à cette période de l’urbanisme moderne qui s’efforça de rompre avec la ville « sans lieu » corbuséenne, pour redécouvrir les vertus du site, de l’histoire et surtout de la rue. Les grands ensembles brutalistes sont, pour la plupart, des tentatives de créer des contextes bâtis avec une identité, au lieu des machines à habiter génériques qui ont proliféré dans la seconde moitié du 20e siècle. Paradoxalement, le vaste projet de densification de l’Ouest lausannois trouve le remède à un de ses principaux défauts, l’absence d’identité et la faible densité, dans les expériences radicales des années 1970.
Cela est d’autant plus surprenant que partout ailleurs en Europe les aménageurs sont devenus allergiques aux grands ensembles unitaires. La plupart des ensembles brutalistes exceptionnels ont dépéri quand ils n’ont pas été démolis, dans l’indifférence et l’incontestable paupérisation des populations qu’on y reléguait. En France, la peur des grands ensembles s’est traduite par un recours quasi automatique à la fragmentation des volumes, dans les projets d’envergure, en lots distincts.
La Suisse n’a pas les mêmes phobies; elle en a d’autres. La faible densité des nouveaux quartiers périphériques a donné lieu a une forme urbaine résidentielle homogène et peu animée, pourtant plébiscitée par le marché immobilier. Les efforts pour créer des quartiers plus denses sont systématiquement contrés par des initiatives urbanophobes.
Pourtant les grands ensembles unitiaires, comme le Lignon à Genève conçu pour 10 000 habitants ou le Telli de Hans Marti à Aarau (2500 logements) se portent bien, ils sont toujours habités par la classe moyenne pour lesquelles ils ont été conçus, contrairement à ceux de nos voisins qui ont été transformés en cités de relégation. Cela fait de la Suisse un des rares endroits en Europe où expérimenter avec la grande échelle peut encore avoir du sens. C’est certainement la raison pour laquelle un immeuble unitaire pour plus de mille habitants y est encore possible.

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Volume est la deuxième revue, après l’Architecture d’Aujourd’hui à rejoindre Archizoom papers. Les prochain volet à paraitre en décembre sera consacré au travail de Matthew Skjonsberg autour du civic design, le contrepoint écologique et communautaire de l’aménagement urbain axé sur l’industrie et la technologie.