La scène est de celles qui peuvent contenir à elles-seules le sens d’un film tout entier. Elle ne dure pourtant qu’un peu plus d’une minute. On y voit le personnage de la mère, interprété par Hanna Shygulla donner une leçon sur les petits plaisirs du quotidien à sa fille, incarnée par Isabelle Huppert, qui l’observe en retour avec le regard blasé et le mutisme qui ont fait tout le charme de ses débuts cinématographiques.
La mère éprouve l’envie de faire un tour de vélo. Elle semble vouloir montrer à sa fille ce que signifie faire ce qu’on désire quand on en a envie. Elle se lance avec fougue sur son cycle, fait le tour de la place aux immeubles bien rangés, passe devant sa fille, se débarrasse de sa fourrure et repart pour un deuxième tour.
Le vélo, devenu dans ce film mal compris de Ferreri la métonymie de la libido féminine, devient le support d’une signe ambivalent. Celui tout d’abord de la mère qui décide de transmettre à sa fille les rudiments d’une vie emmenée par ses pulsions ; celui par ailleurs qui désigne la pulsion libertaire à l’endroit de la limite qu’elle rencontre concrètement l’étroitesse de la place qui se referme sur les personnages comme un décor de De Chirico.
Car la place dépeuplée sur laquelle Hanna Shygulla éprouve une énième fois la discrète séduction du ronronnement d’un cycle n’est pas n’importe quelle place. C’est la place du peuple de Littoria, aujourd’hui Latina, une petite ville au sud de Rome conçue par Mussolini pour incarner par son architecture le nouvel ordre fasciste. Ferreri crée les conditions d’une tragédie sans chute ni dénouement en cadrant l’histoire d’une famille libertaire dans une ville où le fascisme n’est certes plus la doctrine officielle, mais demeure la structure englobante qui enferme les trois personnages, jusqu’à la folie.
De quel tragédie s’agit il au juste?
Plus qu’une figure de l’émancipation féminine, Hanna Shygulla incarne une ménade contemporaine. Une femme dont la libido menace ceux sur qui elle pose son dévolu.
Storia di Piera transpose ainsi dans cette petite ville hantée par le fascisme une peur ancestrale : celle qu’a pu inspirer une libido féminine déchainée. Ferreri s’inscrit ainsi dans une série de fables qui de l’Antiquité à nos jours n’ont cessé de reconduire l’idée d’une menace sans égal dans le déploiement incontrôlé du désir féminin.
Pris dans ce décor fasciste, le tour de vélo transgressif de Shygulla devient tour de manège d’un être voué à l’aliénation. Celle de sa propre libido tyrannique qui au lieu d’entrer en conflit avec son environnement y trouve finalement sa place. L’architecture fasciste et la libido irrépressible deviennent les éléments constitutifs d’un même tableau. Celui d’un régime politique dont la principale caractéristique aura été d’instrumentaliser l’exaltation. Le tour de vélo de Shygulla ne lutte pas. C’est la spirale qui accélère et perpétue indéfiniment la dynamique totalitaire.