L’architecture des franchissements chez Pont12, ou comment faire du sur-mesure avec des projets à grande échelle.

Pont12 a grandi. Quand, en 2015, la revue Tracés leur avait consacré un hors-série, ils étaient une cinquantaine. Attachés au principe du concours anonyme, défendant une perception collaborative, presque égalitaire du travail d’équipe, impliqués dans les principaux organes professionnels, les architectes de Pont12 personnifiaient une vision humble et pragmatique de la pratique architecturale — bâtisseurs attachés au travail bien fait, s’efforçant de ne répondre qu’à des projets les motivant et surtout de garder le contrôle de l’exécution. En 2015, ils venaient de s’installer à Renens, la commune en pleine expansion à l’ouest de Lausanne. Le bureau franchissait alors un cap, avec en ligne de mire toute une série de projets d’envergure : un complexe sportif à vocation olympique, un quartier d’affaires à Genève, et leur projet de tour d’habitation qui trouvait enfin sa place, après avoir été plusieurs fois repoussé, suite à des recours et à un référendum d’initiative populaire qui cliva la ville de Lausanne en 2014.

Collège et caserne à Yverdon. Photo: Catherine Leutenegger

Aujourd’hui, ils sont plus de 80, et semblent avoir développé un véritable savoir-faire autour de projets à grande échelle relevant autant de l’aménagement urbain que de l’architecture. À Malley, le nouveau quartier lausannois, ils ont réalisé la patinoire aux formes arrondies et à la luminosité laiteuse, devenue point de référence dans un paysage urbain en pleine transformation. C’est là aussi qu’ils s’apprêtent à construire la fameuse tour que les recours successifs ont rendue ambulante. Initialement prévue pour être bâtie dans les hauteurs de la ville, c’est à Malley qu’elle va finalement se concrétiser. À Pont-Rouge, cela fait déjà un an qu’a été livré l’ensemble de bureaux qui aspire à être la pièce maîtresse de la reconversion d’un quartier d’entrepôts en un nouveau centre d’affaires. Toujours à Genève, ils vont reconvertir une ancienne caserne en Hôtel des Archives et réalisent le théâtre de Carouge.
L’histoire pourrait s’arrêter là. L’échelle des projets rend difficile le fait de se passer des entreprises générales et de leur force de frappe. À cette différence près que Pont12 fait partie de ces bureaux pour lesquels la conception n’a de sens que si elle peut donner lieu à un travail ajusté et qualitatif. C’est dans le faire que se concrétise pour ces architectes l’acte de construire.
Il leur fallait donc trouver le moyen d’être opérationnels sur de grands projets tout en continuant à produire le travail fin et ajusté qui a forgé leur identité. L’une des solutions qu’ils ont mises en œuvre consiste en une stratégie d’attention ciblée, dans des projets réalisés avec des entreprises générales. Sachant qu’ils ne peuvent pas concentrer l’effort sur chacun des 40 points essentiels d’un projet réalisé dans ces conditions, ils en redoublent sur les cinq qui vont conditionner les 35 autres.

Une autre stratégie consiste à s’occuper de mandats secondaires à côté des projets d’ampleur. L’idée est de placer dans les petits ouvrages le soin et l’attention qui vont instruire le projet d’envergure dans sa globalité. Le projet annexe devient ainsi le levier qui permet de hisser le grand projet au niveau qualitatif souhaité. C’est le cas du centre sportif et de la tour à Malley, deux chantiers dont l’ampleur se mesure à l’échelle de la ville.

Le passage sous voie à Malley. Photo: Vincent Jendly

C’est pourtant dans un passage souterrain qui franchit le faisceau ferroviaire que se trouve la clé de la composition. Le passage, qui aurait pu être considéré comme un simple ouvrage de génie civil, est traité comme un ouvrage d’art à même de conditionner, par son agencement, la perception globale du grand projet. Il agit comme un seuil, un sas qui donne le ton à l’ensemble et qualifie les deux projets d’envergure que sont la tour et du centre sportif. C’est l’index à partir duquel se fait la lecture de l’ensemble. Les choix constructifs qui le caractérisent annoncent ceux du centre sportif : le travail sur la courbe et sur la lumière. En cela, le passage s’avère essentiel non seulement pour relier l’équipement sportif au reste de la ville, mais aussi pour en introduire le langage formel.

À Pont-Rouge, la même attitude se traduit par un travail très ajusté sur les espaces publics et les circulations à travers et autour d’un gigantesque projet de bureaux qui, là aussi, se mesure à l’échelle d’un quartier.

Pont Rouge, à Genève.
photo: Radeck Brunecky

Pont Rouge

Pont-Rouge est la tête de proue d’une extension de Genève sur l’axe de sa première ligne de RER, entre la Suisse et la France, le Ceva. Piloté par les Chemins de fer fédéraux suisses (CFF), ce projet rompt avec la prudence et l’immuabilité du projet urbain genevois qui prévalait depuis la fin du XXe siècle, partant du principe que la ville ne pouvait croître, ayant atteint les limites de son emprise territoriale.

Le Ceva mise sur l’expansion transfrontalière et sur la densification des zones d’activité proches du centre-ville. La ville nouvelle doit se construire dans une zone d’activité proche du centre, sur un nouvel axe de déplacements transfrontaliers. La particularité de cette stratégie de développement est que les nouveaux usages introduits ne signifient pas la fin de l’activité préexistante : au lieu de reléguer à la périphérie l’activité jugée nuisible, la reconversion prévoit le maintien de l’activité déjà en place. La stratégie genevoise est une variante de celle qui a été mise en œuvre à Bâle, dans le quartier Dreispitz. Elle consiste à densifier globalement en ajoutant des logements aux bureaux dans une zone d’activité qui doit rester opérationnelle. Le risque de ce type de télescopage est bien évidemment un fonctionnement par zones et une séparation de fonctions jugées incompatibles.
C’est précisément contre ce raisonnement de repli et de cloisonnement que se construit le projet. L’ensemble est un îlot ouvert qui greffe au cœur de la zone d’activité l’écosystème d’un quartier d’affaires de l’hypercentre. Pont-Rouge se caractérise par la volonté de faire exister un système d’îlots ouverts là où la logique immobilière se serait tout aussi bien accommodée d’une juxtaposition d’îlots fermés.
La qualité urbaine et l’ouverture de l’ensemble sont une composante essentielle de son identité urbaine. Au lieu d’accentuer la différenciation en surjouant la variation formelle pour satisfaire le besoin d’appropriation des futurs clients, Pont-Rouge préfère intégrer la diversité volumétrique dans un ensemble unitaire.
Les axes traversants, les cours et les placettes sont autant de contrepoints à l’univocité et à l’homogénéité qui le menaçaient. Il fallait complexifier la forme, creuser en négatif les volumes pour générer la complexité qui en ferait un lieu pluriel. Si Pont-Rouge est ouvert et unitaire, il est aussi flexible. La pluralité des volumes, combinée à la modularité constructive, permet pour l’ensemble d’envisager toutes sortes de reconversions, dans un monde où les bureaux n’auraient plus tout à fait la même utilité pour le monde du travail.

Collège à Yverdon

À Yverdon-les-Bains, dans le cas d’un collège regroupé avec une caserne de pompiers, c’est un ensemble de passerelles lancées en cœur d’îlot qui casse la régularité d’une structuration homogène. Là aussi, les circulations permettent le réglage fin qui détermine l’appréhension générale du collège. Elles opposent leur logique diagonale à l’orthogonalité qui détermine l’alignement des salles de classe.

Voilà donc trois projets d’envergure qui négocient le maintien de la qualité dans des projets à grande échelle par un travail sur les circulations. Pont12 poursuit son chemin et se prépare à réaliser une des restaurations des plus attendues, celle du chef-d’œuvre de Max Bill au bord du lac Léman, le théâtre de Vidy. Son projet moderniste est axé sur l’idée de retrouver l’échelle humaine dans un projet modulaire à grande échelle.
Le théâtre de Vidy serait un modèle pour toute une série de projets dans lesquels la modularité serait utilisée pour rompre l’écrasante uniformité d’un déploiement optimal. Il y a certainement quelque chose de l’esprit de Max Bill tant dans l’ensemble Pont-Rouge que dans la tour de Malley.

Article publié dans l’édition juillet-août de la revue Archistorm

L’art de Christo est mort, bien avant son concepteur, décédé à 84 ans

La mort d’un artiste est rarement le moment propice pour formuler une critique sur son travail. Dans le cas de Christo, artiste américain spécialiste de l’emballage superlatif, il est tout de même légitime de se demander ce qu’il nous laisse en héritage, et si nous voulons de ce qu’il nous adresse.
Pour Christo, la question de l’héritage se pose d’autant plus que la pandémie vient de décaler deux projets majeurs qui lui étaient consacrés: une exposition sur la période 58-64 au Centre Pompidou et l’emballage de l’Arc de Triomphe. L’exposition au Centre Pompidou se tiendra finalement en juillet en revêtant l’habit solennel de l’hommage rétrospectif. Quant au projet d’emballage de l’Arc de Triomphe, son report en 2021 ne l’empêche pas résonner avec les évènements qui s’y sont déroulés en 2019 : une révolte populaire, celle des gilets jaunes, violemment réprimée. Si l’œuvre annoncée n’est pas ouvertement décrite comme étant liée aux événements de l’année passée, elle fonctionne néanmoins comme un véritable retournement symbolique. C’est un peu comme si la victoire du souverain sur son peuple révolté devait donner lieu à un nouveau monument. Ce fut longtemps l’usage en France, et de toute évidence ça le reste.

Et Christo dans tout ça ? Les tonnes de plastique qu’il utilise pour emballer ont-elles une place dans un monde que l’on souhaite moins bêtement gaspilleur ? La façon dont le communiqué des organisateurs souligne la nature recyclée de l’emballage synthétique fait apparaître le caractère déplacé de cette intervention. La question a du se poser aux communicants du Centre Pompidou : comment « resservir » le maître emballeur sans brusquer la sensibilité écologique des citadins du 21e siècle ? Recycler les tonnes de plastiques d’une action symbolique douteuse sera-t-il suffisant pour la rendre acceptable ?

Le recyclage est à ce point synonyme d’écologie que l’œuvre pourrait même passer pour vertueuse. Et si le recyclage ne suffisait pas ? Et si ce n’était qu’un leurre pour se donner bonne conscience ? Pour chaque bouteille de PET recyclée en Suisse, combien de bouteilles du même plastique et de la même chaîne de production sont jetées sur les plage de Méditerranée ou d’Indonésie? Le recyclage ne fait que perpétuer un ethos consumériste qui à son tour poursuit la destruction de nos environnements.
Le maitre emballeur Christo n’est rien d’autre qu’un symptôme de ce monde du jetable où, du moment qu’on recycle, tout va bien.

Christo est mort et il est probable que son art superlatif ne lui survivra pas. S’il reste quelque chose de lui ce sera le souvenir d’une époque ou des artistes entrepreneurs dépensaient des millions pour des gestes éphémères à la signification douteuse.

Son art est dans tous les cas en porte-à-faux avec le basculement écologique attendu aujourd’hui. Son tout dernier monument annoncé, sorte d’ode à l’emballage universel se substituant à la démocratie, aurait pu tout simplement être abandonné au nom de la crise. Les excuses ne manquaient pas. Ses organisateurs, idéologues du consumérisme artistique, en ont décidé autrement.

Non seulement vous aurez droit aux mêmes gesticulations superlatives dont se sont gavées les années 1980, mais nous vous les servirons en lieu et place du plus virulent appel à la justice sociale que vous ayez connu au 21e siècle.

Dans un journal télévisé de 1985 archivé par l’INA, la voix off dit: « Voici le projet de Christo. Il ne changera rien dans la vie des parisiens. Ce clochard pourra dormir comme d’habitude, dans la même position, sous cette arche ».

En effet. Rien ne changera, surtout pas le sort du clochard qui pourra crever de sa cirrhose sous l’œuvre splendide du grand artiste.