Quand les réfugiés empruntent l’itinéraire de l’autoroute de la fraternité yougoslave.

Autoput Bratstvo i jedinstvo: l’autoroute de la fraternité et de l’unité. L’ouvrage fut à la Yougoslavie ce que le canal de Suez est à l’Egypte, ou le tunnel de base du Gothard à la Suisse: une infrastructure porteuse d’une aspiration nationale, un ouvrage de progrès symbolisant un peuple.

A elle seule, cette route a cristallisé les aspirations et les contradictions du projet national yougoslave. Conçue peu après la Seconde Guerre mondiale, elle traversait quatre des six républiques qui constituaient la Fédération. De la frontière avec l’Autriche jusqu’à la Grèce, cette autoroute de 1180 km était un ouvrage d’exception pour les standards balkaniques. Artère traversant les plaines fertiles d’un pays non aligné et plus prospère que ses voisins, cette voie rectiligne était empruntée tant par les Yougoslaves que par les gastarbeiter turcs et grecs qui prenaient part au miracle économique de la RFA.

Dans le sens inverse, elle était largement fréquentée par les touristes allemands et autrichiens en quête de soleil méditerranéen. Parsemée de monuments fédérateurs, elle traversait le quartier administratif et résidentiel du nouveau Belgrade, disposé symétriquement de part et d’autre de l’axe. L’autoput yougoslave était une grande avenue à l’échelle d’un pays. Elle a marqué plusieurs générations de voyageurs, par sa monotonie, ses restaurants de service public, mais aussi par son efficacité. En s’y engageant, on traversait l’Europe d’une traite.

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La fragmentation de la Yougoslavie aura eu raison de cette artère indispensable. Dans un territoire éclaté, où des frères ennemis s’efforcent désormais d’accentuer les particularités linguistiques d’une langue commune, cet axe unifiant n’a plus lieu d’être. Progressivement les nouvelles frontières ont modifié les priorités. Les Croates ont développé les axes qui longent la côte et négligé celui qui les reliait à l’ancienne capitale. Les Macédoniens et les Serbes se sont retrouvés piégés dans des insularités de fait. Comme pour un empire saucissonné par les généraux à la mort de l’empereur, l’autoroute a été partagée en plusieurs tronçons de réseaux nationaux, issus d’un pays amputé.

Le corridor 10

Au paradoxe titiste – construire une nation avec des peuples qui ne s’appréciaient pas – s’est substitué le double langage europée : celui qui renomme l’axe yougoslave en « corridor paneuropéen » tout en contribuant, par son inaction, à la dissolution de l’Etat qu’il desservait. L’empressement avec lequel la Communauté Européenne a donné raison aux ardeurs indépendantistes a largement contribué à exaspérer l’inimitié fratricide.

Le paradoxe reste entier, encore aujourd’hui. Après dix ans de guerre et quinze ans de marasme économique, les pays nés de l’éclatement doivent aujourd’hui parvenir à coopérer pour intégrer la perspective européenne. A la fin de la guerre, l’autoput yougoslave s’ajoute à la liste des grands axes stratégiques qu’il va falloir développer pour combler le retard en infrastructures des pays d’Europe de l’Est. Il devient le 10ème corridor paneuropéen.

Le chemin des réfugiés

Livret du bâtisseur volontaire de l'autoroute de la fraternité et de l'unité.
Livret du bâtisseur volontaire de l’autoroute de la fraternité et de l’unité.

Aujourd’hui, c’est à peu de choses près le long de cet axe stratégique qu’évoluent les colonnes de réfugiés qui remontent vers l’Allemagne. C’est ce couloir meurtri, décousu que reconstituent par leur progression les flux d’hommes, de femmes et d’enfants qui fuient la guerre. Il ne s’appelle plus «route de la fraternité» et pourtant ceux qui l’empruntent n’attendent que cela.

Quant à la nomenclature bruxelloise qui s’obstine à nommer «corridor» un axe dont personne ne veut, sera-t-elle un jour reconnaissante à ces milliers de réfugiés qui le font exister, contre tous les égoïsmes balkaniques, par leur lente progression? Car un axe est un peu comme un sentier, il lui faut un flux pour prendre corps. Le corridor 10 a enfin trouvé le sien.

 

(Crédit photo: Hochgeladen von Aristote2 / Wikipédia)

Christophe Catsaros

Christophe Catsaros est un critique d'art et d'architecture indépendant. Il a notamment été rédacteur en chef de la revue Tracés de 2011 à 2018. Il est actuellement responsable des éditions du centre d'architecture arc en rêve, à Bordeaux.

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