Christophe Catsaros : En quoi consiste votre intervention sur ce bâtiment de François Maurice, une réalisation emblématique de la modernité genevoise de la seconde moitié du XXe siècle ?
Philippe Meier : Le principal défaut de ce très bel immeuble administratif construit entre 1965 et 1967 est son bilan thermique. Il ne dispose pas de stores, et son vitrage, quoique double, a plus de cinquante ans. Notre intervention consiste à refaire à neuf cette peau en introduisant de la technologie dans le produit verrier de remplacement, à savoir des verres «électrochromes» qui bloquent les infrarouges et se teintent en fonction de la charge thermique qui s’exerce sur la façade. L’objectif est d’optimiser le potentiel énergétique du bâtiment sans avoir, comme le prescrit la norme, à devoir ajouter des stores, ce qui le dénaturerait complètement. L’opération consiste à déposer les anciennes menuiseries, puis à remonter de nouveaux profils que l’on refait à l’identique, pour y intégrer ces nouveaux verres.
Est-ce que ces nouveaux verres changent l’apparence du bâtiment ?
Oui, les jours de fort ensoleillement, la façade va s’obscurcir. C’est la seule chose qui va changer. Sinon, la climatisation va être intégralement refaite avec un système plus performant, moins énergivore. Le bâtiment ne peut pas se passer complètement de climatisation, mais c’est le compromis qui a dû être trouvé afin de préserver sa façade avec l’accord des services du patrimoine et de l’énergie.
Cette restauration s’inscrit-elle dans un projet plus large de sauvegarde du patrimoine développé récemment par le canton?
En effet, elle s’inscrit dans l’esprit du travail mené à la FAS, section Genève, pour répertorier et protéger le patrimoine moderne de la ville. Il s’agit d’un projet éditorial consacré aux architectes genevois, que nous menons depuis le début des années 2000. L’idée était d’arriver à temps afin d’interviewer les architectes de leur vivant. Nous avons eu la chance de consacrer des cahiers à certains des principaux architectes qui ont édifié l’image moderne de la ville : François Maurice, André Gaillard, Jean-Marc Lamunière, ou Marc-Joseph Saugey. Notre effort de valorisation ne fait pas l’unanimité. Certains défendent l’idée d’un développement qui ne s’encombrerait pas de l’héritage moderne du territoire. D’autres aussi pensent que, comme ces bâtiments sont des gouffres énergétiques, on ferait mieux de s’en débarrasser.Nous défendons le contraire. Nous sommes convaincus que certaines de ces réalisations possèdent de très grandes qualités, qu’il suffit d’optimiser par une restauration intelligente. Nous l’avons prouvé à plusieurs reprises grâce à de nombreuses restaurations au cours desquelles il a été possible d’optimiser le comportement thermique sans pour autant défigurer un bâtiment. Ça coûte plus cher, mais c’est possible, et le résultat vaut l’effort. C’est un engagement culturel.
Est-ce qu’une ville qui s’obstine à préserver son patrimoine récent ne risque pas de se retrouver figée dans un instantané de son histoire, un peu comme Paris s’est arrêté dans son image de capitale du XIXe siècle, en sacralisant la période haussmannienne ?
Je suis le premier à dire qu’il faut faire des choix. Le bâtiment dont on parle fait partie des plus beaux exemples de ce qu’on a pu concevoir dans ces années-là. C’est une vraie question historique et écologique de savoir s’il faut le démolir. On ne prône pas une préservation systématique de tous les bâtiments de cette période. Nous pensons que cela doit se faire dans certains cas. Dans le cas de l’immeuble de la rue d’Italie, outre des questions de patrimoine architectural, il y avait une dimension symbolique. En se posant la question de la préservation de son bien immobilier, le maître d’ouvrage, qui est un groupe bancaire, s’est rendu compte que son bâtiment était aussi un emblème de son identité d’entreprise. Je trouve cela intéressant de mettre en relation la dimension emblématique d’une entreprise avec la culture du bâti qui lui a donné lieu d’être.Est-ce qu’il y a finalement une contradiction entre le devenir métropolitain de Genève et sa préservation ?
Qu’en est-il de l’idée, partagée à la fin du XXe siècle, d’une ville finie, qui ne devait plus se développer par manque d’espace ?
À Genève, il y a un lieu qui concentre une partie des réponses à cette question, c’est le secteur Praille-Acacias-Vernets. Le PAV est en quelque sorte le projet qui permet de concilier les deux approches divergentes : celle d’un développement sur le tracé du Ceva, notamment des zones industrielles qu’il traverse, et celle d’une ville qui doit freiner son développement pour ne pas perdre les caractéristiques morphologiques et dimensionnelles qui en font ce qu’elle est. Le PAV n’est pas une périphérie ni une extension comme on les faisait au XIXe siècle. C’est une forme hybride. Et là aussi, le patrimoine industriel soulève des questions de préservation. Garder, détruire, reconstruire par-dessus ? L’orientation finale n’est pas encore entièrement décidée, et c’est ce qui fait tout l’intérêt du projet.
Revenons au bâtiment de la rue d’Italie. Qu’est-ce qui en fait un bâtiment digne de préservation ?
François Maurice a réalisé plusieurs bâtiments qui s’inspirent du modèle américain, généralement plus proche de l’écriture d’un SOM que d’un Mies van der Rohe. Ce que je trouve remarquable dans celui-là, c’est sa façon d’évoquer le début américain de Mies, et notamment ses premières interventions sur la côte du lac Michigan, avec ses jeux de portiques, de structure apparente très brute et de retrait de la façade. À cela s’ajoute un travail sur les proportions, et notamment la division en quatre modules du vitrage qui est très caractéristique du maître allemand. Historiquement, il est certes un peu tardif, mais c’est un des rares bâtiments à regrouper toutes ces qualités. Il mérite indéniablement le soin que l’on met à le préserver.
Entretien réalisé pour 612, le cahier suisse d’Archistorm.