A l’occasion de la parution de deux volumes des grands entretiens d’artpress consacrés à l’architecture, nous publions l’intégralité de l’entretien avec Patrick Bouchain réalisé en automne 2020.
Deux dangers ne cessent de menacer le monde ; l’ordre et le désordre.
Paul Valéry
Christophe Catsaros : En architecture, il y a ceux qui pensent que la discipline a son propre agenda thématique, son propre registre d’élaboration théorique, qu’il soit formel ou tectonique. Et tout à l’opposé, il y a ceux, dont vous faites partie, qui considèrent que l’architecture parle d’autre chose que d’elle-même.
Patrick Bouchain : L’architecture est la forme de l’organisation d’une société, l’expression d’un mode de vie. Les fouilles archéologiques reposent sur peu de choses : quelques traces de fondations, quelques objets, quelques restes humains, parfois des excréments. Elles peuvent s’appuyer sur des éléments constitutifs de l’architecture, mais c’est souvent très peu par rapport à ce qui a existé. C’est peu, mais c’est suffisant pour remonter l’histoire d’une société, et on n’y arrive pas si mal que ça. La question que je me pose est celle des ruines que nous laisserons derrière nous. Cela est inéluctable puisqu’on ne pourra pas indéfiniment faire table rase. Bientôt, nous n’aurons plus ni l’énergie ni la volonté d’effacer et de réécrire, comme nous le faisons encore actuellement. Alors, comme toute civilisation qui s’éteint, nous laisserons des ruines.
Prenez l’ANRU [Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine], ce projet qui a consisté à rénover et à corriger le logement social hérité du xxe siècle. Le négationnisme architectural qui prévaut aujourd’hui ne pourra pas continuer indéfiniment. Détruire la forme d’un projet social pour soi-disant le mettre à jour est une aberration. Quand on transforme les tours Aillaud à Nanterre en lofts pour riches investisseurs, on détruit quelque chose. Quand on détruit des ensembles de moins de trente ans, on cache ce qu’on a raté, on s’efforce de ne pas laisser de traces dans l’histoire d’un projet de société qui refusait l’existence même des bidonvilles. Aujourd’hui, nous sommes parfaitement réconciliés avec l’idée qu’en Île-de-France, des enfants puissent grandir déscolarisés dans des baraquements de fortune. Il y a, dans cette tendance à corriger certains grands ensembles, une sorte de revanchisme historique. On efface les traces d’une époque et d’une société qui a eu l’aspiration de loger tout le monde. C’est un exemple parmi d’autres de ce qui va forcément s’arrêter. Comme la rénovation bidon des immeubles de bureaux. Ça ne pourra pas se faire indéfiniment. Et donc, puisqu’on ne pourra plus tout détruire, tout rénover, tout effacer, certaines choses vont tomber en ruine. Qu’est-ce qui restera de notre époque, de son organisation sociale et de sa politique ? C’est là que se situe l’architecture : dans le rapport de force très politique entre un modèle de société et un autre. L’architecture, c’est ce qui contient, mais aussi ce qui est contenu. C’est en quelque sorte la trace d’une société, et le support qui la rend possible.
CC : C’est faire porter une énorme responsabilité aux architectes.
PB : Oui et non, car les architectes ne sont pas les seuls à produire l’architecture. C’est aussi la société qui la produit, avec son économie, avec l’imaginaire de ses habitants, qui rêvent tantôt d’un immeuble en ville pour faire ses courses à pied, tantôt d’un pavillon avec un jardin. Si l’architecture est la traduction de l’état donné d’une société, elle témoigne aussi de ses aspirations, et j’aime à penser qu’il est encore possible d’en produire une qui soit démocratique. Celle que nous avons fait jusqu’à présent était plutôt républicaine, coercitive, militaro-industrielle, mais pas encore démocratique, où chaque chose serait faite par et pour la personne ou le groupe qui en aurait l’usage.
,Quelles seraient les modalités de l’action politique, aujourd’hui ? Le sens des luttes s’étant érodé avec l’avènement de la socialité médiatisée, quel serait le meilleur mode d’action politique en 2020 ? Peut-on encore s’organiser en groupe pour vivre harmonieusement ?
Où trouver cet angle politique, qui ne serait ni la ligne combative d’un rapport de force, ni l’entre-soi des tiers-lieux ? Comment construire l’espace commun pour vivre ensemble, ailleurs que dans les supports conçus à cet effet ? Où trouver des ressources libres de droits pour construire du commun ? La solution ne se trouve pas dans les tiers-lieux, les exceptions culturelles et tous ces projets vertueux qui obéissent trop souvent à un raisonnement de privilèges et d’exceptions. C’est comme les gens qui veulent aller sur Mars. Dans le marasme généralisé, nous voulons faire acte de notre bonheur. La solution ne viendra pas de là. Ce qu’il faut élaborer, c’est une solution pour tous, qui soit tout à la fois un dépassement des modèles de luttes surannées, et des séparatismes vertueux. Cette solution serait de renouer avec la confiance. Nous vivons dans une société de défiance. Ce n’est pas normal d’avoir peur de l’Autre en démocratie. Le manque de confiance ne peut pas continuer de nous priver de la liberté sur laquelle elle repose et sans laquelle elle n’est rien. C’est comme si tout y était mais que rien n’advenait, faute d’un seul ingrédient : la confiance.
CC : La confiance, c’est la foi ?
PB:La foi est une projection dans l’avenir. La confiance, elle, s’exerce au moment même où elle s’énonce. Pour commencer, il faudrait essayer de comprendre les raisons pour lesquelles nous ne faisons plus confiance. Certains craignent que s’ils se mettaient à faire confiance, ce serait l’anarchie. Mais là, on est en pleine contradiction. On se pense organisés en société, mais au moindre problème, le système s’effondre, et la méfiance reprend le dessus. Je pense qu’il faut faire le contraire et faire confiance, non pas à l’Autre dans l’absolu, mais à ce qui nous fait tenir ensemble. Il faut surmonter la peur de la désorganisation en se disant qu’elle n’est pas dramatique. Le système peut très bien affronter l’entropie sans pour autant s’effondrer.
En ce moment, on dit souvent « Prends soin de toi ». Cela me fait penser à la notion de « souci de soi » et d’art de vivre chez Michel Foucault. Quel est ce souci qui permet de vivre, et qui fait qu’il n’y a rien de plus beau que la vie ? Il n’est certainement pas à trouver dans les modèles d’organisation coercitifs qu’on maintient. Le souci de la vie est une disposition qu’il faudrait réinventer et réinjecter massivement dans la société.
CC : Vous croyez en la représentation politique et au rôle des élus. Vous avez souvent conçu vos projets en étroite collaboration avec des élus.
PB : Si l’absence de confiance est un écueil, elle n’est pas le seul. Il y a aussi l’absence de délégation. Ce que certains appellent la crise de la représentation. Représenter ne doit pas vouloir dire se couper de celui qui vous a élu. On doit pouvoir désigner parmi nous un représentant, sans que l’acte de désignation s’accompagne d’une perte de responsabilité. Là aussi, la solution passe par un repositionnement. Il ne s’agit pas de tout refonder, mais de se remettre à penser la représentativité comme un acte permanent qui ne retire pas le pouvoir à celui qui délègue.
CC : Un ami accordéoniste mathématicien me racontait un incident vécu dans sa jeunesse. Il jouait dans un bal dans le Cantal, quand soudain arriva Giscard avec une équipe de France 3. Il serra des mains, parla fort, but de la gentiane et glissa 50 francs dans la poche arrière de mon ami. C’est alors que le chef opérateur annonça que la prise n’était pas bonne. Mécaniquement et sans prévenir, Giscard remit la main dans la poche de l’accordéoniste et reprit le billet pour refaire la prise de vue. Il y a l’amour et il y a la pornographie, c’est-à-dire l’amour singé devant les caméras.
PB : Oui, la cohésion sociale et l’amour entre deux personnes opèrent selon des règles assez similaires. Dans l’amour, on exige la stabilité, or s’il n’y avait pas de rupture, d’accidents, ça serait la mort. L’amour repose sur le ressac, le rythme de la succession du désir et du rejet. Il faut du désaccord pour qu’il y ait accord. C’est comme en musique, il faut de la dissonance pour que ça sonne juste. L’accord permanent, ça n’existe pas. C’est comme le printemps permanent ou l’idée d’une température stable à 23°C dans les logements. Qui a inventé une connerie pareille ?! Ce qui est propice à la vie n’est ni inerte, ni invariable. L’invariabilité, que ce soit pour une odeur, une lumière ou un son, c’est la mort. L’amour permanent, c’est la mort. Quant à la jalousie, elle n’advient que quand l’amour s’en va. Quand il y a amour, il n’y a pas de jalousie, il y a un amour variable. Un amour qui donne envie de vérifier tout le temps s’il est toujours là. C’est le sens de la mise à l’épreuve de l’amour. La stabilité absolue, ce serait comme interdire de faire l’amour sous prétexte qu’il existe des maladies sexuellement transmissibles. Et c’est un peu ce qui s’est passé depuis les années 1980. La peur a gagné du terrain. La pornographie et la place qu’elle occupe aujourd’hui dans l’imaginaire s’est amplifiée avec la peur de l’Autre qui s’est peu à peu insinuée avec l’arrivée du SIDA.
CC : L’effet du SIDA sur la société ne devrait-il pas nous prévenir sur les effets secondaires psychologiques bien plus massifs de la pandémie actuelle ? Le fait qu’on s’installe dans une société du contrôle permanent doit-il nous inquiéter?
PB : Regardez autour de vous: nous sommes sur une voie rapide reprise à la circulation automobile, des gendarmes montés sur des chevaux passent pour contrôler une population confinée, et nous avons rédigé nous-mêmes notre autorisation pour sortir dans la rue. N’est-ce pas formidable ?
Le pouvoir coercitif n’est pas toujours là où nous l’imaginons. Pierre Clastres a raison de penser que la société se constitue contre l’État. L’ordre n’est pas forcément ce qui émane arbitrairement de l’État. Il existe aussi un ordre qui s’élabore contre l’État. Dans certaines sociétés primitives, le chef n’est pas là pour exercer son autorité mais pour éviter le conflit ; il est là comme modérateur afin que les conflits ne débouchent pas sur une autodestruction du groupe. Il n’est pas dans un rapport de force avec la société, mais fait preuve d’amour pour ceux qu’il représente. En comparant ce chef primitif au nôtre, la déduction est vite faite : l’État que nous avons en face ne fait preuve ni d’amour, ni d’une quelconque puissance. Il est totalement impuissant et dépourvu d’amour. D’ailleurs, s’exprime tous les jours ce qu’il décrit lui-même comme son impuissance à agir. L’ouverture et le renversement de cette puissance qui n’en est plus une peuvent permettre l’émergence d’une nouvelle sensibilité politique.
CC : Notre époque est obsédée à la fois par la fin et par la durabilité. Quand on cherche des modèles de société qui ont duré, on ne peut s’empêcher de penser à cette période qui précède l’avènement des grandes civilisations antiques, et qui se caractérise par sa durée et des modes organisationnels moins conflictuels, plus intégrés à leurs environnements. La solution serait-elle une sortie de l’Histoire, pas dans le sens néolibéral, mais plutôt dans celui d’une harmonie retrouvée entre l’humanité et son milieu ?
PB : On se demande parfois ce que les hommes préhistoriques allaient chercher dans les grottes. Pourquoi faisaient-ils des dessins dans les endroits les moins accessibles ? Une explication se trouve dans l’acoustique : ces hommes ont choisi des cavités pour leur façon très particulière de résonner. Aussi, on retrouve souvent des pieds et des mains d’enfants dessinés sur les parois. Ce ne sont pas des rites sacrificiels qui les attiraient au fond des grottes. Je pense qu’ils cherchaient autre chose. Ils emmenaient les enfants au plus profond de la terre pour aller au plus près de leur origine. L’humanité transmettait un savoir en emmenant les plus jeunes là où elle situait son origine symbolique. Le plus loin possible, pour comprendre. Pendant 25 000 ans, nous avons eu les mêmes dessins, les mêmes rites, les mêmes techniques aux quatre coins du monde. Le monde animal, le sexe féminin et la procréation. Les mêmes systèmes de subsistance aussi. Cette permanence n’est pas le fait de leur manque d’imagination. C’était plutôt le fruit d’une sagesse. Un travail permanent pour comprendre le monde dans lequel ils étaient.
Nous, tout à l’opposé, nous croyons que c’est en empilant les savoirs qu’on comprendra mieux les choses. Sauf que plus on empile les savoirs, plus on les isole les uns des autres, et moins on les comprend. Un monde rempli de savoirs et vide de compréhension. Quand est-ce que les choses ont basculé ? Est-ce il y a 300 ans, avec l’avènement d’une industrie fondée sur les énergies denses, ou alors il y a 75 ans, avec l’utilisation de la bombe atomique et l’hypothèse de notre pulvérisation instantanée ? Quel que soit le moment qu’on choisit, il faut se dire que tout cela n’est qu’un petit évènement qui peut parfaitement disparaître pour laisser la place à autre chose, sans pour autant que ce soit la fin. La disparition de cette culture exponentielle, c’est-à-dire non durable, pourrait marquer le début d’autre chose. La fin d’une imbécilité et le début d’une nouvelle ère durable. Il ne faut pas oublier qu’il y a 75 ans, les cinq pays les plus développés au monde, les plus savants, se sont débrouillés pour massacrer 60 millions de personnes, dont 6 millions de juifs. Ces détenteurs d’un savoir ont brûlé l’Europe et ont anéanti 60 millions d’êtres vivants. Le savoir ne protège pas contre ce genre de connerie. Si la fin de la guerre a été une nécessité, c’est aussi par nécessité que nous sortirons de la crise climatique.
Il va forcément y avoir une nécessité qui nous permettra de nous regrouper, mieux armés, plus disposés à comprendre la situation afin d’agir. C’est pour ça que je pense qu’il faut descendre vers ce qui s’apparenterait à une matrice, un socle élémentaire, comme l’amour. Ce socle élémentaire nous permettra de comprendre une situation qu’on ne voit pas, qu’on ne comprend pas.
CC : Quand je parle de votre démarche à des étudiants, j’ai habituellement deux types de réactions : ceux qui disent «allons-y !» et ceux qui disent « oui, mais qu’arrive-t-il si ça tombe dans de mauvaises mains ? »
PB : C’est toujours une affaire de confiance. C’est un jugement a priori et moi je revendique le droit de faire et d’être jugé a posteriori. Avant de se demander « si ça tombe dans de mauvaises mains », il faut essayer. Entre les mains des promoteurs, l’architecture et l’urbanisme sont dans de très mauvaises mains. Accepter aujourd’hui que la puissance publique confie en partenariat public-privé la fabrique de la ville à des gens du BTP, c’est être en de très mauvaises mains. On ne peut pas tomber entre de plus mauvaises mains. Et que les architectes y prennent part et cautionnent ce modèle pour faire la Ville, c’est scandaleux. Construire à Abou Dhabi ou en Chine n’importe comment en faisant des plans pour des villes de plusieurs millions d’habitants, on ne peut pas tomber entre de plus mauvaises mains.
Donc puisqu’on accepte que ça tombe dans d’aussi mauvaises mains, acceptons toutes les mauvaises mains. Ayons le sens démocratique qui consiste à porter un jugement a posteriori. Qui de mieux qu’un habitant pour juger l’architecture qu’on lui destine ? Qui de mieux qu’un enfant pour juger la ville qu’on lui offre ? Laissons-nous donc tomber dans les mauvaises mains enfantines, dans les mauvaises mains féminines, dans les mauvaises mains de gens venus d’ailleurs, qui pourraient avec leur regard distant porter un jugement critique sur ce qu’on leur offre. Tant qu’il n’y a pas ça, je ne peux pas accepter cette critique. Il n’y a pas pire que le jugement a priori. Le jugement a priori est le jugement de la dé-responsabilisation. Le jugement à posteriori, c’est prendre le risque. La vie est une chose risquée, il faut prendre le risque et créer le rapport de force dans cette prise de risque, pour qu’advienne, peut-être, un rééquilibrage.
Quand il n’y aura plus de courant, qu’allons-nous faire des tours ? Qui sont ceux qui ont affirmé que les tours étaient écologiques ? Aucune tour n’est réversible. Pour la première fois dans l’histoire, nous avons fait une architecture non réversible. Même les églises, les châteaux sont réversibles. On peut toujours démonter les fenêtres et monter habiter au 50e étage à pied. Peut-être que ça sera très bon pour la santé, la vie de montagnard en ville. Jamais la fabrique urbaine n’était tombée en de si mauvaises mains, que celles qui sont aux commandes aujourd’hui. Même au xix e siècle, ce n’était pas pire. La ville du xix e siècle était encore produite sur le mode de l’art de bâtir, elle était encore l’expression d’un savoir-faire collectif qui réunissait le maçon, le ferronnier et l’architecte. L’ouvrage était encore l’expression d’un savoir multiple, non dessiné, non coercitif. Il y avait une sorte d’exercice général. On n’a jamais vu un désordre pareil. Moi je suis pour le désordre, mais là ce qu’on vit, c’est un désordre disharmonieux. Ce qu’il nous faut, c’est un désordre harmonieux.
CC : La modernité est-elle fondamentalement aliénante ?
PB : La modernité qui prétend qu’il n’y a pas d’avant, celle de la table rase, l’est immanquablement. L’idée n’est pas de tout rejeter en bloc, ni de faire table rase de ce qui a été produit dans un esprit de renouveau. Ce qu’il faut, c’est constater qu’elle s’est trompée dans certains de ces choix. Il faut corriger cette modernité totalitaire qui a cru pouvoir tout inventer à partir de rien. Ne pas laisser cette mentalité s’enclencher en mode automatique avec l’avènement de l’intelligence artificielle. En fin de compte, il faudrait pouvoir dire qu’il y a des choses qui doivent disparaître, mais qu’il nous reste toujours un socle commun. L’humanité est sur un socle commun, qui est solide.
CC : Vous avez construit en bois, en toile. Que restera-t-il de ce que vous avez mis en place ? Est-ce que c’est en voie de patrimonialisation ?
PB : La valeur patrimoniale des choses est dans la mémoire, pas dans l’objet. Regardez ce qui arrive à ceux qui pensaient construire pérenne dans la seconde moitié du xx e siècle. Tout cela est en train de disparaître sous les pelleteuses, alors qu’il ne s’est même pas écoulé un siècle.
Je préfère adopter l’attitude contraire et me dire que ce qui compte, c’est l’acte de faire plus que la chose faite. C’est pour ça que j’ai travaillé très tôt dans l’existant, considérant que l’existant ne pouvait pas être indéfiniment conservé tel qu’il était. Il faut que l’existant se transforme, et pour le transformer, il faut l’habiter, et c’est en l’habitant qu’on le projette dans le futur. Ce que je propose, c’est une façon de soumettre le patrimoine aux générations futures.
CC : C’est un enseignement plus qu’une production que vous choisissez de léguer.
PB : Des projets comme le Lieu unique ou la Condition publique sont des réponses à ceux qui affirmaient que la vision architecturale ne peut pas se déployer dans des contextes aussi bâtis. De nombreux architectes considéraient l’existant comme un obstacle à leur créativité. J’ai plutôt choisi de m’installer dans cet existant, et ce faisant, j’ai pu produire des choses peut-être plus expérimentales que si j’avais construit ex nihilo. Ce n’est pas une appréhension de l’existant qui consisterait à restaurer un édifice dans sa forme originelle. C’est un existant tourné vers le futur. Le contraire de la table rase.
L’éphémère a lui aussi été un de mes arguments pour produire. « Laissez-moi expérimenter, et si ça ne marche pas, vous pourrez toujours démonter. » La rencontre de l’éphémère et de l’existant a souvent rendu possible une ré-appropriation patrimoniale, l’éphémère devenant un élément de l’existant. Toute l’architecture vernaculaire fonctionne ainsi. Après chaque saison de pluies, après chaque ouragan, il faut réparer. L’architecture n’est pas immuable. Si certains de mes projets ont été entretenus, c’est surtout parce qu’ils ont rencontré un usage, des gens qui en avaient besoin et qui se les sont appropriés. En architecture comme en art, la fragilité est une invitation à prendre soin. C’est parce que la situation est fragile que l’œuvre arrive, c’est parce que la position de l’artiste est fragile qu’il a quelque chose à dire. Il faut cette exposition au danger pour qu’une œuvre advienne.