La reine des cryptos

Les lecteurs de La Ligne Claire qui suivent l’actualité financière sauront que la monnaie cryptographique Bitcoin aura perdu plus de 50% de sa valeur au cours du premier semestre 2022. Néanmoins, à environ 20 mille dollars, c’est beaucoup plus que celle de son éphémère rivale OneCoin, qui est cotée à €0.0008313.

Bitcoin, la première et la plus connue des monnaies cryptographiques nait en 2009 dans un milieu libertarien qui veut s’affranchir de la tutelle de l’État sur la monnaie dont il contrôle à la fois le prix (le taux d’intérêt) et le volume (l’assouplissement quantitatif) et qu’il taxe de surcroit.

C’en est trop pour Ruja Ignatova, une bulgare qui a grandi en Allemagne. Brillante, elle accumule les diplômes y compris un doctorat en droit qui lui vaudra d’être connue sous le sobriquet de Dr Ruja. Un recrutement par le cabinet de conseil McKinsey lui vaudra non seulement d’acquérir une expérience professionnelle de premier plan et de nouer un réseau de contacts mais de conférer à son CV la considération qu’elle recherche.

En 2014, elle crée OneCoin, qu’elle présente comme un cryptomonnaie à destination du grand public, qui aura vocation non seulement à détrôner BitCoin mais la monnaie fiduciaire elle-même. A cette création, elle associe d’une part le marketing multi-niveau, ou Multi Level Marketing (MLM), la technique de vente pour vendre la ligne de cosmétique Avon ou les produits de cuisine Tupperware, et d’autre part une pyramide de Ponzi, un montage financier frauduleux. Mais alors que les Tupperware ne prennent pas de valeur, Dr Ruja promet à ses investisseurs la future envolée du prix de OneCoin. Le talent de Dr Ruja, son CV, la combinaison de ces trois facteurs (crypto, MLM, Ponzi) lui permettra de créer une clientèle à l’échelle du monde qui se comptera en milliers puis en centaines de milliers. Mais OneCoin est un produit financier dont la commercialisation est soumise à des règles strictes ; pour les contourner, Dr Ruja vend des manuels de finance, à des prix allant de mille à cent mille euros, assortis de jetons qui permettent d’acheter des OneCoin. Le monde entier en achète, des veuves, des employés municipaux en Angleterre, des fermiers en Ouganda vendent leurs chèvres pour souscrire à OneCoin dans l’espoir que leur vie en sera transformée.

En réalité toutefois, OneCoin n’est en qu’une gigantesque fraude qui a permis à Dr Ruja et à quelques acolytes de s’enrichir rapidement aux dépens du grand public justement. En décembre 2017, Dr Ruja disparaît et demeure toujours en fuite à ce jour tandis que son système s’écroule peu après.

Fruit de la transcription par écrit d’un podcast publié par la BBC en 2019, The Missing Crypto Queen raconte cette histoire extraordinaire sous la plume claire et agréable de Jamie Bartlett. Bartlett fait preuve de talent ; non seulement il permet au grand public, toujours lui, de comprendre une histoire complexe sur le plan technologique, financier et juridique, mais il décortique les ressorts émotionnels de cette affaire. Certes, Dr Ruja est l’auteur d’une fraude jusqu’en sa propre disparition, mais le public crédule se révèle disposé à la croire, à rêver d’un enrichissement instantané et à la suivre comme le joueur de flûte de Hameln.

Et puis, si Dr Ruja a disparu, ce n’est pas en raison de son escroquerie, non, cela ne se peut, nous sommes dans l’ère de la grande occultation et elle reviendra lors de son deuxième avènement pour défaire tous ceux qui l’ont contrainte à se cacher, les banques, le FBI, ceux-là de Bitcoin, et Jamie Bartlett qui nous révèle la vérité.

 

Jamie Bartlett, The Missing Crypto Queen, WH Allen, 2022

 

 

 

Les Nouvelles Routes de la Soie

Les Nouvelles Routes de la Soie

Avec les Nouvelles Routes de la Soie, Peter Frankopan revient sur sa thèse centrale, le retour du poids de l’Asie au détriment de l’Europe et de manière plus générale de l’hémisphère occidental. En somme estime-t-il, les cinq siècles de domination européenne sur le monde n’auront été qu’une parenthèse qui se referme avec les deux guerres mondiales et la décolonisation de sorte que le centre de gravité de l’économie mondiale retrouve son équilibre historique, situé en Asie centrale. Adepte de l’histoire longue, ennemi d’une vision euro-centrique du monde et de son histoire, Frankopan s’intéresse en particulier à l’initiative stratégique chinoise Route et Ceinture, mieux connue en anglais sous le nom de One Belt, one Road Initiative. Si cette dénomination peut prêter à confusion dès lors que la Ceinture désigne le faisceau de routes et de voies ferrées reliant l’Asie à l’Europe et que la Route désigne les voies maritimes et les infrastructures portuaires qui ceignent l’Eurasie, son importance stratégique s’impose.

Cette initiative, portée par le président chinois Xi Jinping dès 2013 a pour objectifs de relier la Chine plus étroitement au reste du monde, de limiter sa dépendance aux approvisionnements qui empruntent le canal de Suez et le détroit de Malacca et surtout de s’assurer l’accès aux ressources naturelles les plus variées, l’eau des hauts plateaux, le blé des steppes, les minerais et les terres rares, et les hydrocarbures de la mer Caspienne.

Auteur érudit, Frankopan saisit bien ces enjeux majeurs et en maîtrise toutes les données, au risque parfois d’assommer son lecteur de chiffres et de statistiques. On regrettera que la seule carte publiée dans l’édition française couvre la moitié du monde mais ne fournisse que peu d’aide au lecteur puisque ni les Routes ni la Ceinture n’y sont portées.

On se souviendra que Frankopan, professeur d’histoire à l’université d’Oxford, avait fait des Routes de la Soie une nouvelle clé de lecture de l’histoire du monde. Avec les Nouvelles Routes de la Soie l’auteur franchit un pas audacieux dans la mesure où il se départit de son métier d’historien et ne traite plus du passé mais de l’actualité géo-politique et même de l’avenir, comme l’indique le titre du dernier chapitre.

Ce pas est sans doute le pas de trop. Trop concentré sur l’actualité, le livre manque souvent de recul ; par exemple il évoque à plusieurs reprises la hausse du prix du pétrole alors que le cours du Brent, aujourd’hui à environ USD62 le baril se situe en baisse de près de 30% par rapport au pic de USD85 atteint en octobre 2018 ; les commentaires au sujet du Bitcoin qui a perdu 80% de sa valeur au cours de l’année 2018 paraissent plus déphasés encore. De plus, if the facts don’t fit the theory, change the facts blaguait Einstein, et observons que l’auteur quitte à ses périls la réalité des faits pour s’aventurer sur le terrain des prévisions et même de simples suppositions (« que serait par exemple le marché immobilier à Londres sans les Russes et les Chinois ? »).

Un mot enfin au sujet de la traduction qui, de l’avis de La Ligne Claire, demeure lourde; à titre d’exemple une US investment firm devient une firme d’investissement états-unienne, plus difficile à digérer.

En définitive, si le sujet des Nouvelles Routes de la Soie et celui de One Belt, One Road ont toute leur importance, l’auteur qui se veut à la fois un historien adepte du long cours des choses et un journaliste en prise avec l’actualité immédiate laisse au lecteur un petit ouvrage dont ne sait s’il relève du lard ou du cochon.

 

Peter Frankopan, Les Nouvelles Routes de la Soie, Editions Nevicata, 223 pages.

Les Routes de la Soie

Les Routes de la Soie

Roma caput mundi, enseignait le manuel de latin de La Ligne Claire dans son enfance, sans se douter que la Chine, qui se nomme elle-même l’Empire du Milieu, émettait les mêmes prétentions. Peter Frankopan, un historien à l’Université d’Oxford où il dirige le Centre de Recherches Byzantines, tranche et fait de la Perse et des pays voisins le centre de gravité de l’histoire du monde.

Notre vue euro-centrique du monde, argumente Frankopan, se fonde d’une part sur le double héritage gréco-romain et judéo-chrétien et d’autre part sur la découverte accidentelle des Amériques ; les Européens eurent tôt fait d’y implanter leur culture et surtout de réorienter le commerce (d’esclaves, de coton, de sucre de canne) au détriment des séculaires routes de la soie qui sillonnaient le vaste continent eurasien ou le ceignaient par voie des mers. Le choix de Greenwich comme lieu du méridien de référence illustre bien cette vision du monde qui place l’Europe de manière arbitraire au centre des planisphères qui nous sont familières.

Frankopan estime que cette parenthèse accidentelle se clôt aujourd’hui avec le déclin de l’Europe et l’émergence de la Chine, dont le projet One Belt, One Road dévoile les ambitions et vise à rétablir ces antiques routes. L’heure est donc venue, estime l’auteur, de remettre l’église, ou la mosquée, ou le temple bouddhiste au milieu du village planétaire.

Les Routes de la Soie, une appellation forgée en 1877 par Ferdinand von Richtofen, un historien allemand, désignent ce faisceau de routes, principalement terrestres, mais aussi maritimes, qui relient les côtes orientales de la Méditerranée – cette mer qui a tort de se figurer au milieu du monde – à l’Extrême Orient. Que les Européens et les Orientaux aient commercé depuis la plus haute antiquité est clair puisque déjà les Romains se vêtaient de soieries. Le lecteur européen aura bien entendu à l’esprit les exemples les plus audacieux de ces rencontres : l’épopée d’Alexandre le Grand, l’expédition de Marco Polo, le voyage de Vasco de Gama autour de l’Afrique et, en sens inverse, les incursions mongoles et les ravages infligés par la Grande Peste; il sera en revanche moins familier sans doute des Sogdiens et des habitants de la Bactriane.

L’originalité de cet ouvrage réside en l’utilisation des Routes de la Soie comme clé de lecture de l’histoire universelle. La découverte des Amériques par exemple s’entend comme la recherche par Colomb d’une Route de la Soie alternative. La Ligne Claire doit avouer parfois avoir de la peine à suivre l’auteur qui fait du Great Game, du nom de la rivalité entre Anglais et Russes en Asie centrale au XIXe siècle, le moteur de la Grande Guerre, d’autant qu’Anglais et Russes étaient alliés contre les Empires centraux, plutôt que rivaux. On hésitera davantage encore lorsque l’auteur présente l’Holocauste comme la conséquence de l’échec de l’Allemagne à se frayer une route qui mène aux champs de pétrole de la Caspienne, sans référence à l’idéologie nazie.

Si les échanges avec l’Orient ont certes leur importance, faut-il pour autant en faire l’alpha et l’oméga de l’histoire du monde ? La Ligne Claire se plait à croire que les cathédrales gothiques ou les monastères cisterciens sont la marque d’un génie propre à l’Europe, distinct de cette immensité asiatique, dont Metternich disait qu’elle commençait aux portes de Vienne.

Auteur d’une grande érudition, Frankopan éblouit son lecteur. On parcourt tant les siècles que les steppes au pas de charge au fil de ces 736 pages si bien que le lecteur pourra s’en retrouver désamorcé face à l’avalanche de détails fournis au sujet de contrées exotiques, de civilisations disparues et de personnages inconnus. De plus, Frankopan, qui s’adresse à un grand public, en sait beaucoup plus que son lecteur et se place dans une situation favorable d’où il peut à sa guise, soupçonne La Ligne Claire, avancer les preuves qui lui conviennent et écarter celles qui l’incommodent.

Modestement sous-titré A new History of the World en anglais, Les Routes de la Soie entend proposer rien moins qu’une nouvelle lecture de l’histoire du monde, au gré de laquelle Frankopan emmène son lecteur d’un style très envolé. On regrettera que la traduction française non seulement ne suive pas mais laisse continûment transparaître tant la syntaxe que le vocabulaire anglais ; par exemple, en évoquant le célèbre journal de Samuel Pepys, le traducteur parle de son diaire, un mot tombé en désuétude à telle enseigne qu’il ne figure pas au Petit Robert.

Enfin, un coup d’œil sur internet révèle que l’auteur, Peter Doimi de Lupis, a adopté en l’an 2000 à la suite de son père le patronyme de Frankopan, du nom d’une famille de l’aristocratie croate éteinte au XVIIe siècle, et qu’il fait un usage libéral de divers titre de comte et de prince dont la légitimité est sujette à caution. Vanitas vanitatis direz-vous, mais la Ligne Claire ne peut s’empêcher de penser qu’un peu de cette poudre aux yeux s’est répandue sur les accotements de ces Routes de la Soie.

Peter Frankopan, Les Routes de la Soie, Editions Nevicata 2017, 736 pages.

 

 

Philippe de Woot

Philippe de Woot – la finalité de l’économie

A l’approche de la 5e remise des Awards Philippe de Woot le 28 mars prochain à l’Université Catholique de Louvain , La Ligne Claire s’est penchée sur le dernier ouvrage du Professeur de Woot, Maîtriser le Progrès Economique. 

Dans cet essai publié à titre posthume, Philippe de Woot  pose la question de la finalité de l’économie et de celle de l’économie numérique en particulier. Les sous-titres choisis par l’auteur, la Force des Choses et la Responsabilité des Hommes, indiquent d’emblée la structure qu’il donne à cet ouvrage dense, fruit d’une vie de réflexion et de recherche.

La Force des Choses désigne deux systèmes qui s’imbriquent, celui de l’économie concurrentielle à l’échelle du monde et celui des « techno-sciences », c’est-à-dire les sciences informatiques, dominées par le GAFA[1], les bio et neurosciences, l’intelligence artificielle etc auxquelles vient s’ajouter la finance, elle-même en voie de digitalisation. Ces systèmes opèrent de façon autonome à l’échelle mondiale selon leur logique propre, sans égard au bien commun et en l’absence de contrôle de la puissance publique; l’affaire Cambridge Analytica ces jours derniers illustre bien cette logique de l’économie des données personnelles.

Plus qu’une simple révolution économique, comparable mettons à la révolution industrielle au XIXe siècle, ces systèmes provoquent une véritable mutation culturelle face à laquelle il y a lieu de se poser la question : « Qu’est-ce que l’homme ? ». En effet, cette mutation constitue un enjeu majeur pour la société dans tous les domaines : travail, liberté, sphère privée, politique, rôle de la puissance publique, domination des Etats-Unis et comporte le risque pour l’humanité d’en quelque sorte sous-traiter son avenir à une poignée d’intérêts privés.

Face à la Force des Choses il ne peut qu’y avoir la Responsabilité des Hommes, faute de quoi les Choses l’emporteront. Philippe de Woot rappelle à plus d’une reprise que les avancées techniques ne sont pas automatiquement bonnes en soi ; au mieux sont-elles ont neutres, aussi n’existe-t-il pas de lien automatique entre croissance économique et bien commun. De plus, l’humanité semble entrer dans un nouveau Moyen Age où l’homme perd la maîtrise des risques et se trouve tout aussi impuissant face par exemple à la pollution ou la perte de la biodiversité que ne l’étaient nos ancêtres face à la peste. Enfin, l’auteur constate l’impuissance de la puissance publique, surtout lorsqu’elle se cantonne au seul échelon de la nation, face à la logique interne de ces systèmes globaux.

Effectuer des choix qui affectent l’humanité entière, rappelle Philippe de Woot, cela relève de la politique et de l’éthique. Cela implique de repenser le progrès, de maîtriser non seulement le progrès mais d’en maîtriser la maîtrise, et en définitive de pouvoir choisir et forger sa propre histoire. Il esquisse des pistes concrètes relevant tantôt de la politique et tantôt de l’éthique, la nécessité d’une gouvernance mondiale, le rôle de la société civile ou encore la nécessité d’une spiritualité (qu’on distinguera d’une religion).

Ce qui frappe dans ce petit livre c’est la capacité de l’auteur à saisir en « live » les grands bouleversements induits par l’économie que nous vivons, à les analyser avec précision dans toutes leurs dimensions (techniques, éthiques) et à les expliquer à ses lecteurs en un langage qui leur soit intelligible.

Alors qu’avant que n’éclate la crise financière de 2008, Lloyd Blankfein se targuait de dire « We are doing God’s work », Philippe de Woot, qui se sait au soir de sa vie, préfère citer Homère : « La supériorité des hommes sur les dieux est de se savoir mortels ». D’avantage encore qu’un homme aux vastes connaissances du monde de l’économie et de l’entreprise, Philipe de Woot était un homme de culture car la culture est ce qui fait l’homme. La survie-même de cette culture constitue tout l’enjeu qui est présenté dans ce livre essentiel en une langue claire, érudite, et élégante.

[1] Acronyme désignant les entreprises Google, Amazon, Facebook et Apple

Philippe de Woot, Maîtriser le progrès économique et technique Académie Royale de Belgique, collection L’Académie en Poche, 117 p.