Aux Portes de l’Europe : Histoire de l’Ukraine

La guerre en cours a suscité de manière subite un vif intérêt pour l’histoire de l’Ukraine, avec laquelle peu de lecteurs occidentaux, parmi lesquels on compte La Ligne Claire, sont familiers. Un livre de Serhii Plokhy, professeur d’histoire de l’Ukraine à l’université de Harvard, auteur par ailleurs de Nuclear Folly et de Tchernobyl, fournit une excellente entrée en matière accessible à un large public de langue anglaise. Son titre, les Portes de l’Europe, tantôt ouvertes et tantôt fermées, renvoie d’emblée à la situation géographique de ce pays, dont le nom signifie « la marche », à la frontière entre l’Europe et l’Asie, le christianisme et la religion musulmane portée par les Ottomans, et enfin à la frontière entre le christianisme orthodoxe et le catholicisme qui dans ses contrées se décline sous ses manifestations catholique romaine et grecque catholique. Au cours de l’histoire, ces frontières culturelles ont pu se déplacer dans l’espace au gré des changements politiques, la République des deux Nations (polonaise et lithuanienne), le recul de la puissance ottomane, la guerre civile qui donne naissance à l’État soviétique, l’invasion allemande en 1941 ; cependant Plokhy leur accorde une grande importance en raison de leurs traces, toujours présentes dans la société ukrainienne actuelle

Plokhy s’attache à raconter l’histoire d’une nation, qui se distingue de celle d’un État et qui se distingue aussi de celle d’une communauté linguistique. Au cours de sa longue histoire, l’Ukraine, mélange de peuples sédentaires et nomades, berceau du christianisme rus’ avec le baptême de Vladimir en 988, sera forgée principalement par les empires russe et ottoman et assimilera de manière durable des éléments polonais, habsbourgeois, tatars, cosaques et juifs.

Le mot même d’Ukraine n’apparaît sur une carte pour la première fois qu’au XVIe siècle mais ce n’est véritablement qu’au XIXe siècle, le siècle des nationalités en Europe, que se développe la notion d’une identité ukrainienne propre, dont la compilation de la première grammaire en 1818 se voudra l’expression. Ses frontières, sans cesse mouvantes, n’acquerront leur caractère définitif actuel qu’en 1954, jusqu’à ce que la Russie de Poutine ne vienne lui ravir la Crimée en 2014. Aussi, Plokhy fait-il le choix de raconter l’histoire de l’Ukraine au sein des frontières telles qu’elles émergeront à partir du XIXe siècle.

Enfin, ce livre, à la fois succinct et érudit, revêt un intérêt supplémentaire dans la mesure où il a été publié en 2015, soit un an après l’invasion et l’annexion de la Crimée, et qu’il permet donc de faire une lecture avertie de la guerre que mènent les Russes en ce moment. De l’avis de La Ligne Claire, elle a d’ores et déjà fait de Vladimir Poutine le père de la patrie ukrainienne et a mis un point final en Ukraine au débat séculaire entre slavophiles et occidentalistes.

 

Serhii Plokhy, The Gates of Europe: a History of Ukraine, Basic Books, 2016, 395 pages

The Spy and the Traitor

Agent double

Au fond, recruter un agent du camp adverse tient de la séduction amoureuse; approchez votre partenaire trop vite et il s’effarouchera, faites-le trainer et il risque de manquer les signes que vous tentez de lui adresser.

Ben McIntyre, auteur spécialiste des affaires d’espionnage, relate l’histoire véritable de la manière dont les services de renseignements britanniques, connus sous le sigle de MI6, ont retourné, c’est-à-dire recruté Oleg Gordievski, un colonel du KGB qui deviendra donc un agent double.

Macintyre s’était déjà distingué en faisant le récit de l’opération Mincemeat qui s’était déroulée en Espagne pendant la dernière guerre. Il s’agissait alors pour les Anglais de faire semblant d’avoir perdu de fausses informations mais de s’agiter suffisamment pour faire croire aux Allemands qu’elles étaient vraies.

On retrouve dans The Spy and the Traitor tous les éléments qui marquent désormais le style de Macintyre : une recherche minutieuse des faits, appuyée si possible sur des entretiens avec les protagonistes, une évaluation équilibrée, l’absence de spéculation et une rédaction sobre et factuelle. On butte aussi cependant sur les limites du genre, à savoir la nécessité d’une histoire vraie mais suffisamment intrigante pour qu’elle puisse se prêter à une rédaction selon les canons anglais du roman d’espionnage.

L’histoire se déroule dans les années 70 et 80, au temps de la guerre froide. Gordievski, comme son frère et son père avant lui, appartient au KGB, une sorte d’aristocratie soviétique. Cependant, la révélation des crimes de Staline et plus proche de lui l’érection du mur de Berlin et la répression du Printemps de Prague fairont naître en lui un dégoût du système communiste et le conduiront à franchir le pas. Un des intérêts de ce livre réside dans l’examen des motivations qui animent un transfuge: un esprit romantique, un snob intellectuel, un sentiment de frustration, voire de solitude, le sentiment d’être méconnu. Si au sortir de la guerre, certains – on songe à Kilby et Maclean – agissent par conviction idéologique, vers 1980, tout le monde à l’Ouest se rend compte que le système soviétique est pourri si bien que l’argent deviendra le mobile principal. En sens inverse, Gordievski agira quant à lui par conviction et franchira le dernier pas, toujours mystérieux, celui qui mène de la dissidence intérieure à la trahison.

Tout n’est que jeu de miroirs au cours duquel les acteurs érigent des cloisons entre leur vie publique et privée et entre leur fonction officielle, mettons secrétaire d’ambassade et leur véritable fonction, l’espionnage; alors que le retournement d’une cible ne peut s’opérer que dans la confiance, la méfiance règne en maître dans ce monde, y compris entre alliés. A la suite de John le Carré, Macintyre maîtrise parfaitement le langage de ce monde où des transfuges prennent garde de se faire filer, déposent des messages codés dans des cachettes, esquivent tant leur contrôleur que leur supérieur et parfois passent à l’Ouest, ou à l’Est.

Comme dans les romans d’espionnage, l’histoire de Gordievski s’achève par une pirouette que La Ligne Claire laisse à ses lecteurs le soin de découvrir.

The Spy and the Traitor fournira une bonne idée de cadeau de Noël à toutes les lectrices de La Ligne Claire dont les maris ont déjà suffisamment de cravates. Quant à La Ligne Claire, si elle a dégusté avec plaisir The Spy and the Traitor,elle avait dévoré Mincemeat.

 

Ben Macintyre, The Spy and the Traitor, Penguin, 366 pages.

L'épopée sibérienne

L’épopée sibérienne

Epopée, du grec epos, récit ou paroles d’un chant, long poème d’envergure nationale narrant les exploits historiques ou mythiques d’un héros ou d’un peuple. Le genre nous est connu depuis la plus haute antiquité et, dans la culture occidentale, est représenté par les archétypes que sont l’Iliade et l’Odyssée. Plus tard le Moyen Age en sera friand et le traduira dans les chansons de gestes, la Chanson de Roland ou encore le Cycle d’Arthur.

C’est dans cette lignée que s’inscrit l’ouvrage magistral d’Eric Hoesli, L’Epopée Sibérienne, la Russie à la Conquête de la Sibérie et du Grand Nord. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, d’un récit d’abord, celui de la conquête de la Sibérie, de l’Extrême Orient et du Grand Nord aujourd’hui russes, dans le but de le rendre présent c’est-à-dire de le transmettre aux lecteurs d’aujourd’hui et de vanter les hauts faits de tous ceux, trappeurs, aventuriers, explorateurs, forçats, ingénieurs, qui auront permis sa réalisation.

Eric Hoesli livre une somme monumentale de l’histoire de la Sibérie. Il a tout lu à ce propos et le livre avec passion à ses lecteurs. On a du mal à imaginer en scrutant une carte actuelle de la Russie que vers 1500, le grand-duc de Moscovie, bientôt proclamé tsar, régnait sur une région mal définie à l’ouest de l’Oural sans accès à la mer, ni la Baltique, ni la mer Noire et moins encore l’Océan Glacial Arctique. Ce livre fournit le récit de cette expansion par-dessus l’Oural en direction de contrées inconnues et peu peuplées en quête de richesses, la fourrure de la zibeline d’abord, celle de l’or et d’autres minerais ensuite, et enfin jusqu’à notre époque, celle du pétrole et du gaz.

L’intérêt tout autant que le charme de cette épopée qu’on lira avec entrain réside dans la manière dont Hoesli tisse des histoires individuelles au sein de la politique d’expansion de la Russie. En 1806, voici Nicolas Rezanov qui hisse les voiles, quitte l’Alaska, alors russe, et force la baie de San Francisco, possession du Roi d’Espagne. A peine débarqué, il aperçoit Conception de Argüello, dite Conchita, la jolie fille du gouverneur. Aussitôt sa passion s’enflamme, il s’octroie un titre de comte en vue d’impressionner le gouverneur, lui demande la main de la belle, qui la lui accorde, dans le but de sceller non seulement son propre destin mais celui de leurs deux pays face à la puissante menace anglaise. Ni l’une ni l’autre alliance en définitive ne se feront et Conchita, marrie, entrera au couvent sous le nom de Sœur Maria Dominga.

Et que dire des décembristes, ces conjurés, souvent issus de la meilleure aristocratie, qui, revenus de leurs campagnes contre Napoléon, avaient goûté aux libertés en vigueur en Occident et rêvaient de faire de leur Etat absolutiste une monarchie constitutionnelle ? Ceux qui ne furent pas fusillés furent condamnés au bagne sibérien dans des conditions atroces. Le Prince Serge Volkonski est de ceux-là, bientôt rejoint par sa femme Marie et les épouses d’autres conjurés, qui dans un geste d’abnégation qui émut l’Europe entière, renoncèrent aux titres, aux honneurs et à la fortune tant par idéal que par fidélité.

Ouvrage magistral, richement illustré de photographies et de cartes, il s’appuie sur un terreau de références extrêmement dense et qui lui confère tout son sérieux. Judicieusement structuré autour de sept grands thèmes qui auront marqué l’expansion russe en Sibérie, la recherche d’un accès au Pacifique ou la construction du transsibérien par exemple, ceux-ci se marient assez bien avec une chronologie accessible au lecteur occidental. Et, si le livre est fouillé, il n’est pas ardu (bien qu’avec ses 823 pages il exige qu’on lui consacre le temps qu’il mérite) car le style de Hoesli fait ici son œuvre. Hoesli raconte une histoire, puis une deuxième puis une autre encore qui emportent le lecteur vers ces territoires mystérieux à la fois enchanteurs et effrayants.

Eric Hoesli, L’Epopée Sibérienne, la Russie à la Conquête de la Sibérie et du Grand Nord, Editions des Syrtes, Paulsen, 823 pages.