Blues de Prusse

Le fantôme de Hitler hante la Maison de Hohenzollern

En 1994, le Bundestag, adoptait une loi dont seule la langue allemande connaît le secret, la Ausgleichsleistungsgesetz (loi de compensation), qui règle les conditions auxquelles les demandeurs peuvent prétendre à des compensations pour les expropriations effectuées par les Alliés à l’issue de la Deuxième Guerre Mondiale. En effet, après la capitulation en 1945, l’Allemagne avait été dépourvue de sa souveraineté qu’exerçaient en son nom les quatre puissances occupantes. Chef de la maison impériale de Hohenzollern descendant à la quatrième génération de l’empereur Guillaume II, le Prince Georg Friedrich de Prusse a alors instruit ses avocats sur base de cette loi de mener des négociations secrètes avec les Länder de Berlin et de Brandebourg en vue d’obtenir la restitution d’une importante collection de biens meubles ainsi que le droit de jouir à perpétuité du Cäcilienhof, le château où s’était tenue la conférence de Potsdam en 1945, au cours de laquelle les Alliés avait justement réglé le sort réservé à l’Allemagne vaincue.

En juillet 2019 le magazine Der Spiegel révèle au grand jour l’existence de ces négociations et déclenche en Allemagne une controverse publique quant à leur bienfondé. Car la Ausgleichsleistungsgesetz interdit la restitution de biens à ceux dont les ancêtres ont apporté une contribution substantielle (le terme juridique en allemand est erheblicher Vorschub) à l’établissement du nazisme. Or dès 1932 le Kronprinz, arrière-grand-père du Prince Georg, appelle à voter pour Hitler tandis qu’il parade en uniforme de la SA, le bras bandé d’un brassard nazi. Tout cela constitue-t-il un erheblicher Vorschub ? Oui, répond Stefan Malinovski, auteur de Nazis and Nobles, non rétorque Christopher Clark, l’auteur des Somnambules, qui tient le Kronprinz pour un personnage insignifiant.

Loin de s’en tenir là, aux demandes de restitution le Prince Georg a empilé des poursuites à l’encontre de journalistes et d’historiens, parmi lesquels Stefan Malinovski, depuis lors abandonnées. Si toutes ces questions ont ressurgi ces jours derniers en Allemagne, c’est parce que le Prince Georg a récemment déclaré renoncer à ses prétentions. La Ligne Claire n’est pas en mesure d’apprécier ce qu’auraient été ses chances au tribunal mais juge que cette décision permet désormais de séparer la critique historique quant à l’appui prodigué à Hitler par les Hohenzollern, des prétentions personnelles de Herr Georg Friedrich Prinz von Preußen, tel qu’il figure à l’état civil en Allemagne.

Lorsque Der Spiegel dévoile cette affaire, elle suscite l’indignation à telle enseigne que le Prince Georg, jusque-là inconnu du public, réussit le triple exploit de se mettre à dos à la fois la classe politique, le monde des médias et les milieux académiques. La Ligne Claire estime qu’il n’y a jamais de solution simple ni parfaitement juste à la question des réparations et des restitutions, qui souvent font suite à des guerres et des changements politiques importants. Précisément pour cette raison l’attitude des personnes concernées devient déterminante. Il était donc effectivement temps de mettre un terme à cette erreur de jugement sur le plan des relations publiques.

 

Aux Portes de l’Europe : Histoire de l’Ukraine

La guerre en cours a suscité de manière subite un vif intérêt pour l’histoire de l’Ukraine, avec laquelle peu de lecteurs occidentaux, parmi lesquels on compte La Ligne Claire, sont familiers. Un livre de Serhii Plokhy, professeur d’histoire de l’Ukraine à l’université de Harvard, auteur par ailleurs de Nuclear Folly et de Tchernobyl, fournit une excellente entrée en matière accessible à un large public de langue anglaise. Son titre, les Portes de l’Europe, tantôt ouvertes et tantôt fermées, renvoie d’emblée à la situation géographique de ce pays, dont le nom signifie « la marche », à la frontière entre l’Europe et l’Asie, le christianisme et la religion musulmane portée par les Ottomans, et enfin à la frontière entre le christianisme orthodoxe et le catholicisme qui dans ses contrées se décline sous ses manifestations catholique romaine et grecque catholique. Au cours de l’histoire, ces frontières culturelles ont pu se déplacer dans l’espace au gré des changements politiques, la République des deux Nations (polonaise et lithuanienne), le recul de la puissance ottomane, la guerre civile qui donne naissance à l’État soviétique, l’invasion allemande en 1941 ; cependant Plokhy leur accorde une grande importance en raison de leurs traces, toujours présentes dans la société ukrainienne actuelle

Plokhy s’attache à raconter l’histoire d’une nation, qui se distingue de celle d’un État et qui se distingue aussi de celle d’une communauté linguistique. Au cours de sa longue histoire, l’Ukraine, mélange de peuples sédentaires et nomades, berceau du christianisme rus’ avec le baptême de Vladimir en 988, sera forgée principalement par les empires russe et ottoman et assimilera de manière durable des éléments polonais, habsbourgeois, tatars, cosaques et juifs.

Le mot même d’Ukraine n’apparaît sur une carte pour la première fois qu’au XVIe siècle mais ce n’est véritablement qu’au XIXe siècle, le siècle des nationalités en Europe, que se développe la notion d’une identité ukrainienne propre, dont la compilation de la première grammaire en 1818 se voudra l’expression. Ses frontières, sans cesse mouvantes, n’acquerront leur caractère définitif actuel qu’en 1954, jusqu’à ce que la Russie de Poutine ne vienne lui ravir la Crimée en 2014. Aussi, Plokhy fait-il le choix de raconter l’histoire de l’Ukraine au sein des frontières telles qu’elles émergeront à partir du XIXe siècle.

Enfin, ce livre, à la fois succinct et érudit, revêt un intérêt supplémentaire dans la mesure où il a été publié en 2015, soit un an après l’invasion et l’annexion de la Crimée, et qu’il permet donc de faire une lecture avertie de la guerre que mènent les Russes en ce moment. De l’avis de La Ligne Claire, elle a d’ores et déjà fait de Vladimir Poutine le père de la patrie ukrainienne et a mis un point final en Ukraine au débat séculaire entre slavophiles et occidentalistes.

 

Serhii Plokhy, The Gates of Europe: a History of Ukraine, Basic Books, 2016, 395 pages

Nazisme et noblesse – histoire d’une mésalliance

La clé de lecture de ce livre réside sans doute dans le sous-titre, Histoire d’une Mésalliance. Au départ, tout oppose les national-socialistes, non seulement vulgaires et violents mais qui se réclament justement d’une forme de socialisme, à la noblesse conservatrice qui se conçoit elle-même comme une élite investie d’une mission. Pourtant ces deux groupes finiront par opérer un rapprochement, que l’auteur, Stefan Malinowski, qualifie de mésalliance. Qu’est-ce donc une mésalliance ? Une union qui brise les règles qui gouvernent leurs groupes respectifs, en l’occurrence un accord passé entre le peuple et la noblesse, mû par un mélange de passion et d’intérêts économiques et où les deux parties trouvent leur compte. Ici cette conjonction d’intérêt prend plusieurs formes : détestation du communisme et même de la démocratie, hostilité envers le capitalisme incarné par une bourgeoisie cosmopolite, etc.

 

La noblesse allemande en 1918

En 1918, la noblesse allemande compte quatre-vingt mille personnes sur une population de soixante-cinq millions environ, soit un taux de 0,12% [1]. Elle exerce son activité dans trois domaines principaux : l’armée, la fonction publique et l’exploitation agricole et forestière. Prise dans son ensemble, elle possède 13% du foncier dans le Reich. La guerre qui vient de s’achever lui a porté de rudes coups. Tout d’abord, elle a perdu plus de 4,500 de ses membres au combat. Ensuite l’établissement de la République de Weimar et donc la disparition des principautés constitutives de l’empire bismarckien conduit à la suppression des nombreux emplois dans les cours princières, dont la tenue était traditionnellement assurée par la noblesse. Enfin, le Traité de Versailles limitera la Reichswehr, l’armée allemande, à cent mille hommes, pour lesquels neuf cents officiers à peine suffiront, privant de ce fait les cadets de familles nobles d’un débouché qui était le leur depuis des siècles. Dans l’ensemble, ce premier après-guerre constitue une catastrophe économique et sociale pour la noblesse, et plus particulièrement pour la petite noblesse terrienne protestante, qui possède des exploitations agricoles situées à l’est de l’Elbe.

Au sein de la noblesse allemande, l’auteur distingue trois groupes : la haute noblesse, la moyenne et petite noblesse et enfin ce qu’il appelle le nouveau prolétariat nobiliaire, qui regroupe les veuves de guerre, les anciens officiers et anciens fonctionnaires des cours princières défuntes, les uns et les autres désormais privés d’emploi. Des familles entières basculent dans la précarité.

En dépit de ces différences très sensibles, des points communs se dégagent au sein de ce groupe : la noblesse se nourrit tout d’abord de ses réseaux, les associations de famille, le cousinage ; elle professe ensuite un profond attachement à la terre dont témoigne une vie à la campagne car, contrairement à l’aristocratie française ou italienne mettons, la noblesse allemande ne possède ni hôtel particulier ni palais en ville : la noblesse vit dans un château établi au centre d’un domaine agricole ou forestier ; enfin elle se méfie de l’intellectualisme et mène un style de vie frugal animé par le sens du service (dienen) qu’elle oppose à celui du gain (verdienen).

 

Un vide politique et symbolique

Le 9 novembre 1918, le Kaiser Guillaume II quitte son état-major de Spa et se réfugie aux Pays-Bas où il mourra en 1942. Ce que certains perçoivent comme un exil, les Allemands le voient comme une fuite et même une désertion. Peu avant son départ en Hollande, alors que la cause des armes est désormais perdue, des officiers allemands étaient venus trouver l’empereur pour lui faire comprendre qu’il fallait qu’il trouve la mort au combat aux côtés de ses soldats ou, qu’à défaut, il se suicide [2]. Toujours est-il que le départ de l’empereur, exil ou fuite, crée d’une part un vide symbolique et d’autre part une rupture d’allégeance et de légitimité.

L’auteur saura nuancer ce jugement à propos de la noblesse bavaroise qui possède des terres importantes qui la préservent de la ruine, se sont méfies des Prussiens de tous temps et conservent une allégeance alternative envers le pape et la dynastie des Wittelsbach. [3]

Ce vide symbolique en Allemagne aura vocation à être comblé par un Führer, qui réunira autour de lui une élite appelée à établir et diriger un Troisième Reich, qui doit durer mille ans, selon ce qui est écrit dans le livre de l’Apocalypse de Saint Jean. Führer et Troisième Reich sont au départ des expressions aux connotations messianiques et apocalyptiques qui précèdent l’avènement du nazisme et non pas avec lui un lien ontologique [4].

 

Une nouvelle élite

C’est dans ce contexte que naissent d’intenses discussions quant à l’identité que doit revêtir cette nouvelle élite. S’agit-il de la noblesse, appelée à recouvrer ses fonctions d’avant-guerre ou bien d’un nouveau groupe issu de la communauté nationale (Volksgenossenschaft) ou encore d’un mélange des deux, une combinaison tenue jusque-là pour incompatible ? Ce qui est certain, c’est qu’elle exclut les Juifs, qui incarnent tant le bolchévisme désormais établi en Union Soviétique que le capitalisme international. Aussi, dès 1920, la Deutsche Adelsgesellschaft (DAG), l’association faîtière des associations nobiliaires, introduit dans ses statuts une clause d’aryanisme, qui sera cependant rejetée par les associations catholiques. Il s’agit là d’une innovation radicale qui, en introduisant une notion de race jusqu’alors inexistante, conduit à une redéfinition fondamentale de la qualité nobiliaire. Dix-huit ans avant les lois raciales de Nuremberg, la DAG anticipe les vœux des nazis et établit un nouveau registre de la noblesse réputée au sang pur, appelé EDDA, et qui conduira à l’exclusion de certains membres, y compris d’anciens combattants, qui ne satisfont pas à ces nouvelles exigences.

A côté de la DAG, le Deutscher Herrenklub (DHK) réunit des membres de la haute aristocratie et de la bourgeoisie. Il maintient une distance prudente envers les nazis et œuvre envers un gouvernement élitiste, incarnation du concept du Führertum et dont l’illustration est l’éphémère gouvernement de Franz von Papen, un noble catholique conservateur, en 1932, à la tête du cabinet dit des barons. Avec sa chute en novembre 1932 s’écroule aussi l’illusion de pouvoir contenir les nazis.

Cette combinaison, qu’on pourrait appeler de la capitulation de la DAG et de l’échec du DHK rompt les digues et amène des membres de la haute noblesse à adhérer au parti nazi, parfois au sein des SA et des SS. L’auteur en établit le compte et accorde la palme à la famille des comtes von Wedel, dont septante-huit membres adhéreront au parti, dont trente-cinq avant 1933, rejoints par d’autres noms illustres, les Schulenburg (41/17), les Bismarck (34/4), les Bülow (40/13), les Dohna (23/7) et bien d’autres encore.

 

Résistance

L’auteur ne saurait passer sous silence l’attentat du 20 juillet 1944. S’il ne s’agit pas d’un complot fomenté par la noblesse en tant que telle, un grand nombre des conjurés, dont Malinowski souligne le caractère héroïque, en sont issus. S’ils sont bien entendus animés par des considérations morales, sept semaines après le débarquement de Normandie, le froid réalisme prévaut tout autant car ils savent la guerre désormais perdue. Ce ne sont pas non plus des convertis de la première heure à la cause de la résistance : Stauffenberg est colonel dans la Wehrmacht, Schulenberg et von Hassel sont des diplomates, respectivement membres du parti nazi depuis 1931 et 1933. Tous ont en vue l’établissement d’un gouvernement national-conservateur dirigé par des élites dans une Allemagne future où les distinctions sociales sont ouvertement revendiquées. Malinowski se montre extrêmement critique envers ce qu’il estime être la capacité inégalée de la noblesse à ériger sa propre histoire sous forme de mythologie aristocratique, dont l’attentat du 20 Juillet ne constitue selon lui que le dernier épisode.

 

Conclusion

En 2003, Stephan Malinowski, professeur d’histoire moderne à l’université d’Édimbourg, publiait « Vom König zum Führer », une étude de la noblesse allemande de l’empire bismarckien au Troisième Reich. Ce livre- ci, Nazis and Nobles, en est à la fois une traduction en langue anglaise et une mise à jour qui met l’accent plus précisément sur la contribution de la noblesse à la montée du nazisme. Pour être au départ un ouvrage académique, il est néanmoins d’une lecture certes exigeante mais agréable et qui se veut à la portée d’un public généraliste.

En définitive, Malinowski porte un regard sévère sur son sujet et conclut que la noblesse allemande, comme d’autres groupes sociaux, a contribué à la montée du nazisme, bercé par l’illusion de pouvoir le contenir et lui conférer un cachet de respectabilité. Il identifie la force principale qui préside à ce rapprochement, le brutal déclassement social de la petite noblesse protestante après 1918.

Cela n’a pas l’heur de plaire à tout le monde tant et si bien que le prince Georges-Frédéric de Prusse, chef de Maison depuis 2015 et descendant du Kaiser à la quatrième génération, a intenté un procès à l’auteur.

 

Nazis and Nobles – History of a Misalliance, Stefan Malinowski, Oxford University Press 2020, 471 pages.

 

[1] Un pourcentage comparable à celui qui prévaut actuellement en Belgique.

[2] Hitler s’en souviendra en 1945.

[3] En Bavière, le roi Louis III abdique en 1918 et meurt en Hongrie en 1921 ; la légitimité de son fils, le Prince héritier Rupprecht, qui lui succèdera à la tête de la Maison de Bavière, ne sera jamais mise en cause.

[4] Arthur Moeller van den Bruck popularisera cette expression dans un ouvrage paru en 1923.

 

Remarque: une version précédente de cet article, publiée le 30 octobre 2021, mentionnait incorrectement que 78 membres de la famille Alvensleben (dont tous les membres ne portent pas le titre de comte), avaient fait partie de la NSDAP, alors que le chiffre correct est 34. La Ligne Claire s’excuse auprès de la famille Alvensleben pour cette méprise.

La Liste de Kersten

Avec son film, Steven Spielberg a conféré à Oskar Schindler, jusque-là inconnu du grand public, une renommée mondiale ; en attribuant un titre analogue, La Liste de Kersten à son dernier ouvrage, François Kersaudy entend sans doute accorder un mérite similaire à son personnage, Felix Kersten.

Balte de langue allemande, Kersten naît en 1898 dans ce qui est aujourd’hui l’Estonie. Vers la fin de la Première Guerre Mondiale, il découvre qu’il dispose d’une aptitude particulière pour guérir les douleurs à l’aide de ses mains très sensibles, effectuera des études de massage finlandais à Helsinki, acquerra la nationalité finlandaise et se constituera en qualité de praticien alternatif une clientèle de renom principalement à La Haye et dans le Berlin de l’entre-deux guerres. A sa patientèle composée essentiellement de riches industriels et d’aristocrates viendra un jour s’ajouter celle de Heinrich Himmler, chef de la SS et des services secrets, en proie à des crampes d’estomac très douloureuses.

Ces douleurs sont évidemment de nature nerveuse et trouvent leur origine dans les responsabilités-mêmes de Himmler, si bien que Kersten pourra certes les soulager mais jamais les guérir ; aussi Himmler devient-il un patient dépendant, dont Kersten n’exigera jamais d’honoraires. En effet, à la différence de ses complices dans le haut appareil nazi, Himmler a prononcé une sorte de vœu de pauvreté et vit modestement de sa maigre solde ; par ailleurs entièrement dévoué envers Hitler, il rêve d’entrer dans l’Histoire comme un grand homme.

Or un jour, l’un de ses patients, un grand industriel, demande à Kersten s’il peut intervenir auprès de Himmler en vue de libérer un de ses contremaîtres, incarcéré du seul fait qu’il était social-démocrate. Kersten intervient effectivement et obtient gain de cause : ce sera la première d’une longue suite de libérations, souvent extraordinaires, dues au charme de Kersten, à sa patience, à son pouvoir de persuasion et à la menace toujours voilée d’arrêter de soigner le Reichsführer.

Dans un roman publié chez Gallimard en 1960, Joseph Kessel avait déjà raconté la vie de Kersten, qu’il avait du reste rencontré. Dans les Mains du Miracle, Kessel s’exprime à la place de son personnage et reprend pour argent comptant toutes les affirmations de son héros, dont certaines s’avèreront fantaisistes. A cela s’ajoute une certaine confusion quant aux dates, si bien que le lecteur aura du mal à déterminer où s’arrête Kessel et où commence Kersten.

Professeur aux universités d’Oxford et de Paris I, spécialiste reconnu de la Seconde Guerre Mondiale, François Kersaudy quant à lui s’est appuyé sur les archives disponibles, néerlandaises en particulier, sur les dépositions au Tribunal de Nuremberg, sur les attestations délivrées par le Congrès Juif Mondial, sur des témoignages probants, parmi lesquels figurent ceux de Christian Günther, ministre suédois des Affaires Étrangères et de Walter Schellenberg, chef du renseignement étranger au sein de la SS et enfin sur les mémoires de Kersten. Kersten du reste n’a pas rédigé un seul jeu de mémoires mais quatre mémoires, chacun en une langue différente, qui ne concordent pas toujours entre eux et qui contiennent eux aussi leur part de fiction, que Kersaudy démêle habilement de la réalité.

Kersten soignera Himmler à deux cents reprises mais obtiendra ses résultats les plus spectaculaires au péril de la vie durant les derniers mois de la guerre. En particulier, il parviendra à convaincre Himmler de ne pas donner suite à l’ordre de Hitler de détruire les camps de concentration et leurs occupants, y compris juifs, à la dynamite. Il parviendra à faire libérer vingt mille prisonniers scandinaves et des femmes internées à Ravensbrück, qui seront acheminées en Suède dans le cadre de la fameuse opération des bus blancs, sous l’égide du comte Bernadotte.

A la différence d’Oskar Schindler ou même de Raoul Wallenberg, Kersten n’est pas un homme de terrain ; en revanche, sa proximité avec Himmler lui permet d’opérer à très haut niveau et d’obtenir des résultats à grande échelle. Kersaudy a su rendre hommage à ce personnage méconnu et à son action qui justifie le sous-titre de son ouvrage, Un juste parmi les démons.

 

François Kersaudy, La Liste de Kersten, Fayard 2021, 381 pages.

Les Amnésiques

Les Amnésiques

« Début de la table des ancêtres de Jésus, le Christ, fils de David », c’est sur ces mots que s’ouvre le Nouveau Testament. Géraldine Schwarz, de père allemand et de mère française, s’efforce elle aussi d’établir la table de ses ancêtres, les uns commerçants à Mannheim, les autres issus d’un milieu plus modeste, paysans ou gendarmes. Toutefois, les interrogations de l’auteur portent sur ce que les uns et les autres ont fait ou pas au temps du nazisme, pendant la guerre, sous l’occupation. Pourquoi ? Pour la même raison que Sacha Batthyàny, parce que cela la concerne. Le titre même du livre, les Amnésiques, nous suggère d’emblée la réponse portée à cette interrogation : ils n’ont pas fait grand-chose et se sont efforcé d’oublier beaucoup ; c’étaient des Mitlaüfer, ceux qui se laissent porter par le cours des événements, ceux qui font avec.

Cependant, peu de temps après la guerre,  ce passé qui ne passe pas fait soudain irruption dans la vie de grand-père Schwarz sous la forme d’une lettre en provenance d’Amérique rédigée par un avocat, oiseau de mauvais augure, qui lui réclame des dommages de la part de son client, M. Löbmann. Löbmann? Oui, car en 1938, quelque temps après la Kristallnacht, la famille de M. Löbmann, comme tous les Juifs du Reich, avait été contrainte par la loi de se désaisir de ses biens, en l’espèce une petite affaire de négoce en produits pétroliers, que M. Schwarz racheta à un prix avantageux. Quelques années plus tard l’entreprise s’écroulerait sous les bombardements alliés.

Géraldine Schwarz traite ces questions d’une plume élégante, d’un ton délicat, où les jugements cèdent le pas aux interrogations dans un style où le récit familial se mêle avec l’Histoire de ces années-là. Comme le joueur d’échecs de Stefan Zweig, elle décrit avec finesse les deux cultures, allemande et française, chacune du point de vue de l’autre. Au début des années septante, quand se fiancent les parents de l’auteur, elle dépeint avec justesse et non sans humour le dédain que manifestent ses grands-parents Schwarz face à l’absence d’une autoroute entre Strasbourg et Paris (alors qu’en Allemagne depuis trente ans il en existe de magnifiques construites par you know who) et plus encore le dégoût qu’ils éprouvent au marché du coin lorsqu’ils arrivent à l’étal du boucher d’où pendent des langues de boeuf, des tripes et des pieds de porc.

Mais surtout Géraldine Schwarz souligne, décrit et analyse l’immense et douloureux travail sur eux-mêmes qu’ont effectué les Allemands à partir des années septante environ, qui a permis de les libérer de leur effroyable passé, non seulement sans l’occulter mais en en faisant mémoire. Quand en 2015 la Chancelière Angela Merkel ouvrait ses frontières aux réfugiés syriens et autres, l’auteur souligne la fierté rédemptrice qui naissait de voir des trains bondés arriver en gare de Munich plutôt que d’en voir partir pour une destination incertaine.

L’Allemagne enfin rachetée, Schwarz va promener son regard ailleurs en Europe, en Italie et en Autriche en particulier. Si jusqu’ici son regard était empreint sinon de bienveillance du moins de compréhension, là il s’agit tout à coup de débusquer les fachos tapis dans les replis de Forza Italia ou de la FPö. De l’avis de La Ligne Claire, c’est là que ce livre émouvant dérape et se voit dégradé au rang de porte-parole des opinions politiques de son auteur.

Il s’avère que La Ligne Claire estime comme elle que les Autrichiens sont les champions du monde de l’amnésie politique, suivis de près des Italiens. Schwarz a tort cependant d’en faire l’apanage d’un seul parti. En Autriche, le sentiment grand-allemand et même la nostalgie du nazisme ne sont en rien la prérogative de la FPö. En 1918, trente-sept ans avant la fondation de la FPö, la constitution de la première république autrichienne s’ouvrait sur les mots suivants: “Die Republik Deutschösterreich ist ein Bestandteil des Deutschen Reichs“, soit ” la république germano-autrichienne fait partie intégrante du Reich allemand”. Quant au parti socialiste, la SPö, il s’appelait alors la Sozialdemokratische Arbeiterpartei Deutschösterreichs (SDAPDö) dont le dirigeant, Karl Renner applaudirait plus tard non seulement l’Anschluss de son propre pays mais l’annexion du Territoire des Sudètes par le Reich. Aujourd’hui un tronçon du boulevard circulaire qui ceint la vielle ville de Vienne, le Ring, porte son nom.

L’histoire des hommes s’écrit rarement en noir et blanc. On peut être à la fois le roi d’Israël et le commanditaire du meurtre de Urie le Hittite, on peut à la fois avoir profité de la spoliation des Juifs et être victime des bombardements alliés. C’est tout le mérite des Amnésiques que d’en avoir saisi les nuances et c’est tout son défaut que de s’être lancé dans une croisade antifasciste hors de propos.

 

Géraldine Schwarz, Les Amnésiques, Flammarion, 352 pages.

 

 

Cardinal Galen

Un évêque contre Hitler

Voilà un livre important qui vient éclairer un épisode de l’histoire d’Allemagne peu connu du public francophone. Clemens-August Graf von Galen naît en 1878 au sein d’une famille catholique de la noblesse de Westphalie, une région incorporée au Royaume de Prusse protestant depuis le Traité de Vienne de 1815. Si les Galen et les familles alliées sont les témoins d’un vigoureux catholicisme culturel, marqué par les processions et les adorations, celui-ci repose sur une foi solide et véritable. C’est dans ce milieu conservateur, pétri de tradition mais aussi nourri du sentiment d’obligation de la noblesse envers la société, que grandit Clemens-August, qui ressent bientôt l’appel des ordres, sera ordonné prêtre en 1904 et évêque de sa ville de Munster en 1933. En 1946, à l’issue de la guerre, Pie XII lui conférera le chapeau cardinalice.

L’auteur, Jérôme Fehrenbach, haut fonctionnaire français, connaît de manière intime tant le milieu de l’aristocratie catholique allemande que l’histoire allemande des périodes wilhelminiennes et hitlériennes. Si à première vue ce livre s’adresse à un public restreint qui s’intéresse à la fois à l’Allemagne, l’histoire, la noblesse et l’Eglise catholique (La Ligne Claire par exemple), en réalité le véritable sujet du livre est d’une part celui des rapports de l’Eglise catholique au régime nazi et les droits de l’Eglise et d’autre part de la relation entre loi morale et loi civile.

Un homme de son temps

Allemand patriote, Clemens-August Galen tiendra le Traité de Versailles pour injuste comme l’ensemble de ses compatriotes et se réjouira de la remilitarisation de la Rhénanie en 1936 au titre de la souveraineté retrouvée ; même en 1945 il considérera les Alliés comme des occupants plutôt que des libérateurs. A son avènement, il ne juge pas le régime nazi illégitime en tant que tel mais, très clairvoyant, il en reconnaîtra très vite la nature impie et apprendra à ne pas l’affronter de face sur le terrain politique.

Galen avait grandi dans l’Allemagne empreinte du Kulturkampf, un train de mesures dirigé contre les catholiques au temps de Bismarck et qui avait conduit à l’expulsion des congrégations religieuses ; c’est pourquoi le jeune Clemens-August avait effectué ses études auprès du collège jésuite de Feldkirch en Autriche. Les Nazis ne seront pas en reste et procéderont à l’expulsion de religieux par la Gestapo, à la fermeture des presses catholiques et à l’emprisonnement de milliers de prêtres qui après 1939 seront regroupés dans les Priesterbarracken à Dachau.

C’est dans ce contexte qu’il est donc associé à la rédaction clandestine de Mit brennender Sorge en 1937, la seule encyclique jamais rédigée en langue allemande, dans laquelle Pie XI non seulement dénonce les violations du concordat signé quatre ans auparavant mais s’en prend à l’idéologie raciste du nazisme païen. Diffusée avec succès sous le manteau, elle sera lue en chaire dans toutes les églises le dimanche des Rameaux de cette année-là et provoquera la fureur des Nazis.

L’histoire cependant retiendra surtout de Galen trois sermons prononcés à l’été 1941, deux à l’encontre du Klostersturm, cette vague d’expulsions de congrégations religieuses par la Gestapo sans aucun fondement juridique, et le troisième dénonçant de manière vigoureuse la politique d’extermination des handicapés dans le cadre du programme T4, à telle enseigne que le régime jugea bon d’y mettre un point d’arrêt. Ces sermons se répandront dans toute l’Allemagne et même bientôt chez l’ennemi qui en fera usage à des fins de propagande. Homme courageux, surnommé le Lion de Munster, ferme dans ses convictions, il prend des risques importants quant à sa personne, que seuls son prestige et sa renommée lui épargnent.

Deux convictions motivent Galen. Tout d’abord il se révèlera un défenseur acharné des droits de l’Eglise, le droit de culte bien sûr mais le droit à enseigner et à soigner les malades et les personnes âgées, d’autant que ces droits sont ancrés dans le concordat. La seconde conviction est que l’Etat ne peut s’abstraire de la loi naturelle. Le régime nazi devient illégitime dès lors qu’il se met à tuer les handicapés dans le cadre de son programme d’euthanasie car ces meurtres nient la loi naturelle voulue par Dieu, cette part de divin qui réside en chaque homme. Toute sa vie, Galen demeurera méfiant face à l’absolutisme royal du Kaiser, critique ensuite face à celui de la majorité d’un moment lors de la République de Weimar et opposé enfin à celui d’Hitler. S’il s’en tient au principe d’obéissance aux autorités civiles au titre du quatrième commandement, ce dont témoigne le serment qu’il prête dans les mains de Göring peu avant son ordination épiscopale, il ne reconnaît l’autorité du pouvoir politique que pour lui imposer fermement ses limites.

Un homme de notre temps

Galen était certes un homme de son temps mais aussi un homme dont la philosophie politique, la primauté du droit naturel sur les lois de l’Etat, demeure d’une brûlante actualité. Alors comme aujourd’hui, il est des institutions que l’Etat a le devoir de protéger, des actions qu’il n’est pas autorisé à entreprendre, des droits à respecter. Plus que tout, Galen nous rappelle que l’Etat, quelle que soit la nature de son régime politique, ne peut pas s’affranchir de toute autorité et s’ériger en sa propre référence morale.

En 2005, en une cérémonie célébrée place Saint-Pierre, le pape Benoît XVI proclamait Galen bienheureux, certes en raison de son attitude ferme et même courageuse pendant toute la période du nazisme, mais par delà en reconnaissance d’une vie sans détours orientée vers le Ciel de la naissance à la mort. Cette béatification s’inscrit aussi dans la ligne des nombreux martyrs catholiques du nazisme qu’évoque l’auteur.

L’ouvrage de Fehrenbach se fonde sur une étude aussi minutieuse que rigoureuse des archives et de la correspondance familiale comme sur la recherche historique la plus récente. Il en ressort le portait limpide de ce géant au propre comme au figuré, Le Lion de Munster.

Jérôme Fehrenbach, Von Galen, un évêque contre Hitler, Editions du Cerf, 418 pages