La pneumonie a-t-elle un sexe?

Absolument fascinant. Lundi 12 septembre, dans l’émission Forum de la RTS, le journaliste demande à un expert états-unien si c’est parce que Clinton est une candidatE (il appuie sur le e) que sa pneumonie fait tellement débat. L’expert répond complètement à côté, dressant la liste des candidats (masculins) que le Parti Démocrate pourrait décider de présenter à sa place en cas de problème de santé permanent avéré. Soit il n’a pas compris la question (pourtant, même s’il est anglophone, il parle un excellent français), soit il l’a trouvée si peu intéressante qu’il a préféré la zapper. Le journaliste repose la question en l’explicitant. Cette fois l’expert y répond, mais avec des considérations d’une brièveté et d’une banalité consternantes, qui tranchent avec la pertinence et la subtilité de ses réponses aux questions précédentes.

En réalité, posée de cette manière, la question ne pouvait pas avoir de réponse simple (cela étant dit, merci quand même au journaliste de l’avoir posée !) Le traitement médiatique réservé à un politicien ou à une politicienne, l’idée que l’électorat se fait de lui ou d’elle, sa popularité ou son impopularité, ses chances de succès ou d’échec etc., tout cela dépend d’une énorme quantité de facteurs qui font système, c’est-à-dire qui s’influencent mutuellement. Le sexe de la personnalité en question est un de ces facteurs mais, à notre époque de misogynie vertueusement refoulée, il n’agit jamais à l’état pur.

Il n’y a pas de relation directe de cause à effet entre le fait d’être un homme ou une femme et le fait de susciter des opinions positives ou négatives. Par contre, le fait d’être un homme ou une femme, avec tout ce que cela peut charrier de stéréotypes, de préjugés et d’attentes différenciées forgées par la culture, interagit intimement et subrepticement avec les autres facteurs (profil, parcours, positionnement et action politique etc.) et en modifie la perception. On ne peut pas savoir si, toutes choses étant égales par ailleurs, la pneumonie d’un candidat homme aurait suscité les mêmes réactions et les mêmes interrogations que la pneumonie d’Hillary Clinton, tout simplement parce que toutes choses ne peuvent pas être égales par ailleurs. Pas seulement du fait que Madame Clinton est une femme, mais bien du fait que son identité de femme s’est infiltrée depuis des décennies dans l’interprétation des multiples facteurs (y compris ceux n’ayant rien à voir avec son sexe) qui composent sa personnalité.

Sans tabous et décomplexé

Il y a quelques jours, j’ai lu dans un commentaire sur la démission d’Emmanuel Macron que ce monsieur n’hésitait pas à briser les tabous des socialistes français (notamment en ce qui concerne la législation sur le travail), et je me suis dit : sûrement, avant la fin du papier, on va le qualifier de représentant d’une gauche décomplexée. Ce qui n’a pas manqué, quelques lignes plus loin. Notez que je ne mérite pas de félicitations particulières pour ma perspicacité, briser les tabous et décomplexé vont toujours ensemble dans la prose médiatique contemporaine.

Jusque-là, je n’avais pas d’opinion particulière sur Emmanuel Macron, mais là j’ai fait ma religion, si j’étais Française (ce que je ne suis pas), je ne voterais certainement pas pour lui au cas où il se présenterait à la présidentielle. Parce que voilà, je fais mon coming out, une société sans tabous et sans complexes, ça ne me dit rien de bon.

Les tabous, aussi absurdes et oppressifs qu’ils puissent nous paraître parfois, servent à nous rappeler la dimension éthique de notre rapport à autrui, et quand on s’amuse à jouer aux quilles avec, on en revient à un deçà de la civilisation. C’est ce que vient de faire, par exemple, Charlie Hebdo, en publiant un dessin gratuitement insultant pour les victimes du séisme en Italie centrale. Je suis par principe contre toute forme de censure, mais je n’en pense pas moins que la liberté d’expression effrénée, celle qui blesse et qui tue au seul nom de sa propre gloire, c’est une sauvagerie qui n’a plus rien d’humain.

Quant aux complexes, ce mot est une auberge espagnole, mais il désigne en général des tourments moraux découlant de la perception que nous avons de notre incomplétude, et le tic de langage qui semble vouloir nous encourager à nous en débarrasser est anthropologiquement tout sauf innocent. Se sentir, pour une raison ou pour une autre, inadéquat.e aux attentes d’autrui, c’est plutôt bon signe point de vue conscience morale. En l’occurrence, les complexes dont Monsieur Macron est apparemment indemne sont, si je comprends bien, les complexes d’infidélité qu’il pourrait éprouver à l’égard des objectifs traditionnels de sa famille politique. Eh bien, je n’ai rien contre les aggiornamentos idéologiques, mais je me méfie de ceux qui les opèrent sans douleur.

Hollande, Sarko et l’obsolescence programmée

Chic, c’est la rentrée littéraire ! Miam miam, Conversations privées avec le président, des entretiens avec François Hollande ! Tout pour la France , de Nicolas Sarkozy, qui sort aujourd’hui ! Voilà deux ouvrages de choix qui, quand je m’en serai délectée, trouveront place dans ma bibliothèque, le premier, ordre alphabétique oblige, entre Siddharta de Hermann Hesse et Les particules élémentaires de Michel Houellebecq, le deuxième entre L’Art de la joie de Goliarda Sapienza et La Vallée heureuse d’Annemarie Schwarzenbach…

Je sais, je sais, je suis d’une ignoble mauvaise foi, et puis, il n’y a pas que la littérature dans la vie, à d’autres endroits de ma bibliothèque figurent, par exemple, La Cuisine provençale, Jardins de terrasses et de balcons, 101 conseils pour vous soigner par l’homéopathie, Le Langage des Vaudois, Le Ranz des vaches etc. Mais j’aimerais expliciter ma pensée, c’est-à-dire expliquer pourquoi, hier matin, quand j’ai entendu à la radio que Nicolas Sarkozy a choisi le médium d’«un livre» pour annoncer sa candidature à un deuxième mandat de président de la République française, la nouvelle (celle du médium, pas de la candidature) m’a crissé dans les oreilles.

Cela n’a, donc, rien à voir avec les opinions politiques et la personnalité de Sarko (ou de Hollande), cela a à voir avec l’idée que je me fais de ce qu’on appelle «un livre». A mon avis, ce qui distingue vraiment un livre de tout autre produit imprimé ou virtuellement imprimable (sans parler des innombrables autres moyens de communication disponibles en 2016), c’est un minimum d’ambition de durer. Il peut s’agir d’un roman, d’un recueil de poèmes, d’un essai – ou d’un manuel pour faire les nœuds marins, d’un répertoire des maladies psychiques ou d’un album illustré sur les plantes aromatiques ; ce qui compte, c’est que celui ou celle qui l’a écrit a eu l’espoir (illusoire ou non, peu importe) de l’inscrire dans le temps. Dieu par la face Nord de Hervé Clerc, acheté il y a déjà plusieurs mois sur la recommandation d’Emmanuel Carrère dans Le Monde des Livres : encore même pas ouvert. La Gymnastique chinoise, acheté sur le conseil d’une amie dans une lointaine période de bonnes résolutions: à peine feuilleté. Mais je sais que dans un an, dans trois ans, dans cinq ans, quand le moment me paraîtra opportun pour me consacrer à ma forme spirituelle ou musculaire, le contenu de ces deux volumes n’aura rien perdu de sa valeur.

Par contre, faut-il vraiment continuer à appeler «livres» des produits intentionnellement écrits et publiés pour être consommés tout de suite ou jamais, qu’on peut jeter sans états d’âme au vieux papier après les avoir lus pour cause d’obsolescence programmée ?

Migrations: bisounours toi-même

Les gens qui nous gouvernent, en Suisse ou ailleurs en Europe, même les plus éclairés sur les causes et les perspectives de la crise migratoire, sont obligés de s’en tenir à un discours recevable par leurs concitoyennes et concitoyens – c’est-à-dire axé, dans le meilleur des cas, sur la nécessité de revoir à la hausse nos capacités de secours et d’accueil et de garantir le respect, trop souvent bafoué, des droits humains. Aucune politicienne, aucun politicien ayant toute sa tête (et un mandat à conserver) ne va dire tout de go aux Suisses ou aux ressortissants des autres pays nantis la vérité vraie, à savoir que les migrations ne vont pas s’arrêter mais s’intensifier, que continuer à nous arc-bouter sur nos frontières et notre prospérité ne constitue en aucun cas une solution durable et que nous ne nous sortirons de cette situation dramatique qu’en repensant radicalement les possibilités de circulation, d’établissement et d’emploi de toutes les populations de la terre sur toute la terre.

Un tel message n’aurait évidemment aucune chance d’être entendu, il fait violence à notre manière de percevoir l’organisation du monde et plus généralement à ce qui semble être la nature humaine (la mienne aussi, bien entendu), qui nous incline à fredonner la scie «la barque est pleine» plutôt qu’à nous sentir «tous sur le même bateau». De plus, dans cette affaire, aucun pays ne peut agir tout seul, autant dire que la ministre ou le parlementaire qui enfourcherait ce cheval se retrouverait vite les quatre fers en l’air.

Alors, oui, on se chicane de bon cœur avec les forces de la droite extrême, qui voudraient rejeter tout le monde à la mer, sur des sujets tels que la catégorisation des migrants, le nombre «supportable» de ces intrus pour tel ou tel pays, les conditions de leur séjour chez nous, la ligne rouge à ne pas franchir dans nos états de droit ; mais foncièrement le traitement politique du problème dans les pays occidentaux conforte l’opinion dominante selon laquelle les migrations sont un phénomène perturbateur qu’il faut le plus possible contenir et, à terme, idéalement, supprimer.

Ce qui m’inquiète, dans cette histoire, c’est que les analyses non politiciennes de la situation, n’étant pas ou guère relayées par les décideurs, n’ont pratiquement aucune chance d’entrer dans le débat public. Je veux parler des analyses produites par la classe bien connue de parasites de la société que sont les sociologues, les politologues, les historien.ne.s, les démographes, les psychologues, les philosophes, bref les intellectuel.le.s, cette engeance malfaisante qui revendique, comme dirait Florent Pagny, sa «liberté de penser». Pourtant, les véritables «bisounours» – crétine injure lancée à tout bout de champ par les tenants de la ligne dure à leurs adversaires – ce sont celles et ceux qui invitent leurs compatriotes à continuer à barboter dans le pot de miel de leur illusoire indépendance, et pas celles et ceux qui réfléchissent lucidement à la manière de sortir l’humanité de la mouise collective où elle est en train de s’enfoncer.

Pourquoi Elena Ferrante est une écrivaine prodigieuse

L’édition de poche de L’Amie prodigieuse d’Elena Ferrante traîne sur les linges de bain cet été en Suisse romande, et il paraît que My brilliant friend fait aussi un tabac chez les anglophones. Le deuxième volume de cette grande quadrilogie napolitaine a déjà été traduit (en français : Le nouveau nom) et on peut espérer que les deux autres suivront. Pour ma part, j’ai lu les trois premiers en italien et, si je n’ai pas encore lu le quatrième, c’est parce que je fais comme les enfants qui laissent une partie de leurs frites sur un coin de l’assiette pendant qu’ils finissent leur tranche de rôti : je veux m’en garder un peu pour plus tard.

Il n’est pas fréquent que je m’enthousiasme pour les best-sellers, et s’il m’arrive d’en lire, c’est généralement avec la sensation désagréable que, littérairement parlant, je suis en train de me faire avoir. Rien de tel ici, au contraire : le plaisir de la lecture est magnifié par la satisfaction de constater que, pour une fois, le succès public correspond à la grandeur de l’œuvre. D’où vient cette grandeur ? En un mot comme en cent, du fait qu’Elena Ferrante a pris le parti de restituer l’universalité de la condition humaine à travers une exploration radicale de la subjectivité féminine – alors que, il faut bien l’admettre, l’enracinement de l’universel dans le féminin reste encore assez rarement pratiqué en littérature.

L’histoire de l’amitié de Lenù et de Lila, nées toutes les deux dans un faubourg pauvre de Naples au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, nous tient en haleine comme une série, sans être (presque) jamais cousue de fil blanc. Et bien sûr, la description du contexte social où grandissent les deux amies est fascinante : misère, violence, ignorance, corruption, clientélisme, machisme, superstition, crimes d’honneur, toute une culture obscure sous le soleil méridional, que l’amour des livres des deux protagonistes déchire ça et là d’éclairs venus d’un autre monde.

Tout cela a été dit et loué ailleurs, j’aimerais quant à moi relever autre chose. Les deux amies sont l’une et l’autre supérieurement intelligentes et avides de connaissance, chacune dans son genre : Lenù, la narratrice, est une étudiante réfléchie, brillante et acharnée ; Lila est une rebelle surdouée, capable de déployer sans effort sa créativité dans des domaines aussi divers que l’écriture, le stylisme de chaussures ou l’informatique naissante. Toutes les deux sont freinées dans leur épanouissement intellectuel par leurs familles respectives et leur milieu, où les études sont considérées comme une activité exotique et inutile. Leurs destins seront différents, je ne vais pas les raconter ici. Ce à quoi je veux en venir, c’est que leur expérience à toutes les deux (aussi différente soit-elle entre l’une et l’autre) ne se résume pas à un affrontement entre les deux forces contraires de la passion intellectuelle et du déterminisme de classe ; il y a aussi, surtout, s’infiltrant partout, contaminant tout, rehaussant et rabaissant tout, la conscience aigüe et permanente d’être des filles.

Des filles dans un milieu brutal et arriéré où un père peut jeter impunément son enfant par la fenêtre, où un marié peut violer impunément sa jeune épouse la nuit de noces, où un patron peut palper impunément les fesses de son employée, où tout homme peut impunément maltraiter et battre la femme dont il s’estime le légitime propriétaire. Mais aussi des filles telles qu’on les a fabriquées et telles qu’on continue à les fabriquer à large échelle encore aujourd’hui dans tous les pays et tous les milieux : obsessionnellement préoccupées par leur corps, par ses fonctions reproductrices, par son pouvoir de séduction (on se concentre moins bien sur les théories philosophiques ou sur la trigonométrie si on est terrorisée à cause d’un retard de règles ou inquiète parce qu’on a trop de poitrine ou pas assez…) ; trop dépendantes du regard et de l’approbation des mâles pour s’octroyer le droit de gérer sans complexes leur vie et notamment de se sentir tout à fait chez elles dans le monde des idées.

Comme Annie Ernaux dans l’espace francophone, Elena Ferrante dit tout haut des choses universelles sur les rapports entre les sexes que peu de gens, femmes et hommes, osent encore penser, même tout bas.  Notre société est infiniment plus progressiste que celle des quartiers déshérités de Naples dans l’après-guerre, et même que celle de la province française dans les années 1960-1970, mais l’imaginaire collectif évolue bien plus lentement que les lois, et même que les mœurs. Des livres comme ceux de Annie Ernaux ou Elena Ferrante nous font au moins plonger le nez dedans.

Les femmes à l’armée et les hommes à la maison

L’émission «Forum» de la RTS a eu l’exquis bon goût, le dimanche 10 juillet, d’inviter deux hommes (individus mâles) à débattre de la proposition d’un groupe de travail visant à instituer l’obligation de servir dans l’armée pour les femmes. Cela s’explique, on parlait de choses sérieuses : l’armée, un truc de mecs, des vrais, depuis que le monde est monde, et l’économie, où que l’on sache il y a quand même quelques femmes par-ci par là, mais où le vrai pouvoir est encore largement en mains masculines.

Le sujet du débat, donc, était celui des conséquences éventuelles d’une telle obligation sur la bonne marche des entreprises. La question mérite d’être posée. Mais posera-t-on aussi, dans ce débat naissant, les deux véritables questions de fond que soulève cette proposition farfelue ?

Première question. Est-ce vraiment dans l’armée suisse telle qu’elle est, ou même carrément dans une entité appelée «armée», qu’il faudrait intégrer les femmes à large échelle pour les faire participer à la défense du pays ? Ne faudrait-il pas plutôt commencer par changer le nom de cette institution, abandonner le folklore du fusil d’assaut (à la maison ou pas), des tenues de camouflage et des uniformes qui envahissent les trains suisses le dimanche soir et, surtout, donner un sérieux coup d’accélérateur aux réformes en cours visant à une meilleure prise en compte des vraies menaces contemporaines? Confier aux femmes comme aux hommes la préservation de l’intégrité et de la sécurité de la population, c’est une belle idée, mais certainement pas dans le cadre d’une institution qui est encore loin de s’être débarrassée de ses origines archaïques et patriarcales.

Deuxième question, et là j’arrive à peine à la formuler tellement ça me fait rire. Le modèle norvégien !!! Mais est-ce que vous avez, messieurs, une petite idée du système social de la Norvège, et notamment de la durée du congé parental dans ce pays ? Vous parlez (je m’adresse toujours aux deux interlocuteurs du débat de «Forum» ) des chances qui seraient ainsi offertes aux femmes de participer à des activités technologiquement intéressantes. Commencez par leur offrir la possibilité de rester actives dans de bonnes conditions quand elles deviennent mères, et après on en reparlera.

Bon, il paraît que cette proposition, c’est juste un ballon d’essai et que, telle quelle, personne n’est vraiment pour. Eh bien, messieurs, je vais vous étonner, moi, je suis pour. A condition que la loi institue l’obligation de servir pour les hommes à la maison, à égalité avec les femmes et avec toutes les mesures de contrainte nécessaires. Oui, je vous assure, dans ce cas, je suis pour.

Les maux d’autrui

Laissons de côté les maux qui relèvent des circonstances de la vie privée de chacune et chacun d’entre nous et parlons de ceux qui sont produits à large échelle par les dysfonctionnements sociopolitiques de la planète. Dans ce registre, la semaine dernière a été sinistrement ordinaire. A Istanbul, à Dacca, à Bagdad et sans doute ailleurs, le terrorisme islamique a produit son contingent de corps déchiquetés ou poignardés. Dix migrantes se sont noyées en Méditerranée lors de l’enième chavirement d’un canot, augmentant ainsi de quelques unités les milliers de cadavres qui se décomposent au fond de notre belle «mer du milieu». Le «nettoyage» violent des favelas de Rio en vue des Jeux Olympiques s’est poursuivi, «pas une semaine ne se passe sans qu’un policier ne tue un jeune» déclarait récemment la mère d’une victime à 24 Heures. Inutile de continuer l’énumération, il suffirait de tenter de recenser les endroits du monde où des femmes ont été torturées sexuellement ces derniers jours pour qu’elle soit sans fin. Tous ces exemples relèvent d’une barbarie collective pratiquée par des bourreaux plus ou moins identifiables, c’est un autre sujet. Mais nous, mais moi ?

La douleur physique et morale infligée à mes sœurs et frères humains me blesse et m’indigne, comme c’est le cas, je suppose, pour la plupart d’entre nous, et je consacre une petite partie de mon activité mentale à chercher (de manière largement inefficace) à en comprendre les causes profondes et à réfléchir à d’éventuels remèdes. Cela ne m’empêche pas de me concentrer le reste du temps sur mes intéressantes occupations (qui n’ont que très indirectement à voir avec la géopolitique) ou de m’extasier sans arrière-pensées, par exemple, sur la splendeur du paysage que l’on découvre, par une belle journée d’été, du haut de la Dent de Jaman. C’est comme ça et c’est normal, seule une minuscule fraction de l’humanité a la capacité (évangélique ?) de souffrir pour son prochain comme pour soi-même.

En relisant, ces derniers jours, ce grand roman d’Alice Rivaz qu’est Le Creux de la vague, je suis tombée sur un passage saisissant. Nous sommes à Genève en 1933, l’une des protagonistes, une dame âgée engagée dans un mouvement pacifiste, assiste à une conférence d’un disciple de Gandhi, et ses pensées vagabondent : «Autrefois, elle avait eu mal à Charles, à Georges-Henri, à Daniel, à Louis… Et maintenant c’était à tel ou tel endroit de la carte, à la Chine, à l’Allemagne, au Venezuela, à l’Indochine» Oui, mais voulant être honnête avec elle-même, elle doit le reconnaître, le mal qui atteint les autres est «tout de même plus facile, moins intolérable». Et elle conclut (les italiques sont d’Alice Rivaz) :«Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d’autrui».

Où je veux en venir ? Nulle part, absolument nulle part. Si ce n’est à constater, encore une fois, que la bonne littérature est celle qui dit des choses qui dérangent vraiment, pas celle qui dit des choses qui font semblant de déranger.

Trop de foot

Cinq ou six fois dans ma vie, pour tenter de partager le plaisir de mon compagnon, j’ai essayé de regarder un match de foot du début à la fin. Je n’y suis jamais arrivée. C’est-à-dire : je suis bien restée assise sur le fauteuil jusqu’au bout, mais je n’ai rien compris et je me suis ennuyée à un tel point que mon esprit s’est tourné vers toutes sortes de pensées plus captivantes. Je ne connais pas les règles et n’ai pas envie de les connaître ; je dois chaque fois faire un effort pour me rappeler (j’espère ne pas me tromper ?) que l’équipe A, qui pendant la première mi-temps doit mettre le ballon dans le but de gauche, doit, pendant la deuxième mi-temps, le mettre dans le but de droite, alors que pour l’équipe B, c’est le contraire ; de plus, les grands gaillards baraqués ne sont pas mon type d’homme, je préfère les binoclards pas trop musclés.

Si vous n’aimez pas le foot, vous n’êtes pas obligée de vous en occuper, me dira-t-on. Erreur. Depuis que l’Eurofoot a commencé, mes médias préférés me forcent à m’en occuper. Je ne veux pas savoir si le pays X a battu le pays Y, et avec quel score, et lequel des deux est mieux placé pour participer à l’étape suivante, or je ne peux pas faire autrement que de le savoir, à moins de renoncer à m’informer sur le reste. Les copines se sont renseignées, il paraît que la première semaine, c’était la pire, et que d’ici au 10 juillet il y aura de moins en moins de matches. N’empêche, pendant un mois le foot aura colonisé mon cerveau de citoyenne intéressée par la marche du monde.

Bon, j’essaie de m’exercer à la tolérance, en pensant par exemple aux gens qui n’en ont rien à faire de la politique, dont le cerveau est sacrément colonisé pendant les périodes de votations. Et puis un mois, après tout, c’est vite passé. Sauf que, et là j’aggrave mon cas, je ne suis pas sûre de me réjouir particulièrement des Jeux Olympiques de Rio…

Regardez cette photo. Regardez-la bien.

donne velate e modigliani

Je suis tombée sur cette photo en lisant le dernier numéro de la revue italienne  Leggendaria   et j’ai été sidérée par sa richesse sémantique.  Elle figure dans le cadre d’un remarquable dossier sur la vision qu’ont réciproquement les unes des autres les femmes occidentales de tradition chrétienne et les femmes musulmanes vivant ici ou ailleurs.

Que voyons-nous ? Trois femmes musulmanes pesamment voilées, vues de dos, contemplent un nu féminin de Modigliani. Les visages des trois musulmanes ne sont pas visibles, mais on peut deviner qu’ils sont encadrés de tissu jusqu’au menton ; leurs formes sont enfouies dans les plis de leurs longs vêtements ; d’après leur port de tête, elles ont l’air très intéressées par le tableau. La femme nue du tableau est couchée sur le dos, un bras relevé, l’autre écarté, dans une posture à la fois cambrée, offerte, et abandonnée; on peut détailler ses seins fermes et généreux, sa taille fine, ses cuisses rondes, son sexe touffu; elle correspond à tous les canons de la beauté occidentale.

Notre première réaction est de tenter d’imaginer les pensées de ces femmes voilées devant cette femme nue. Sont-elles choquées par l’impudeur de la mise en scène? Envieuses de ce corps triomphant, alors que le leur, si ça se trouve aussi beau, est revêtu d’une tenue punitive ? Admiratives devant la qualité artistique de l’œuvre ? Peut-être un peu de tout cela à la fois.

Nous ne pouvons pas savoir ce que pensent les trois musulmanes, parce que leurs visages sont tournés vers le tableau ; mais à coup sûr, au moins, elles ont les yeux ouverts, tandis que ceux de la femme nue sont fermés. Tout ce qu’elle semble dire, de derrière l’épais voile des cils, c’est : regardez-moi, possédez-moi par le regard, je ne suis pas là pour produire du sens mais pour être investie du sens qu’on projette sur moi. De ce point de vue, Modigliani n’invente rien : il y a une dizaine d’années, le groupe d’artistes féministes Guerrilla Girls  avait fait observer que 83% des personnages représentés nus dans la section «art moderne» du Metropolitan Museum de New York étaient des femmes, alors que dans cette même section du musée les œuvres d’artistes femmes étaient moins de 5%.

Alors, que nous dit cette photo ? Elle nous dit que, dans toutes les traditions culturelles, «la femme» est cet autre de «l’homme» que les hommes décident souverainement de déshabiller ou d’habiller, d’exposer ou de cacher. Même aujourd’hui, en Occident, où les femmes ont acquis théoriquement, à la force du poignet, le statut de sujets autodéterminés, cette asymétrie originaire reste tacitement inscrite dans l’inconscient collectif. La preuve : qui s’en étonne en visitant le Louvre ou les Offices de Florence ? C’est de l’art…

Mais ce n’est pas seulement de l’art. Le dossier de Leggendaria nous rappelle les terribles difficultés que rencontrent les Séoudiennes à se faire reconnaître comme citoyennes. Or, pas plus tard que le 30 mai 2016, dans l’émission «Forum», sur La Première de la RTS, Monsieur Michel Pigenet, professeur d’histoire à la Sorbonne, a affirmé sans sourciller que le «suffrage universel» avait été instauré en France en 1848, c’est-à-dire 96 ans avant que la moitié de la population y accède. Rien à voir avec Modigliani et avec les musulmanes voilées ? Si, si, pourtant. Cette photo nous dit bien plus qu’elle n’en a l’air.

Bénir le tunnel du Gothard ?!

En assistant, en décembre dernier, à une «chantée de Noël» dans une école primaire vaudoise, j’avais été prodigieusement agacée par la logique d’épuration religieuse qui avait visiblement présidé au choix du programme. Pas un seul chant traditionnel genre «Entre le bœuf et l’âne gris», une succession de mélodies insipides prêchant l’amour universel, tendance tutti frutti. Les parents et grand-parents présents étaient largués, émotion zéro, mis à part bien sûr l’attendrissement devant les bouches en ô de leurs chérubines et chérubins.

Le même agacement, mais à l’envers, m’a saisie lorsque j’ai appris l’«heureuse» conclusion de la polémique confessionnelle concernant la bénédiction du nouveau tunnel ferroviaire du Gothard. Il y aura bel et bien un pasteur protestant, aux côtés d’un prêtre catholique, pour représenter la religion chrétienne. Mais qu’est-ce que la religion vient faire dans l’inauguration de ce grandiose ouvrage civil, dans un pays qui, que l’on sache, n’a rien d’une théocratie ?

Contrairement aux apparences, mes agacements ne sont pas contradictoires. Notre problème, en Suisse comme dans d’autres pays occidentaux, c’est de ne pas savoir formuler clairement la distinction entre, d’une part, la transmission d’un patrimoine culturel historiquement nourri de christianisme, qui fonde à la fois notre identité et son potentiel d’évolution; et d’autre part la perpétuation de rituels religieux officiels devenus désormais illégitimes dans un contexte étatique en principe laïque.

Nous n’avons pas à expurger artificiellement notre culture des représentations, coutumes et légendes qui en constituent le matériau symbolique. Puisqu’elles et ils vivent ici, laissons les enfants noirs, jaunes, rouges et beiges chanter le petit Jésus, griller des cervelas et allumer des lampions le 1er août, ça les aidera plus tard à choisir leur place dans le monde. En revanche, arrêtons une bonne fois de mêler le christianisme à l’appareil étatique. Un tunnel ferroviaire n’a pas à être béni en présence des autorités dans un pays où la religion n’a strictement aucun rôle à jouer dans le fonctionnement des institutions, de même qu’un crucifix n’a pas sa place sur les murs des écoles publiques.