Sans tabous et décomplexé

Il y a quelques jours, j’ai lu dans un commentaire sur la démission d’Emmanuel Macron que ce monsieur n’hésitait pas à briser les tabous des socialistes français (notamment en ce qui concerne la législation sur le travail), et je me suis dit : sûrement, avant la fin du papier, on va le qualifier de représentant d’une gauche décomplexée. Ce qui n’a pas manqué, quelques lignes plus loin. Notez que je ne mérite pas de félicitations particulières pour ma perspicacité, briser les tabous et décomplexé vont toujours ensemble dans la prose médiatique contemporaine.

Jusque-là, je n’avais pas d’opinion particulière sur Emmanuel Macron, mais là j’ai fait ma religion, si j’étais Française (ce que je ne suis pas), je ne voterais certainement pas pour lui au cas où il se présenterait à la présidentielle. Parce que voilà, je fais mon coming out, une société sans tabous et sans complexes, ça ne me dit rien de bon.

Les tabous, aussi absurdes et oppressifs qu’ils puissent nous paraître parfois, servent à nous rappeler la dimension éthique de notre rapport à autrui, et quand on s’amuse à jouer aux quilles avec, on en revient à un deçà de la civilisation. C’est ce que vient de faire, par exemple, Charlie Hebdo, en publiant un dessin gratuitement insultant pour les victimes du séisme en Italie centrale. Je suis par principe contre toute forme de censure, mais je n’en pense pas moins que la liberté d’expression effrénée, celle qui blesse et qui tue au seul nom de sa propre gloire, c’est une sauvagerie qui n’a plus rien d’humain.

Quant aux complexes, ce mot est une auberge espagnole, mais il désigne en général des tourments moraux découlant de la perception que nous avons de notre incomplétude, et le tic de langage qui semble vouloir nous encourager à nous en débarrasser est anthropologiquement tout sauf innocent. Se sentir, pour une raison ou pour une autre, inadéquat.e aux attentes d’autrui, c’est plutôt bon signe point de vue conscience morale. En l’occurrence, les complexes dont Monsieur Macron est apparemment indemne sont, si je comprends bien, les complexes d’infidélité qu’il pourrait éprouver à l’égard des objectifs traditionnels de sa famille politique. Eh bien, je n’ai rien contre les aggiornamentos idéologiques, mais je me méfie de ceux qui les opèrent sans douleur.

Silvia Ricci Lempen

Silvia Ricci Lempen est écrivaine. Son champ d’investigation préféré est celui des rapports entre les femmes et les hommes: un domaine où se manifeste l’importance croissante de la dimension culturelle dans la compréhension des fonctionnements et dysfonctionnements de notre société.